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12 juin 2009 5 12 /06 /juin /2009 09:34

Dans l'ombre encor…

 

 

Thomas Svekla, arrêté en 2006 en Alberta et jugé pour le meurtre de plusieurs femmes (© Edmonton Sun).

Le FBI estime que 40 à 200 tueurs en série opèrent actuellement aux USA, tuant chaque année plusieurs centaines de personnes, une proportion non négligeable des 16.611 homicides recensés aux Etats-Unis en 2004. Ce genre de statistique n'existe pas au Canada où le phénomène du serial killer est bien moindre que chez son voisin du sud. Cependant on compte encore une douzaine d'affaires de meurtres multiples non résolues, la plupart prenant racines dans les années 80.  Certaines enquêtes sont toujours ouvertes, même s'il est peu probable qu'elles trouvent un jour une solution. Ainsi, de nombreuses femmes ont disparu sur les autoroutes reliant le Canada de l'Ouest et les Etats-Unis entre 1973 et 1981, bien avant que Gary Leon Ridgway, le "Green River Killer" ne commence à tuer dans les états du Nord-Ouest américain. Dans les provinces de l'Est, on compte au moins huit affaires non résolues parmi lesquelles le mystère du tueur de l'Hôpital des Enfants Malades de Toronto n'est pas la moindre. En effet, au moins ving-et-un bébés et jeunes enfants, peut-être quarante-trois, moururent dans des conditions suspectes entre juin 1980 et mars 1981, une augmentation de plus de 600 % des décès habituellement constatés dans le service de cardiologie infantile.


Morts suspectes

La première victime fut la petite Laura Woodcock, âgée de 18 jours et décédée le 30 juin 1980. Deux mois plus tard, on déplorait la mort de vingt bébés au total, et cette perte commença d'inquiéter certaines infirmières qui alertèrent la direction. Dans une conversation privée, un médecin aborda le problème avec un coroner qui décida de faire pratiquer l'autopsie du cadavre du petit Kevin Garnett, décédé de manière inattendue. Les dosages toxicologiques conclurent que le bébé de 27 jours avait succombé à un niveau treize fois supérieur à la normale d'un produit utilisé pour réguler le rythme cardiaque : la digoxine. Le 21 mars, des taux anormalement élevés de digoxine furent également découverts chez deux autres jeunes enfants et, dès le lendemain, alors même qu'une nouvelle victime succombait, une enquête pour homicide fut ouverte. Les enquêteurs entreprirent de comparer les dates et les heures des décès avec les fiches de service de l'ensemble du personnel. Après trois jours de recherches intensives, l'infirmière Susan Nelles fut arrêtée. Le 27 mars, elle était accusée d'avoir délibérément provoqué le décès de nouveaux-nés par  injection d'une dose mortelle de digoxine. Sans qu'on ait d'autre preuve que le témoignage de ses collègues, qui avait relevé certaines remarques de sa part ainsi que des expressions curieuses sur son visage, il n'en demeurait pas moins que la coïncidence était frappante : vingt-quatre des décès suspects avaient eu lieu alors que Nelles était de garde, entre 1 heure et 5 heures du matin. Tout la désignait donc comme coupable. Pourtant, alors que Susan Nelles attendait son procès, les évènements bizarres se multiplièrent. En septembre 81, l'infirmière Phyllis Trayner découvrit des capsules de propanolol (un autre régulateur du rythme cardiaque) cachées dans la salade qu'elle mangeait. Une autre infirmière trouva des pilules dans sa soupe. On commença d'évoquer la présence d'un maniaque, et ces évènements influencèrent l'audience préliminaire du procès de Susan Nelles qui s'ouvrit le 11 juillet 1982. Celle que sa hiérarchie décrivait comme une excellente infirmière était accusée de quatre meurtres et suspectée d'en avoir commis seize autres. L'accusée fut finalement relaxée, faute de preuve décisive. C'est alors que des bruits courirent sur le compte de Phyllis Trayner, l'infirmère qui avait retrouvé des capsules de propanolol dans sa salade. En effet, elle fut accusée par certaines de ses collègues d'avoir injecté une substance non identifiée à la petite Allana Miller peu de temps avant son décès le 21 mars 81. Trayner nia les faits, et la commission renonça à la poursuivre. Dans son rapport de 1985, elle ne mentionna que huit homicides, considérant treize autres cas comme "suspects" ou "fortement suspects". L'affaire du tueur de l'Hôpital pour Enfants Malades de Toronto ne fut jamais élucidée. Il en fut de même pour de nombreuses autres affaires qui sombrèrent dans l'oubli, la plupart du temps parce que les meurtres avaient mystérieusement cessé. Cela ne voulait pas dire pour autant que les tueurs en série demeuraient inactifs et d'autres histoire sulfureuses défrayairent les chroniques judiciaires de ce début de millénaire.


Douglas Moore et son insoupçonnable complice

Douglas Daniel Moore, assasin avéré de deux personnes est soupçonné d'avoir tué également un adolescent (© CBC News).

Le 15 mars 2004, la police de Peel, en Ontario, arrêtait Douglas Daniel Moore, 36 ans, un habitant de Mississauga. Ce pédophile, déjà connu des services de police pour diverses agressions sexuelles sur mineurs commises depuis 1986, avait été jugé et incarcéré à plusieurs reprises. Cette fois-ci, les choses étaient encore plus sérieuses puisqu'il était fortement suspecté d'avoir assassiné Robert Grewal, 22 ans, et Giuseppe Manchisi, 20 ans au mois de novembre 2003. Il était également une "personne d'intérêt" dans l'enquête concernant la mort de René Charlebois, un adolescent de 15 ans dont on avait retrouvé le corps dans la zone d'Orangeville et au sujet de laquelle les enquêteurs comptaient bien l'interroger. Ils ne devaient guère obtenir les renseignements attendus puisque Moore se pendit dans sa cellule au début du mois d'avril, comme un aveux de sa pleine et entière culpabilité. Mais les choses ne devaient pas s'arrêter pour autant puisqu'une dizaine de jours plus tard, la police appréhendait un adolescent de 14 ans qui était suspecté d'avoir assisté Moore dans sa sinistre besogne. Le garçon, dont l'anonymat est protégé par le Youth Criminal Justice Act, était fortement soupçonné d'avoir aidé le tueur à transporter les corps dans une zone rurale du sud de Montréal où les cadavres démembrés avaient été retrouvés.  En octobre 2004, le jeune garçon était condamné à 6 mois de prison ferme car il avait été établi qu'il n'avait pas seulement agi sous l'emprise de la peur ou de la fascination et avait devancé les désirs du meurtrier, devenant un véritable complice. Il avait même été bien plus que cela puisqu'il était apparu que Moore avait tué Grewal et Manchisi parce qu'il pensait que les deux hommes lui avaient volé de la drogue et divers autres articles, larçins qui avaient été commis par le jeune adolescent. La nature des relations qu'il entretenait avec Douglas Moore n'ont pas été révélées et, malgré sa responsabilité en tant que complice mais aussi comme déclencher du processus meurtrier, sa peine a été aménagée et allègée.



Charles Kembo : « je ne suis pas un tueur en série ».

Charles Kembo (© CBC News).

Lorsque Charles Gwazah débarqua à Toronto le 29 septembre 1989, il avait le statut de réfugié du Malawi et faisait partie des nombreux immigrés que le Canada accueillait pour des raisons humanitaires. Mais Charles Gwazah n'était pas un réfugié ordinaire. Moins de 2 ans après son arrivée, il fut convaincu de vol et traduit devant la justice en avril et juin 91. Il réitéra ses exploits la même année et, en 1993, fut condamné à 3 ans de prison. Il fut libéré sur parole l'année suivante, mais un ordre d'expulsion fut émis contre lui mais jamais exécuté car ses crimes étaient non-violents et il était évident que le renvoyer dans son pays d'origine le mettrait en danger. En 1997, il fut de nouveau condamné à un an de détention pour vol avec effraction à Vancouver. S'y ajoutaient différentes fraudes et tromperies car sous ses allures très polies se cachait un être manipulateur qui avait utilisé des dizaines de fausses identités. Officiellement, il faisait des affaires, achetant une station-service à Kitimat pour acheter une supérette à Richmond, prétendant que ces opérations financières constituaient sa principale source de revenus. En 1999, il se sépara d'avec sa concubine Jenny et commença une relation avec Margareth qui travaillait dans son magasin. Pourtant, après 6 mois, il retourna vivre avec Jenny qui attendait un enfant de lui et ils se marièrent en mars 2000. Jenny mit au monde un garçon puis une fille, deux ans plus tard. Afin de clarifier sa situation et de retrouver une virginité dans le milieu financier, il changea son nom en 2002 et choisit "Kembo", le nom de jeune fille de sa mère. Ayant eu vent de la manœuvre, sa maîtresse délaissée choisit elle aussi de changer de nom pour le même patronyme. « Elle cherchait à se rapprocher de moi après que je sois retourné chez ma femme », devait-il expliquer par la suite. Curieusement, Margareth Kembo (qui était donc sa maîtresse et non sa femme) disparut mystérieusement au mois d'octobre 2002. Interrogé par la police, Charles Kembo prétendit qu'elle était retournée en Asie, mais les enquêteurs de la GRC avaient des doutes puisqu'elle n'était joignable nulle part. Lorsqu'Arden Samuel, 38 ans, fut retrouvé mort en novembre 2003, les soupçons des policiers se renforcèrent mais ils n'avaient aucune preuve, seulement de fortes présomptions car Samuel connaissait bien Charles Kembo. Celui-ci l'avait pris pour associé en 1999 afin de réaliser diverses opérations financières, déclarant par la suite qu'il lui avait confié 50.000 dollars : « Je l'ai fait pour l'honorer comme ami et aussi parce que je savais qu'il cherchait du travail », expliquera Kembo. « Après mon mariage, nous nous sommes un peu éloignés parce que, vous savez, vous êtes mariés et vous avez des amis différents. Alors oui, il y avait une certaine distance ».
Lorsqu'un an plus tard, on retrouva le corps de Sui Yin Ma dans un sac de hockey abandonné près d'un tunnel, les enquêteurs furent surpris de constater qu'elle connaissait aussi Charles Kembo puisqu'elle faisait des livraisons dans son magasin. Celui-ci nia le fait qu'elle était sa petite amie (bien qu'il ait admis avoir eu une courte relation avec elle) et prétendit qu'ils s'étaient quittés en très bons termes. Il était tout de même indéniable qu'on mourrait beaucoup de mort violente dans l'entourage immédiat de cet homme à l'apparence affable et d'une politesse obséquieuse. La découverte du corps de Rita Yeung, immergé dans la rivière Fraser, le 27 juillet 2005 fut la goutte qui fit déborder le vase : Rita, âgée de 21 ans, était en effet la fille de Margareth Kembo, et bien que Charles Kembo  ait assuré l'aimer comme sa propre fille, les enquêteurs de l'Integrated Investigative Homicide Team l'arrêtèrent deux jours plus tard. L'homme, alors âgé de 37 ans et résidant à Surrey au sud de Vancouver, admit que les apparences étaient contre lui mais assura qu'il n'avait rien à voir avec les meurtres. Il est vrai qu'il sait faire preuve de beaucoup de persuasion. Comme le déclarait l'inspecteur Wayne Rideout : « Monsieur Kembo adore tromper les gens, les manipuler et obtenir d'eux ce qu'il veut ». Il est vrai que Kembo a utilisé pas moins de 50 identités différentes et que la police soupçonne qu'il pourrait être relié à de nouveaux meurtres par le biais d'autres patronymes qu'il aurait utilisés, notamment à Toronto et Edmonton où il a vécu. « Non, je ne suis pas un tueur en série », déclare Charles Kembo. La justice tranchera sur ce point mais, au vu des faits, il est déjà permis d'en douter.  La justice l'a d'ailleurs inculpé pour quatre meurtres au premier degré.


Thomas Svekla : de bien troublantes coïncidences

Alors qu'on préparait le procès fleuve de Robert Pickton en Colombie-Britannique, Les provinces voisine de l'Alberta et de la Saskatchewan répertoriaient, à leur tour, de bien curieuses disparitions. L'histoire semblait devoir se répéter, interminablement…En février 2006, la GRC de la Saskatchewan annonçait qu'elle avait identifié le cadavre retrouvé en décembre 2005 près de la ville de Regina : il s'agissait de Melanie Geddes, une aborigène de 24 ans, portée disparue le 13 août de la même année. Contrairement à l'affaire Crawford qui concernait des prostituées occasionnelles ou professionnelles, Melanie Geddes était une jeune maman de trois enfants, vivant en couple et travaillant, avec une vie stable et apparemment heureuse. Le plus inquiétant sans doute était qu'il ne s'agissait pas d'un cas isolé… Ainsi, Daleen Bosse, 25 ans, et Amber Redman, 19 ans, avaient également disparu respectivement en 2004 à Saskatoon et 2005 à Fort-Qu'Apelle, alors même qu'elles n'avaient pas un comportement à risque : ni prostituées, ni droguées, ni alcooliques, elles avaient une vie stable qui rendait une éventuelle fuite bien improbable… Comment ne pas penser alors qu'un tueur en série opèrait dans le sud de la Saskatchewan quand la GRC annonçait qu'Amber Redman faisait partie d'une liste d'Amérindiennes disparues comptant dix-sept noms ? En Alberta, la police estimait alors que onze ou douze meurtres de prostituées pourraient être le fait d'un seul et même homme…
En Novembre 2003, la division K de la Gendarmerie Royale du Canada décida la constitution d'une task force de cinquante enquêteurs à plein temps issus de la GRC et de diverses polices municipales. La province de l'Alberta finança le projet de 6,3 millions de dollars qui fut baptisé "Projet KARE". La mission première de cette task force était de faire la lumière sur une quarantaine de disparitions et de morts suspectes de femmes en Alberta, principalement autour d'Edmonton, la capitale provinciale. L'affaire Pickton faisait alors grand bruit dans la province voisine de Colombie-Britannique, et la perspective qu'après Vancouver, Edmonton abrite un serial killer, incitait les autorités à la diligence. Une récompense de 100.000 dollars fut promise à quiconque apporterait des informations permettant de résoudre l'énigme. En mai 2006, après la découverte du corps d'une prostituée de 37 ans du nom de Bonnie Lynn Jack au sud de la ville de Fort Saskatchewan, le total des victimes potentielles variait selon les sources entre soixante-dix et quatre-vingt dont une majorité de travailleuses du sexe. Depuis 1988, les restes d'une douzaine d'entre elles avaient été trouvés dans les environs immédiats d'Edmonton, suggérant qu'au moins un tueur en série opérait en Alberta.

Aux dires des spécialistes, Thomas Svekla présente tous les symptômes d'un tueur en série (© CBC News).

Alors qu'on découvrait le corps de la dernière victime en date, la presse apprenait l'arrestation d'un mécanicien de 38 ans du nom de Thomas Svekla, un homme à l'aspect inquiétant et au comportement pour le moins curieux. Déjà, à la fin 2004, l'homme avait été interrogé au sujet de la mort de Rachel Quinney, une jeune prostituée de 19 ans dont il avait soi-disant découvert le corps dans un bosquet du comté de Strathcona au mois de juin de la même année. Les circonstances de la découverte étaient pour le moins troublantes puisque l'homme était alors en compagnie d'une autre prostituée et était déjà connu des services de police pour violence, vol et agression sexuelle. Thomas Svekla avait alors contacté Andrew Hanon, un journaliste du "Sun", à qui il avait donné sa version des faits. Faute de preuves, la justice ne l'avait pas poursuivi, le considérant seulement comme un témoin important. Pourtant lorsque la police découvrit le corps de Theresa Innes, une autre prostituée de 36 ans, enveloppé dans un sac de hockey et délaissé  à l'arrière du pick-up de Svekla, les enquêteurs commencèrent à penser que les nombreuses coïncidences ne devaient rien au hasard. Arrêté le 8 mai 2006 et interrogé, Thomas George Svekla maintint sa version des faits, prétendant ignorer comment le corps de Theresa Innes s'était retrouvé à l'arrière de sa voiture. La réaction du journaliste Andrew Hanon fut sans équivoque : « Etant donné la conversation terrifiante que j'ai eue avec lui il y a deux ans, je ne suis pas surpris par l'annonce du Projet KARE ». On sait que Mona Bouchard, la femme de Thomas Svekla depuis 1999, a fui le domicile conjugal avec leur unique enfant en 2001 parce qu'elle subissait des violences. Son père, Gilles Bouchard, décrit le gargiste comme un homme au tempérament excessif : « C'était un gros travailleur… …Mais ma fille devait faire attention à ce qu'elle disait. Il avait mauvais caractère, je crois ». Son beau-frère le décrit comme un "sale type". Robert Janke, un ancien collègue, confirme ce point : « Il se fachait quand je sifflais parce que ça lui rappelait son temps en prison ». Il raconte aussi qu'il avait plusieurs petites amies — situation qu'il ne cachait nullement – presque toutes originaires des Premières Nations.
La justice ayant publié une interdiction de divulgation des pièces du dossier, on a relativement peu de détail sur les preuves accumulées contre Svekla. A la surprise générale, celui-ci eut à faire face à une double accusation de meurtre au second degré, une inculpation inhabituelle pour un tueur en série puisque, de l'avis même du Professeur Jack Levin, un expert en criminologie de la Northeastern University, Svekla présente les caractéristiques d'un serial killer. Il est une fois encore bien curieux qu'un individu censé avoir planifié l'agression et le meurtre de ses victimes, soit accusé de faits que la loi attribue habituellement à la colère, la peur ou une brusque pulsion incontrôlée… « Je ne pense pas avoir déjà vu un tueur en série qui n'ait pas planifié son crime », a déclaré Jack Levin. Cette mansuétude des autorités, qui, rappelons-le, peut éviter à Svekla les 25 années de détention réservées pour le meurtre au premier degré, est pour le moins surprenante, mais il ne faut pas oublier que nous ne disposons pas de la totalité des informations relatives à l'affaire. Une chose est pourtant certaine : cette accusation sous-évaluée ne correspond pas à un accord puisque Svekla a plaidé non coupable à l'audience préliminaire qui s'est tenue le 4 janvier 2007 à Edmonton. « Notre position est très claire : Monsieur Svekla n'est pas responsable de ces morts », a déclaré Maître Robert Shaigec, son avocat. Cette affirmation est contredite par la police : « Nous avons toujours prétendu depuis le début qu'une seule et même personne était impliquée dans plusieurs décès… …le project KARE s'en tient à cette théorie », a pourtant déclaré le caporal Wayne Oakes, porte-parole de la GRC en se référant aux autres victimes dont la mort reste mystérieuse, ou celles, encore plus nombreuses, dont on a pas retrouvé la trace. Quand la presse a demandé au porte-parole de la police d'Edmonton, Jeff Wuite, pourquoi on avait pas rendu publique la disparition de Theresa Innes, il a simplement répondu : « Nous avons environ 7000 dossiers de disparition par an, voila pourquoi ».  Reste que depuis, Svekla a été inculpé de plusieurs viols, de menaces de mort et de détournement d'une mineure de moins de 14 ans en 1995.

En 2008, Thomas Svekla fut jugé pour les meurtres de Theresa Innes et de Rachel Quinney (© CBC News).

Le procès de Svekla s'est ouvert au printemps 2008 et a duré quatre mois au cours desquels plusieurs femmes sont venu témoigner contre le prévenu, décrivant comment il les avait brutalisées, étranglées et avait menacé de les tuer. Seule la mort de Theresa Innes, dont le corps avait été retrouvé dans sa voiture, a été finalement retenu contre lui puisqu'il a été acquité pour le meurtre de Rachel Quiney. La manière dont il a disposé du corps de sa victime, conservé plusieurs mois dans un congélateur avant d'être transporté dans un sac de hockey, lui a valu des circonstances aggravantes pour "indignités sur un corps humain". Le 16 juin 2008, le juge Sterling Sanderman l'a ainsi condamné à la prison à vie avec une peine incompressible de 17 ans. Le mécanicien de 40 ans est donc le premier accusé à être condamné dans le cadre du projet KARE.
La police devra maintenant déterminer si Svekla est impliqué dans une ou plusieurs autres des quatre-vingt disparitions recensées et non résolues en Alberta, en particulier la douzaine de cas qui semblent présenter certaines similitudes. En effet, comment expliquer le fait que deux amies très proches de Rachel Quinney, Samantha Berg (19 ans) et Charlene Gauld (20 ans), aient été retrouvées mortes elles aussi dans la région d'Edmonton ? Mais la situation est sans doute plus complexe. Nombreux sont ceux qui estiment que ces disparitions ne sont pas l'œuvre d'un seul individu et que d'autres serial killers parcourent les grands  espaces puisque lors d'au moins trois de ces douze meurtres, Svekla était déjà en prison…


Un chapitre sans fin

Fait sans précédent au Canada, l'année 2007 a connu deux procédures simultanées contre des tueurs en série. Alors que l'audience préliminaire de Thomas Svekla s'ouvrait, le véritable procès Pickton pour six homicides a commencé de livrer les secrets de l'affaire. Mais il a été une véritable épreuve pour le jury, les témoins et les membres des familles de victimes. Qu'en sera-t-il du second procès qui s'ouvrira peut-être en 2009 pour le meurtre de vingt autres femmes, du moins si la procédure d'appel du premier verdict ne le retarde pas trop ? A l'issue de la première procédure, Pickton a été reconnu coupable de meurtres sans préméditation. Pourtant, la culpabilité de cet individu à l'apparence arrièrée ne faisait guère de doute… Les preuves étaient accablantes même si, officiellement, Robert William Pickton s'est toujours prétendu victime d'un coup monté, qualifiant les preuves de "foutaises". Dès le début de son incarcération, il a refusé de parler mais tient un discours ambigu : « Qu'est-ce que j'ai à gagner si je peux me permettre… Que va-t-il se passer si je dis quelque chose ? Je ne veux pas avouer quoi que ce soit ». Plus tard, alors que la police lui présentait les preuves confondantes montrant que Mona Wilson avait été tuée dans sa ferme, Pickton devait affirmer : « Mais ça ne veut pas nécessairement dire que je l'ai fait. Je n'ai rien fait, je ne la connais pas… Je ne connais pas son visage, ni rien d'autre ».
Ce cynisme fait donc douter des regrets affichés lors des interrogatoires : « J'ai creusé ma propre tombe  et je devrai vivre avec ça pour le reste de ma vie… Je m'excuse. Je m'excuse. Je m'excuse. Je m'excuse. Je ne peux pas vous aider plus que cela, mais si je le pouvais, j'échangerais ma vie pour celle de n'importe laquelle de ces personnes ». Mais ces regrets ne sont-ils comparables à ceux qu'émettait Gary Leon Ridgway : « Bien sûr je suis désolé d'avoir fait ça, mais ça n'était pas des personnes ». Seul trouble de la part de l'accusé : il rougiera légèrement lorsque Robert Bayers, le responsable de l'usine d'équarissage, le décriera comme un homme sale, maniant sans protection des déchets qui n'étaient sans doute pas toujours d'origine animale. Le reste du temps, pickton reste impassible, se contentant de glousser ou de prendre des notes dans un petit calepin. A l'audition des témoignages accablants, il s'exclaffe : « Oh ça alors ! En voila une drôle d'histoire ! ».
Il est clair que Pickton a bien meilleure mémoire dans le huis-clos de sa cellule que dans la salle d'interrogatoire où la police avait affiché un poster représentant quarante-six femmes assassinées. « Je ne me souviens d'aucune d'entre elles, c'est vraiment le cas, je dis la vérité ». Sa réaction est cependant très caractéristique d'un psychopathe pour qui une victime est un "objet jettable" …Et oubliable.
Difficile de croire également Thomas Svekla qui clame à cor et à cri une innocence bafouée par une machination policière. En dehors de leurs avocats, rares sans doute seront ceux qui prendront la défense de ces hommes. Mais il seront nombreux ceux qui, calfeutrés dans leur bonne conscience, oublieront les victimes : policiers enferrés dans leurs luttes intestines, autorités préoccupées d'images flatteuses et de statistiques encourageantes, opinion publique qui pratique le scandale à géométrie variable, Presse négligeant l'essentiel au profit du sensationnel… « Il y a tant de gens qui pensent que nous ne sommes pas des personnes et que nous n'avons pas de sentiments … », a déclaré Pauline VanKoll, une des deux prostituées qui couvraient le procès Pickton pour le site Internet orato.com. En revanche, le cinéma s'est rué sur l'affaire en tournant un film d'action, intitulé "Killer Pickton", basé sur la vie de Robert Pickton, comme il a retracé le parcours criminel de Bernardo et Homolka dans le film "Deadly" ("Karla" en version française). Une fois de plus, la fiction menace de reléguer les victimes bien réelles dans le domaine de l'imaginaire.

Quelques unes des femmes portées manquantes dans la région d'Edmonton : des similitudes géographiques et comportementales inquiétantes (© Edmonton Missing Women/Project Kare).

Comme si les tueurs réels ne suffisaient pas, certains créent de toutes pièces de nouveaux monstres, en particulier sur Internet où les informations circulent sans contrôle et où le cannular d'un soir peut devenir "réalité" pendant des années. Ainsi, il y est fait mention que dans les années 70, deux québécoises Audrey H-C* et Vicky N-D* dites "Les mangeuses d'hommes" auraient tué plus de 75 hommes rencontrés dans des bars de Sherbrooke… Mais sont en réalité totalement inconnues de la presse canadienne !
Le plus inquiétant sans doute est que les serial killers ne sont pas des "monstres", même si leurs agissements sont monstrueux. Karla Homolka en est bien la preuve vivante. Ce sont des hommes, parfois des femmes, qui se laissent seulement aller à leurs instincts les plus vils, cédent à leurs déviances, et réussissent à faire abstraction de leurs actes, vivant normalement entre chaque pulsion meurtrière, se réfugiant dans les profondeurs de leur lâcheté. Ces gens-là, ni-déments, ni génies, sont bien plus nombreux qu'on peut le croire. Ils nous côtoient sans doute, dissimulés derrière le masque de la normalité. A nous, citoyens et institutions, en France, au Canada ou ailleurs, de ne pas les laisser faire. Mais cela ne suffira peut-être pas…

Il y a fort à parier que ce chapitre n'est pas clos et ne connaîtra jamais de point final. Déjà, de nouvelles affaires surgissent. Celles en court sont apparemment bien loin d'aboutir à un terme honorable et juste. Il reste à parcourir un long chemin pavé d'horreurs et de douleur avant que justice ne soit rendue aux victimes des tueurs. Ainsi, l'Association des Femmes Autochtones du Canada estime à cinq cents le nombre d'Amérindiennes assassinées ou disparues ces dernières années ! Contrairement à la route numéro 1 qui, partie des côtes Atlantiques, vient butter sur le Pacifique, cette route-là ne connaît pas de limites. Parcourir cette Transcanadienne du crime est une longue et dépaysante aventure, une effrayante traversée de terres improbables dans un pays de droit et de liberté.
 
* Ces personnes ayant été citées à tort dans les blogs ou des sites abordant le problème des tueurs en série canadiens, leur nom complet a été retiré à leur demande.

Bibliographie :

• Douglas Moore :

CBC News

• Charles Kembo :
Vancouver Sun
CBC News
http:/www.canada.com

• Thomas Svekla :
http://www.primetimecrime.com/Recent/murder_Edmonton_Serial.htm
CBC News
www.kare.ca


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© Christophe Dugave 2008
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Published by Christophe Dugave - dans Troisième partie
10 juin 2009 3 10 /06 /juin /2009 09:32
Pulsions de mort : spree killers et mass murderers

 

 

 

Serial killers, spree killers, mass murderers… Une terminologie morbide qu'on ne prend même pas la peine de traduire, des phénomènes différents, mais qui aboutissent tous à la mort d'innocents. Comme toujours, la réalité ne tient pas compte de la théorie et des classements, mais il existe, dans la folie, quelques nuances qui la rendent plus ou moins imprévisible, et dans un certain sens, plus acceptable.

De tous, le tueur en série est certainement le plus abject parce que le moins dément. C'est donc celui qui est le plus moralement coupable. D'après la définition donnée par le FBI, le serial killer est un meurtrier multirécidiviste motivé le plus souvent par une sexualité à dominante sadique, opérant selon un rituel précis, parfois évolutif, avec des périodes d'accalmie plus ou moins longues. L'appelation est généralement donnée après le troisième homicide, mais comme nous l'avons déjà évoqué, beaucoup considèrent que le titre peut être acquis dès le second meurtre pourvu qu'il soit prémédité et ritualisé. Le reste est question de chance et d'opportunités… Psychopathe, le serial killer présente un comportement fondamentalement asocial mais d'apparence normale. Blanc dans 90 % des cas, il est souvent issu d'une famille disloquée présentant des antécédents criminels ou psychiatriques, et a généralement subi dans sa jeunesse des abus physiques, sexuels ou psychologiques qui l'amènent à dépersonnaliser ses victimes comme il a été lui-même chosifié.  On parle beaucoup de signes annonciateurs : tendances suicidaires, énurésie tardive, tendances sociopathes, torture de petits animaux, fantasmes morbides, expériences incendiaires… Rares en fait sont les tueurs en série qui présentent tous ces symptômes alors même que leur association chez un même individu n'en fait pas un tueur multirécidiviste. Il faut donc se méfier des clichés et des statistiques qui ne rendent compte que bien imparfaitement de la psychologie complexe des psychopathes.

Le tueur compulsif (spree killer) est plus généralement un individu psychotique, un schizophrène par exemple, tuant de manière répétitive, mais dissociée tant au niveau des lieux que des dates. Les faits s'étalent souvent sur une courte période, quelques heures à quelques jours durant lesquels le meurtrier ne connaît pas de réelle diminution de son besoin de tuer. De même, le tueur de masse (mass murderer), agit impulsivement et de manière totalement excessive à un stimulus, une contrariété par exemple. Il va alors assassiner au hasard (même s'il choisit parfois son type de victime) et en une seule fois. C'est un crime à caractère revendicatif, démonstratif, par opposition au tueur en série qui opère dans l'ombre. Cela n'exclut pas pour autant la préméditation ou la préparation du crime, parfois plusieurs semaines à l'avance, mais contrairement au serial killer, il n'y a pas de véritable ascension dans la violence, aucun processus "préparatoire" aisément décelable. En revanche, le tueur de masse est capable de "violence ordinaire" (irascibilité, maltraitance, violence conjugale…), bien qu'en général, rien ne peut laisser prévoir cette explosion délirante qui conduit un homme, apparemment sain, au crime multiple. Dans la majorité des cas, le mass murderer finit d'ailleurs par ce suicider et ne cherche que très rarement à échapper à la police. Ainsi, en 1989, Marc Lépine, le tueur de l'Ecole polytechnique de Montréal, se donna la mort lorsqu'il se sentit acculé. En 2001, Pierre Lebrun retourna son arme contre lui après avoir tué quatre de ses collègues à Ottawa. L'année suivante, le même scénario se reproduisit à Kamloops en Colombie-Britannique après que Dick Anderson ait abattu deux personnes. Sans aller jusqu'au suicide, le spree killer agit lui aussi sans se soucier de sa propre sécurité et tombe parfois sous les coups de la police, mais il ne retourne que rarement sa violence contre lui-même.

Les différences entre spree killer et mass murderer d'une part, et serial killer d'autre part, sont donc manifestes. Le tueur en série prend grand soin de ne pas se faire repérer et l'histoire de ces meurtriers multirécidivistes espérant secrètement être arrêtés relève plus de la mystification a posteriori  (n'oublions pas que les serial killers sont de grands manipulateurs) que d'une volonté réelle de mettre fin à leurs crimes. Cela leur permet de se placer en victimes de leurs pulsions sadiques et de minimiser leur responsabilité. Dans la réalité bien sûr, la frontière entre ces classes de meurtriers est parfois beaucoup plus ténue, et elle ne tient pas seulement compte de la psychologie du tueur. Les circonstances ont aussi leur part : S'il est peu probable qu'un mass murderer rencontrant peu de victimes potentielles soit capable de continuer à tuer de manière répétitive, un spree killer peut tout à fait assassiner plusieurs personnes simultanément et les deux classes de meurtrier sont parfois regroupées sous le terme de rampage murderer (qui peut se traduire par "tueur compulsif"). Cependant, aucun de ces deux meurtriers ne connaît de réelle pause volontaire, tandis que le serial killer peut rester volontairement inactif durant plusieurs années et ce, pour des raisons souvent extérieures (mariage, vie commune etc…).

Bien entendu, cela ne signifie en aucun cas qu'un serial killer ne présente aucun signe clinique de psychose : ainsi, le serial killer John Martin Crawford prétendait entendre des voix depuis l'adolescence, un symptôme caractéristique de la schizophrénie. Gardons-nous donc de classifier les genres et de croire que les schizophrènes donnent essentiellement des tueurs compulsifs, alors que les individus présentant des délires paranoïdes versent systématiquement dans le meurtre de masse. Contrairement aux serial killers dont le nombre a explosé ces dernières décennies, on assiste à une augmentation limitée des cas de rampage murderers.

Si le tueur en série représente sans doute le mal absolu puisqu'il est réfléchi, ressassé, ritualisé, les spree killers(un phénomène principalement nord-américain lié à la disponibilité des armes de poing) et les mass murderer,n'en sont pas moins de redoutables tueurs qui font chaque année des dizaines de victimes en Amérique. Dans ce chapitre, nous nous limiterons à quelques cas à la fois caractéristiques et perturbants qui ont ensanglanté l'histoire canadienne.


legere.jpgAllan Légère vers le milieu des années 80. En 1989, il viola et tua trois femmes et assassina un prêtre au cours d'une épopée criminelle de sept mois dans la vallée de la rivière Miramichi qui lui valut le surnom de "Monstre de la Miramichi".

Souvent considéré comme un tueur en série, Alan Légère a fait trembler le Nouveau-Brunswick au cours d'une épopée criminelle de sept mois, du printemps à l'automne de 1989. Condamné pour meurtre et incarcéré en 1986, il s'est échappé de l'hôpital où on le conduisait pour recevoir des soins, et a entamé une cavale meurtrière sans précédent, semant la terreur dans sa vallée natale. Brutal mais pas à proprement parler psychotique (il ne semble pas qu'il ait tué lui-même auparavant), il a pourtant affiché une cruauté et un manque de pitié qui lui ont valu le titre peu enviable de "Monstre de la Miramichi".

Certains spree killers ont égalemet fait la une des journaux canadiens : l'abominable Dale Merle Nelson et le cruel David William Shearing, deux obsédés sexuels au comportement psychotique et ultraviolent qui tuèrent respectivement huit et six personnes y compris des enfants.


marc-lepine.jpgMarc Lépine, un étudiant de 25 ans, fit irruption dans une salle de cours de l'Ecole Polytechnique de Montréal, le 6 décembre 1989. Armé d'une carabine semi-automatique et d'un couteau de chasse, il tua 14 jeunes femmes, exprimant ainsi sa haine des féministes. Après avoir achevé sa dernière victime, il se tira une balle dans la tête (© Canadian Press). 

S'il n'est pas le plus meurtrier des tueurs de masse canadiens — La palme étant toujours tenue par Joseph-Albert Guay — Marc Lépine est certainement le plus célèbre puisqu'il a tué quatorze femmes en l'espace de quelques minutes le 6 décembre 1989. Crime non sexuel mais manifestement sexiste, ce massacre a soulevé une nouvelle fois le problème de la libre circulation des armes au Canada (même s'il ne s'agit pas d'armes de guerre), et a posé la question de la perception de la place de la femme dans la société canadienne, une société pourtant progressiste et libérale en la matière, mais qui ne semble pas avoir exorcisé tous ses vieux démons. Ainsi, le 6 décembre 1989, Lépine était entouré d'hommes, plus de cinquante au début de son odyssée criminelle, alors même qu'il leur intimait l'ordre de sortir de la salle de cours, un fusil à la main. Aucun d'entre eux ne fit le moindre geste pour s'interposer tandis qu'il s'isolait avec dix jeunes étudiantes. Nul ne pouvait ignorer le sort qu'il leur réservait. D'autres par la suite eurent le même comportement, et certains policiers refusèrent même de prendre des risques pour suivre, soi-disant, la procédure. A vrai dire, l'histoire du massacre de l'école polytechnique de Montréal est révélatrice d'une forme d'indifférence si monstrueuse mais si ordinaire qu'elle pourrait avoir eu lieu chez nous ou dans n'importe quel autre pays industrialisé. Le Canada, en la matière, n'a pas le monopole de la lâcheté...


Allan Légère : le monstre de la Miramichi


Parmi les nombreux détenus canadiens, seuls 90 prisonniers sont maintenus dans l'unité de sécurité maximale (SHU). Parmi eux, Allan Légère n'est certainement pas le moins dangereux. Affublé du surnom peu flatteur de "Monstre de la Miramichi", une région du Nouveau-Brunswick où il a sévi à la fin des années 80, ce tueur particulièrement violent a défrayé la chronique à deux reprises, une première fois lors de son arrestation et de son procès en 1986, puis lorsqu'il s'évada en 1989.
Né en 1948 dans la région de la Miramichi, une rivière du Nouveau-Brunswick, Allan Joseph Légère fut vendeur de voitures à Winchester, au sud d'Ottawa dans les années 70. Il habitait alors dans une petite ferme située près d'Inkerman. Il retourna plus tard au Nouveau-Brunswick où il participa au meurtre de John Glendenning en 1986. Le crime, d'une rare brutalité, lui valut d'être condamné à la prison à vie. Mais avec sa forte corpulence et son épaisse moustache qui lui donnaient un air de brute épaisse, et ses lunette teintées qui voilaient son regard, Allan Légère n'était pas homme à se laisser enfermer sans rien tenter. Le 3 mai 1989, alors qu'il était transféré à l'hôpital de Moncton pour une infection à l'oreille, il s'échappa des toilettes. Commença alors une chasse à l'homme qui dura presque sept mois, coûtant la vie à trois femmes et un prêtre, et semant la terreur au quotidien dans les environs de Chatham et de Newcastle.
Tout commence le 3 mai 1989 à 10 heures 31, lorsq'un fourgon de l'institution pénitentiaire de sécurité maximale de Renous s'immobilise devant l'hôpital Dr. Georges L. Dumont de Moncton, l'une des grandes villes du Nouveau-Brunswick (une petite cité à l'échelle européenne). Les agents Bob Hazlett et Robert Winters sortent avec leur prisonnier, Allan Légère, un individu à la mine patibulaire. L'homme demande à passer aux toilettes. Conscients de convoyer un détenu dangereux, les gardiens ne lui retirent ni les chaînes aux pieds, ni les menottes solidement fixées à une ceinture ventrale qui limite considérablement les mouvements du prisonnier. Celui-ci va pourtant s'en libérer alors qu'il est censé faire ses besoins, utilisant pour cela un morceau d'antenne de télévision repliée qu'il a dissimulé dans son rectum, ainsi qu'une petite pièce métallique insérée dans un cigare. Lorsqu'il ouvre la porte pour demander du papier toilette aux gardes, ceux-ci, persuadés qu'il est encore menotté, ne se méfient guère. Déjà, Légère a forcé le barrage et prend la fuite, sa ceinture encore bouclée autour de son ventre. Parvenu sur le parking, il repère Peggy Olive qui embarque dans sa voiture. Sans hésiter, il la pousse dans le véhicule et démarre, la prenant en otage. Commence alors un épopée criminelle qui va durer presque sept mois, et l'une des plus grande chasse à l'homme jamais menée au Canada.

Legere.jpgCondamné pour un crime qu'il n'avait pas commis mais qu'il avait clairement initié au cours d'un cambriolage, Allan Légère s'évada en 1989 et sema la terreur et la mort sur son passage (© Times Transcript, Moncton).

Allan Légère est un condamné violent, connu pour sa brutalité et son manque total d'humanité. Le 21 juin 1986, aidé de ses deux complices Todd Matchett et Scott Curtis, il a battu et étranglé John Glendenning, un commerçant de 66 ans de Black-River, une petite localité du Nord-Est du Nouveau-Brunswick. Il a également violenté et violé sa femme Mary âgée de 61 ans, à tel point que le médecin qui l'examinait déclara : « Je n'aurais jamais cru qu'on puisse encore être en vie après avoir subi un tel traitement ! ».
Bien qu'il n'ait pas lui-même tué la victime, son long passé criminel et son âge au moment des faits (38 ans) ont valu à Légère une condamnation à la prison à vie. En effet, ses complices étaient mineurs à l'époque des faits, et il a été considéré comme le meneur, pleinement responsable de ce simple cambriolage qui a tourné au drame, aussi toutes ses actions en appels ont-elles été rejetées. Il a cependant toujours contesté sa participation, prétendant qu'un quatrième complice était dans le coup et que lui-même avait renoncé au cambriolage.
Dans les jours qui suivent son évasion, la police perd totalement la trace d'Allan Legère, et nul ne sait qu'il se dirige vers le nord de la province. Le 7 mai, on retrouve à Newcastle la Chrysler New Yorker modèle 86 et le portefeuille d'un homme qui a été attaqué peu de temps auparavant. Trois jours plus tard, Mary Susan Gregan de Chatham signale la présence d'un individu suspect près de chez elle. Elle s'apercevra quelque temps après que ses bijoux ont disparu. La semaine suivante, deux témoins reconnaissent Alan Légère dans un champs. Celui-ci prend la fuite et est aperçu le jour même à Renous, près de l'endroit où il avait accompli son premier meurtre. Dès lors, il ne fait plus aucun doute qu'il s'agit bien du fugitif. A la fin du mois de mai, il a atteint la vallée de la rivière Miramichi où il va pouvoir laisser libre cours à sa sauvagerie.
Le 27 mai, Légère s'introduit dans une maison de Chatham où il dérobe un sac marin et de la nourriture. Le lendemain, Harry Preston, qui vient de Newcatle, compose le 911 et signale un début d'incendie dans l'épicerie que tiennent les sœurs Flam, juste à côté de la maison cambriolée. La police et les pompiers découvrent Nina Flam, prostrée dans l'escalier qui mène à l'appartement situé au-dessus du magasin. Elle a été battue, violée et attachée, et a miraculeusement échappé à l'incendie qui couve. Dans une autre partie de la maison, les policiers découvrent le corps sans vie d'Annie Flam, âgée de 75 ans. Visiblement battue à mort, celle-ci a été bordée dans son lit, sans doute pour faire croire à un décès accidentel. Plus tard, Nina racontera son horrible soirée.

Annie-Flam.jpgAnnie Flam, première victime d'Allan Légère le 28 mai 1989 à Chatham, Nouveau-Brunswick (© Guy Aube).

A 23 heures ce 28 mai 1989, Légère, la tête recouverte d'une cagoule, s'introduit dans le magasin et agresse Nina qu'il semble connaître. Sous la menace d'un couteau, il lui pose des questions à propos de sa sœur et de l'endroit où celle-ci pourrait cacher de l'argent. Annie Flam occupe en effet une autre partie de la maison qui communique par le rez-de-chaussée avec l'appartement de Nina. Légère tente alors d'étrangler la femme qui résiste malgré tout et finit par lui lier les mains avec des bas nylon. On imagine aisément l'angoisse de la victime qui, immobilisée, ne peut rien faire pour prévenir sa sœur. Lorsque l'agresseur revient un peu plus tard, elle s'inquiète de l'état d'Annie, mais il la rassure en répondant qu'elle va bien. En fait, la malheureuse est déjà morte et son appartement est la proie des flammes, ce que Nina ignore. Légère ne lui laisse d'ailleurs guère le temps de s'en inquiéter puisqu'il la viole et la brutalise avant de la coucher elle aussi dans son lit. Il sort alors les vêtements de la garde-robe et y met le feu. Commotionnée, Nina Flam revient à elle alors que l'incendie commence à se propager. Elle rassemble ses forces et se rue sur la porte, mais découvre avec stupeur que Légère est encore là. Le monstre la repousse dans le brasier. Fort heureusement, il ignore qu'une seconde porte permet de sortir du bâtiment. Cette issue sauvera Nina Flam d'une mort affreuse.
Une fois l'incendie circonscrit, on retrouve le corps d'Annie, momifié par la chaleur. Malgré les dégâts, le médecin pathologiste parvient à faire un prélèvement vaginal qui confirme, sans doute possible, que la victime a bien été violée. L'autopsie montre aussi qu'elle a reçu de nombreux coups portés au visage, l'un d'entre eux lui ayant fracturé la mâchoire. Ce n'est pourtant pas la cause directe du décès. Le médecin légiste, le Dr. McKay, diagnostique une suffocation par inhalation de vomi, la malheureuse ayant probablement régurgité sous le coup de l'émotion.
Bien entendu, Nina Flam n'est pas en mesure de décrire son agresseur et les policiers en attribuent tout d'abord la responsabilité à deux frères récemment évadés de la prison de Dorchester, David et John Tanasichuk. La reconstitution des évènements leur fera abandonner cette piste car la police les considère comme des délinquants "désorganisés", incapable de planifier et de réaliser une telle opération. Allan Légère sera par la suite confondu par l'ADN recueilli dans les prélèvements effectués sur Nina et le cadavre de sa sœur.
Le 1er juin, en fin de matinée, Joe Ivory et sa femme aperçoivent un homme qui tente de s'introduire dans leur garage. Joe, qui n'a pas froid aux yeux, le prend en chasse et le poursuit à travers cours et clôtures avant de perdre sa trace. On retrouvera par la suite les lunettes teintées que Légère a perdues dans sa course effrénée. Après examen des verres correcteurs, il ne fera plus aucun doute que l'évadé se trouvait bien dans la région au moment des faits. Une tentative pour retrouver des traces d'ADN de Légère dans sa cellule afin de les comparer aux prélèvements effectués sur les deux victimes se solde par un échec. Le temps passe et les choses semblent se calmer au cours de l'été. On en vient même à supposer que Légère a mis le cap sur une autre province.
Les évènements vont alors s'accélérer à Newcastle à partir de la fin septembre. C'est d'abord un homme qui reçoit une décharge de chevrotines dans le dos, puis le couple Russel qui se fait attaquer à quelques pas du poste de police. Lorsque les agents arrivent, ils sont immédiatement appelés sur les lieux d'une effraction à trois kilomètres de là. Deux semaines plus tard, l'histoire va de nouveau basculer dans l'horreur.

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Linda et Donna Daughney furent sauvagement assassinées par Légère à New-Castle, Nouveau-Brunswick le 14 octobre 1989 (© Guy Aube).

Le 14 octobre 1989 au matin, un couple, passant en voiture  à Newcastle, aperçoit de la fumée qui s'élève de la maison des sœurs Daughney. Ils donnent immédiatement l'alerte. Les pompiers éteignent rapidement l'incendie et découvrent les corps sans vie de Donna, bordé dans son lit, et à ses côtés, celui de Linda couché sur le plancher. Les cadavres ont été préservés de l'incendie car seule la chambre vide a brûlé, le second sinistre destiné à calciner les corps au plus vite ayant fini par s'étouffer. La police remarque que la porte arrière a été forcée au point que la serrure a été arrachée.
Comme dans le cas d'Annie Flam, la cause de la mort est rapidement attribuée à une agression. Les signes sont même identiques trait pour trait au cas des sœurs Flam, à ceci près que cette fois, il n'y a pas de survivante. Le médecin pathologiste détecte des coups, des traces de viol et de sévices montrant que le meurtrier a longuement torturé ses victimes. En effet, comme Annie Flam, Donna, 45 ans, présente des traces de vomissement et de suffocation. Agée de 41 ans, Linda montre aussi des plaies perforantes certainement dues à des coups de couteau, des traces de strangulation et la fracture des deux mâchoires. Le modus operandi accuse bien évidemment Allan Légère, mais jusque-là, aucune preuve tangible ne vient étayer cette hypothèse. Certes, plusieurs témoins ont vu un homme lui ressemblant aux environs de Newcastle, mais les descriptions restent vagues. Une fois encore, Légère va se faire discret pendant un mois et durant toute cette période, la vallée de la Miramichi va vivre avec la peur au ventre. La terreur atteindra son comble lorsqu'on apprendra qu'un camion contenant deux carabines a été forcé et que les armes ont disparu. Un homme correspondant au signalement d'Allan Légère a été aperçu, carabines en main. Bientôt, les habitants, armés pour certains d'entre eux, n'osent plus sortir et la fête d'Halloween est annulée. Les effectifs de la Gendarmerie Royale sont renforcés, mais ni les battues, ni les barrages, ne parviennent à débusquer le fugitif qui court sur son propre terrain. Pourtant, le 28 octobre, Légère manque se faire prendre le long de la voie ferrée. Repéré par un agent de la GRC accompagné d'un chien, il réussit tout de même à s'enfuir et à disparaître encore une fois dans la nature. Il ne restera pas très longtemps inactif.

James-Smith.jpgUn peu plus d'un mois plus tard, le père James Smith fut battu à mort par le "Monstre de la Miramichi" à Chatham Head (© The Miramichi Leader).

Le 16 novembre, des paroissiens de Chatham Head attendent le père James Smith qui doit dire la messe à 19 heures. Quelques-uns, inquiets de cette absence inhabituelle, s'en vont au presbytère et découvrent un spectacle hallucinant : le bureau et la cuisine où se trouve le malheureux curé sont barbouillés de sang. L'homme de 69 ans est méconnaissable, tué la veille à coup de pieds avec une sauvagerie inimaginable. On trouve aussi des traces sanglantes dans d'autres pièce où la victime a sans doute tenté de fuir. Plusieurs feuilles tombées à terre portent l'empreinte d'une chaussure et des traces de pas sont également visibles dans le sang répandu.
Rapidement, la chasse est lancée. On retrouve le véhicule du prêtre au Keddy's Motel à Bathrust ainsi que les bottes soigneusement lavées. Le sergent Kennedy, un expert de l'identification judiciaire, examine les souliers et se convainc qu'elles ont été portées par "Alan Légère ou quelqu'un ayant les mêmes caractères morphologiques et particularités individuelles qu'Allan Légère". Mais si les bottes apportent quelques renseignements, elles ne vont guère aider les policiers qui reprennent l'enquête à zéro. Des faits bien antérieurs vont pourtant trahir le tueur qui est à présent poursuivi par une force spéciale constituée de spécialistes de la GRC et d'agents de la police locale. Une association de "Crime Stoppers" promet alors une récompense de 50.000 dollars pour la capture du fugitif.
Lorsque Légère avait tenté de pénétrer dans le garage de Joe Ivory le 1er juin, il avait perdu ses lunettes teintées à verres correcteurs qui avaient été trouvées peu après. La GRC cherche donc si quelqu'un a commandé des lunettes identiques au Nouveau-Brunswick ou dans les provinces avoisinantes. Sur l'énorme liste qui leur parvient, ils sélectionnent un certain Fernand Savoie dont les papiers ont été volés et qui n'a — à ses dires — jamais commandé de verres correcteurs à Montréal. La route de Fernand Savoie dans la métropole québécoise va être retracée : on retrouve, chez des prêteurs sur gage, des bijoux laissés par le dit Savoie contre la somme de 450 dollars. L'homme a également séjourné au Queen Elisabeth Hotel où il a occupé une chambre à 130 dollars la nuit. Curieusement, l'individu s'enregistre et laisse sa chambre chaque jour, mais nul ne s'est alarmé de ce comportement inhabituel voire étrange. La femme de chambre a juste remarqué qu'il sortait peu.
Le 23 novembre, Jane Meredith ouvre la porte du Pipers Club, un pub de Saint-John (Nouveau-Brunswick). Un homme en parka et bottes attend à l'extérieur. Il s'installe à une table et commence à écrire une longue lettre. Lorsqu'il part vers 21 heures 45 alors que la neige commence à tomber, il laisse un texte manuscrit de 20 pages.
L'homme prend alors un taxi et braque sur le conducteur, Ron Gomke, une carabine calibre 308 à canon scié en précisant : « Nous allons à Moncton… Je suis l'homme que tout le monde recherche. Je suis Allan Légère ».
Le temps empire et le conducteur de taxi doit rouler prudemment sur la route verglacée. Lorsque Légère lui ordonne de dépasser un camion, il s'exécute mais perd le contrôle du véhicule et frappe un banc de neige. Dissimulant alors son arme, le tueur arrête une voiture conduite par Michelle Mercer, une constable de la GRC en congé. Celle-ci s'étonne du comportement de l'homme et de la peur qu'il semble inspirer à son compagnon. Elle leur annonce alors qu'elle est de la police : la réaction de Légère est immédiate. Il la menace de son arme et la force à continuer. Cependant, la femme-policier ne perd pas la tête et engage la conversation avec le forcené, d'autant plus qu'avec la tempête de neige, la situation est tendue. Finalement, ils se retrouvent allant plein ouest sur la Transcanadienne. Au niveau de Sussex, à mi-chemin entre Moncton et Saint-John, Michelle déclare qu'elle doit faire le plein et s'arrête au Four Corners Irving Gas Station and Convenience. Légère va alors de nouveau cacher sa carabine dans un sac et prend les clés pour aller payer. Mais ce qu'il ignore, c'est que Michelle Mercer a un double. La décision est vite prise : « Nous laissera-t-il nous en aller ? demande Ron
— Non, répond Michelle.
— Alors nous n'avons rien à perdre ! ».
Michelle Mercer démarre en trombe et, suivant les indications de Ron Gomke, elle parvient au QG local de la GRC où elle donne l'alerte. Il est pourtant trop tard. Légère a de nouveau mis les voiles sans faire de vague, et les policiers armés jusqu'aux dents ne trouveront qu'un pompiste plongé dans ses factures. En fait, Légère a détourné un camion et fonce vers Moncton en compagnie d'un nouvel otage.
Brian Golding, le conducteur du camion détourné, a vu Michelle Mercer et Ron Gomke s'enfuir. Il a aperçu l'homme qui sortait en trombe mais il ne l'a pas reconnu. « Au début, je n'ai pas cru que c'était lui, dira-t-il par la suite. Il ne ressemblait pas aux photos diffusées par les journaux ».
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Allan Légère fut arrêté au terme d'une poursuite épique sur les routes enneigée du Nouveau-Brunswick.

Golding va alors avoir une excellente idée. Comme la conduite sur la route enneigée est délicate, il propose à Légère de décrocher la remorque pour aller plus vite. Légère accepte, mais il commet deux erreurs. Cela revient en effet à signaler ouvertement que le camion a un problème puisque Golding, qui travaille pour la Day & Ross Inc. Truck, est connu dans la région. Ensuite, il lui ordonne de quitter la route 126 pour s'engager sur la 118 le long de la rivière Miramichi, une route inhabituelle pour Golding. Ils croisent ainsi un autre conducteur qui donne immédiatement l'alerte en utilisant sa CB. Légère n'ira pas beaucoup plus loin…
Pris en chasse par une voiture de la GRC, Légère va obliger le conducteur à poursuivre sa route pendant une demi-heure. En attendant une occasion favorable, les policiers ne tentent rien, soucieux de préserver la vie de l'otage, car il devient vite évident que la partie est perdue pour le criminel. A un barrage, Légère laisse Golding se garer sur le bas-côté et celui-ci saute immédiatement à bas du camion en criant : « C'est lui ! C'est lui ! Il est armé !».
Les policiers vont faire descendre Allan Légère sans trop de douceur, le blessant légèrement au visage. Trente minutes plus tard, Il se retrouve enfermé sous bonne garde au quartier général de la GRC à Newcastle. Il sera ensuite transféré à la prison du compté de York, et placé sous surveillance maximale. Suivi par deux caméras 24 heures sur 24, il est totalement isolé des autres détenus. Il inspire tant d'inquiétude que la porte de sa cellule n'est ouverte qu'en présence de deux policiers municipaux, deux agents des services correctionnels et deux ou trois constables de la GRC. Il ne tentera pourtant rien. Allan Légère est arrivé au bout de sa route, laissant une région entière à la fois soulagée et profondément marquée.
Le premier procès d'Allan Légère va s'ouvrir le 12 août 1990 à Moncton où il est jugé pour évasion et prise d'otage. Il plaide non coupable aux deux accusations, ce qui n'empêche pas le jury d'émettre un verdict contraire après six heures de délibération. Le juge le condamne à neuf ans de prison dès le lendemain.
Le procès préliminaire dans lequel Légère est accusé de viol et d'homicide met en cause de nombreux témoins (environs deux cents) ainsi que des preuves plus complexes à exploiter. Les résultats des analyses ADN sont formelles : non seulement c'est le même homme qui a violé les sœurs Flam et les sœurs Daughney, mais c'est aussi lui qui a tué ces dernière ainsi qu'Annie Flam. Bien entendu, les avocats tentent de faire invalider ces éléments puisque les références ADN de Légère ont été recueillies sans son consentement. En effet, dans un cas, les agents de la GRC ont récupéré un mouchoir taché de sang que le tueur avait utilisé pour s'essuyer après son arrestation mouvementée. A une autre occasion, ils lui avaient arraché quelques cheveux pour effectuer les tests. Le juge David Dickson va rejeter la demande, autorisant pour la première fois au Canada l'utilisation des tests ADN dans une affaire criminelle. Il reconnaît cependant que les preuves ont été obtenues "illégalement". Pour protester contre ce qu'il considère comme un procès "biaisé", Légère annonce qu'il va entamer une grève de la faim. Il réussit néanmoins à faire interdire le livre de Rick McLean et André Veniot "Terror, Murder and Panic in New-Brunswick". Ces auteurs réitèreront cependant avec un second livre : "Terror's End" qui sera publié.
Le 26 août 1991, le véritable procès peut enfin s'ouvrir à l'Oromocto High School transformée en tribunal pour l'occasion. Légère, qui a déjà congédié un avocat, est défendu par Maître Weldon Furlotte. L'audience est ouverte dans un climat électrique et le choix du jury est un dilemme : ont-ils écouté les informations, lu les livres, subi des pressions de la part de parents ou d'amis ? Pas moins de cent cinquante jurés potentiels sont auditionnés. Finalement, juge et défense se mettent d'accord sur un jury populaire composé de 6 femmes et de 6 hommes, tous d'âges compris entre 30 et 60 ans.
La première utilisation de l'empreinte ADN au Canada, présentée par le procureur Jack Walsh, va se heurter à un problème de taille. En effet, comme beaucoup de régions relativement isolées, la vallée de la Miramichi a longtemps vécu en quasi-autarcie, tant pour ses ressources que pour l'accroissement de sa population. Comme cela a été le cas pour la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean au Québec, la forte consanguinité a conduit à un appauvrissement du "réservoir génétique" pouvant conduire à de faux positifs lors des tests ADN. Comme il n'est pas question de comparer tout l'ADN d'un suspect avec celui récolté sur la scène de crime, l'analyse s'effectue sur des segments précis et connus pour différer d'un individu à l'autre, sauf en cas de consanguinité… Cette ambiguïté va être largement exploitée par la défense qui prétendra qu'un biais dans la méthode d'analyse désigne Légère comme seul coupable, d'autant plus qu'au moment du procès, la technique est en pleine évolution et qu'on n'a pas encore de recul suffisant concernant son extrème fiabilité.
L'argument ne va pas tenir face à une accusation qui présente 243 témoins et de nombreuses autres preuves. Les jurés ne mettent que quelques minutes à délibérer. Allan Légère est déclaré coupable et condamné à la prison à vie. Compte tenu de sa dangerosité, il purgera sa peine dans une institution de sécurité maximale à Sainte-Anne-des-Plaines au Québec et, lors du verdict, le juge ne lui laissera guère d'espoir quant à une libération anticipée : « Il n'est pas dans mes habitudes de commenter un jugement, précise le juge Dickson, mais à votre place, je ne me ferais pas trop d'illusions…».
Légère s'estime cependant toujours victime du système, prétendant avoir été perverti par la prison, alors même qu'il n'était pas directement responsable de la mort de l'épicier John Glendenning. Il est vrai que lors du procès qui voyait comparaître Légère aux côtés de ses deux jeunes complices Matchett et Curtis, il avait déjà clamé son innocence. Agé de 17 ans au moment des faits, Tony Matchett a toujours endossé le crime, admettant que Légère n'avait pas tué Glendenning. Récemment libéré après 20 ans de détention, Matchett continue cependant de prétendre que celui qui allait devenir le "Monstre de la Miramichi" avait inspiré ses actes. Il est vrai qu'à 38 ans, Allan Joseph Légère avait un passé criminel conséquent, alors même que ses comparses étaient des délinquants mineurs. Pourtant, il n'avait pas encore tué. Aurait-il versé de la grande délinquance dans le crime sadique si la justice avait été moins sévère ? C'est probable. D'abord parce que l'agression du commerçant et de son épouse en 1986 ressemble trait pour trait aux attaques qu'il portera plus tard : violence extrême, torture, viol… La conduite de Légère tient plus du comportement d'un psychopathe que d'un simple détenu en cavale qui cherche à survivre et à se faire oublier. Compte tenu de ses facultés à se dérober aux recherches policières, il aurait pu disparaître et ne plus jamais faire parler de lui. Il s'est au contraire retranché dans une région qu'il connaît bien, la prenant littéralement en otage et semant la terreur et la mort partout où il passait. En cela, Légère tient plus du spree killer que du serial killer qui joue sur la discrétion et le long terme, mais c'est sans doute une question de circonstances et ce cas précis montre combien la limite peut être floue entre ces deux catégories de tueurs.
Légère ne devrait plus faire parler de lui désormais, sinon à propos d'un éventuel transfert pour une autre prison à sécurité moindre, une bien mauvaise idée qui a soulevé un mouvement de protestation médiatique et populaire en juin 2000. Depuis, Allan légère continue de vivre au rythme de la SHU de Sainte-Anne-des-Plaines, la seule Special Handling Unit au Canada, aux côtés de Paul Bernardo et de Clifford Olson, les deux célèbres tueurs en série. La SHU, une boîte de Pandore qu'il ne faudra jamais ouvrir.


David William Shearing : un irrépressible besoin de tuer

David-William-Shearing.jpgDavid William Shearing massacra les 4 membres d'une même famille en 1982 en Colombie-Britannique afin de torturer sexuellement les 2 petites filles qui les accompagnaient, avant de les assassiner, portant à 6 le nombre des victimes. Sa possible libération après  plus de 25 années de détention souleva un tollé général en juin 2008 (© The Vancouver Province).

L'histoire de David William Shearing, spree killer par excellence et sadique sexuel d'une rare cruauté, est d'abord celle d'une famille canadienne qui a vu disparaître trois générations, grands parents, parents et enfants, sauvagement assassinés alors qu'il partageaient un même amour de la nature et une passion commune pour le camping.
Bob Johnson n'avait jamais manqué un seul jour de travail, aussi, lorsqu'il ne se présenta pas à son poste à la mi-août 1982, après deux semaines de vacances, son employeur s'alarma et prévint la police. Bob, son épouse Jackie, et leurs deux filles, Janet 13 ans et Karen 11 ans, avaient quitté leur domicile de Kelowna en Colombie-Britannique pour le Wells Gray Park, l'un des parcs naturels les plus populaires de la province situé à 75 kilomètres au nord de Kamloops. Ils devaient y retrouver les parents de Jackie, George et Edith Bentley, des retraités alertes et passionnés de camping. Ceux-ci avaient récemment acheté un Ford Camper Special modèle 81 ainsi qu'un petit bateau en aluminium. Les enquêteurs s'alarmèrent d'autant plus que les Bentley n'avaient pas non plus réapparu à Port-Coquitlam, ce qui laissait craindre le pire. Malgré les recherches menées dans le parc, nul ne trouva trace de la famille de six personnes.
Le 13 septembre 1982, un promeneur, qui cueillait des champignons dans la région de Clearwater, prévint la police, prétendant qu'il avait trouvé un véhicule incendié ressemblant à la Plymouth 79 de Bob Johnson. Un groupe de policiers de la GRC dirigé par le sergent Michael Eastham se rendit immédiatement sur place. A l'intérieur, ils découvrirent les restes carbonisés de quatre adultes qui avaient été visiblement tués par balle, probablement du calibre .22. L'ouverture du coffre arrière révéla que les deux filles du couple Johnson, Janet et Karen, avaient subi un sort similaire. Il ne restait pratiquement rien des petits corps tant l'incendie avait été violent, et il était évident que pour parvenir à ce degré de carbonisation, l'assassin avait utilisé un accélérateur de feu. Restait à trouver le second véhicule. Malgré des recherches de grande ampleur menées aussi bien à terre que depuis les airs, le Ford Camper Special demeura introuvable. En revanche, les policiers localisèrent le site de la tragédie où l'on retrouva des bouteilles de bière de la marque que buvait Bob Johnson, des piques ayant servi à griller des Marshmallows, ainsi que des douilles de calibre .22.
Afin d'attirer l'attention du public sur l'affaire et d'inciter d'éventuels témoins à se faire connaître, la GRC se procura un Ford Camper Special identique à celui des Bentley, allant jusqu'à le surmonter d'un bateau en aluminium. Environ 1300 personnes prétendirent avoir vu le camping-car et, à tort, la police suivit un moment la piste d'un Camper conduit par deux hommes parlant français qui s'en retournaient probablement au Québec. En fait, en dehors d'avoir sensibilisé le public qui fournit un total de 13.000 témoignages inutiles, l'opération fut un échec. Il fallut attendre plus d'un an après le drame pour que deux gardes forestiers découvrent les restes du camping-car, lui aussi brûlé et dissimulé dans le massif de Trophy Mountain, à 20 kilomètres de la scène de crime et à environ 30 kilomètres de la zone où on avait retrouvé la voiture de Bob Johnson. La police supposa que le tueur était un homme de la région puisque ce chemin reculé était peu connu des touristes, car peu accessible.
Reprenant la totalité des renseignements fournis, les enquêteurs commencèrent à s'intéresser à un certain David Shearing, 23 ans, qui avait été cité par un témoin. A vrai dire, Shearing n'était pas un inconnu des services de police : il était fiché pour agression, conduite en état d'ivresse, détention de drogue, homicide involontaire au cours d'un accident de la circulation avec délit de fuite… Issu d'une famille respectable, pourtant éduqué et détenteur d'un diplôme de mécanique automobile, David Shearing était le mouton noir, l'enfant dégénéré qui comptait un père gardien de prison (alors  décédé) et un frère policier. Interrogé par le sergent Eastham, David Shearing finit par craquer et avoua avoir violé à répétition les petites filles après avoir abattu les adultes. Il leur avait fait subir des sévices sexuels pendant deux jours et avait fini par les achever avant de les placer dans la Plymouth et d'y mettre le feu. Il était ensuite tout bonnement rentré chez lui avant de revenir le lendemain pour chercher le Camper. Il avait incendié le camping-car, non sans en avoir retiré les objets de valeur qui furent plus tard retrouvés dans la ferme de ses parents où il vivait.
Le 16 avril 1984, David Shearing plaida coupable pour les six accusations de meurtre. Le lendemain, il fut condamné à six peine concurrentes de prison à vie avec une peine de sûreté de 25 ans. Interrogé par le journaliste Max Haines, le sergent Eastham déclara que s'il était remis en liberté, cela ne faisait aucun doute que Shearing tuerait de nouveau : « Il n'a jamais montré le moindre signe de remords… ». Spree killer par les circonstances, Shearing présente cependant une personnalité psychopathique et non psychotique. Les composantes sexuelles et sadiques de ses motivations sont manifestes. S'il en avait eu l'occasion, il aurait probablement recommencé.
Maintenant retraité, la sergent Eastham a raconté l'affaire avec force détails dans un livre intitulé "The Seventh Shadow", pour éviter que les gens oublient qu'une telle tragédie peut se reproduire. Comme il l'écrit en introduction, "C'est l'histoire de vacances d'été en famille qui ont tourné au cauchemar dans la nature sauvage du Canada". Mais sauvage, la nature inhumaine de David William Shearing l'était bien plus encore et malheureusement, il n'était pas un cas unique…


Dale Merle Nelson : la folie à l'état pur


Le 5 septembre 1970 à 0 heure 30, le détachement de la GRC à Creston (Colombie-Britannique), reçoit un appel affolé Maureen McKay : son beau-frère, Dale Merle Nelson a agressé sa tante et s'est isolé avec deux des filles de celle-ci, une autre ayant réussi à s'enfuir. Elle précise aussi que la belle-mère de Dale, Iris Herrick, Annette la femme de Dale et ses trois jeunes enfants, vivent à proximité. Deux constables se rendent sur place en urgence. S'ils connaissaient Dale Merle Nelson, ils se hateraient davantage. En effet, ce bûcheron souffrant d'impuissance noie ses complexes dans l'alcool et la violence. Lorsqu'il ne s'ennivre pas, il chasse, et il est même connu pour avoir la gachette facile et le coup de carabine précis. Il supporte mal la séparation avec sa femme et a même tenté de se suicider quelques mois auparavant, mais cette nuit-là, ce n'est pas contre lui-même qu'il va déchaîner sa violence.
Une première voiture de police va croiser la route de Frank Chauleur, Maureen Mckay et sa fille de 4 ans, qui escortent à l'hôpital Debbie Wasyk, la jeune fille qui a réussi à s'échapper. Sur place, les policiers découvrent Sharlene Wasyk, 8 ans, terrorisée mais saine et sauve. En revanche, la maison est la scène d'un horrible carnage : Shirley Wasyk, la tante de Maureen McKay, gît inerte sur son lit, le crâne fracassé à coups d'extincteur. Dans une seconde chambre, les constables découvrent le corps sans vie de Tracey, le visage profondemment entaillé, éventrée comme une pièce de gibier qu'on aurait pas pris le temps de vider. Il est évident que l'homme qui a commis de tels crimes n'a plus toute sa raison. En nombre insuffisant, les policiers décident alors de mettre à l'abri les témoins qui les ont accompagnés car la voiture de Dale Nelson est demeurée sur place et l'homme ne peut être loin. Lorsqu'ils reviennent, la Chevrolet bleue du tueur a disparu et bien pire encore, le corps de Tracey a été enlevé !
Un peu avant 1 heure du matin, le centre de secours de Creston reçoit l'appel angoissé d'une femme du nom d'Isabelle St. Amand qui affirme qu'un homme armé s'est introduit chez elle. La conversation sera stoppée net et tous les efforts pour rétablir la communication seront sans effet. Les policiers de la GRC se rendent immédiatement sur les lieux du drame qu'ils pressentent, d'autant plus qu'Isabelle St. Amand habite non loin des Wasyk… Ils vont trouver, un à un, les corps de chacun des occupants de la demeure : Raymond Phipps, sa femme Isabelle St. Amand, et leur trois garçons, Paul, Bryan et Roy, tous tués d'une balle dans la tête. Cathy, 8 ans, est portée disparue. La police va alors entreprendre une vaste battue pour tenter de retrouver la petite fille.
A 15 heures 30, la police retrouve enfin la Chevrolet embourbée. A l'intérieur, pas de traces de l'enfant mais la découverte de taches de sang et d'un marteau ensanglanté font craindre le pire. Poussant plus loin leur reconnaissance, les enquêteurs découvrent avec horreur le bras puis la jambe et la tête de Tracey, et un peu plus loin, les restes de son corps démembré.
Dale Merle Nelson ne sera finalement localisé et arrêté que le lendemain. Pressé de questions, il admettra avoir froidement exécuté Cathy St. Amand. Les policiers constateront également que non content d'avoir mis en pièces le cadavre de Tracey Wasyk, il a consommé une partie du contenu de son estomac !
Le procès de Dale Merle Nelson va s'ouvrir le 22 mars 1971. Il ne durera pas très longtemps puisque Nelson sera condamné à la prison à vie. Ce sera cependant un étalage d'ignominies. Ainsi, on apprend que Nelson a forcé Sharlene Wasyk à lui faire un cunnilingus. Du cadavre mutilé de TraceyWasyk , il a retiré les organes génitaux et nul ne saura ce qu'il en a fait. Enfin, comble de l'horreur, le médecin légiste annoncera que Cathy St. Amand a été sodomisée et ce, probablement alors qu'elle était à l'agonie…
Dale Merle Nelson passera 28 ans derrière les barreaux avant de décéder en 1999 à l'âge de 59 ans.
Les motivations des tueurs de masse sont souvent bien différentes de celles des tueurs compulsifs : mis à part Victor Ernest Hoffman, un schizophrène qui tua neuf personnes en croyant abattre des cochons, la plupart d'entre eux réagissent à une situation, réelle ou imaginaire, qui les pousse à recourir à une violence démesurée. Ce fut ainsi le cas pour Leonard Hogue, Marc Lépine, Valery Fabrikant, Mark Chahal et Pierre Lebrun. Parfois, le meurtre a un motif crapuleux : seule la démesure de la tuerie vaut alors  à son auteur le terme de tueur de masse. Ce fut par exemple le cas de l'affaire Guay qui traumatisa le Canada de l'après-guerre en inaugurant une nouvelle et sinistre tendance criminelle.


Le crime de Joseph Albert Guay

Joseph-Albert-Guay.jpgPremier tueur de masse de l'histoire canadienne, Joseph-Albert Guay n'hésita pas à faire sauter en plein vol un DC-3 et ses 23 passagers et membres d'équipage en septembre 1949 pour éliminer Rita Morel, sa femme, qui venait de contracter une assurance vie de 10.000 dollars. Pire tueur de masse de tout le continent américain, il fut condamné à mort et exécuté en 1951 (© mysteriesofcanada.com).

Rien ne prédisposait Joseph-Albert Guay à devenir un tueur de masse. Tout d'abord vendeur ambulant de montres et de bijoux, il se distingua par ses talents commerciaux et, après la seconde guerre mondiale durant laquelle il épousa Rita Morel, il ouvrit une bijouterie à Québec. Le ménage battit rapidement de l'aile et Guay, toujours à l'affût de nouvelles conquêtes, commença de négliger son commerce. Il séduisit  Marie-Ange Robitaille, une jeune femme de 19 ans qu'il se mit à entretenir, lui offrant un appartement et une bague de fiançailles. En effet, Guay profitait pleinement de la crédulité de sa conquête, se présentant à elle sous le nom de Roger Angers, célibataire. Ayant découvert la tromperie, sa femme Rita confronta les deux tourtereaux : Marie-Ange rompit immédiatement au grand dam de Joseph-Albert. Guay imagina alors un stratagème pour se débarrasser de sa femme et résoudre, dans le même temps, ses problèmes de trésorerie.
A la fin des années quarante, le bijoutier utilisait fréquemment l'avion pour transporter de la marchandise, aussi n'eut-il aucune peine à convaincre son épouse de faire de même en transportant jusqu'à Baie-Comeau un colis qui était censé contenir des bijoux. En fait, Guay avait demandé à son employé, Généreux Ruest, de confectionner une bombe à retardement destinée à exploser en vol. Celle-ci comprenait de la dynamite, une batterie, ainsi qu'une horloge qui était programmée pour se déclencher au-dessus du Saint-Laurent. La propre sœur de Ruest, Marguerite Pitre, qui travaillait également à la bijouterie, porta le colis piégé à l'enregistrement de la Canadian-Pacific. Le 9 septembre 1949, Joseph-Albert Guay accompagna  Rita à l'aéroport de Québec où il souscrivit une assurance-vie de 10.000 dollars à son nom, une précaution que l'on prenait fréquemment à l'époque. Après 41 minutes de vol, l'avion explosa et s'écrasa dans la forêt près de Sault-au-Cochon, dans le Charlevoix, au confluent de la rivière Saint-François et du fleuve Saint-Laurent, tuant les dix-neuf passagers et les quatre membres d'équipage.

avion-guay.jpgRestes du DC-3 après le crash qui couta la vie 23 passagers et membres d'équipage (© mysteriesofcanada.com).

Le DC-3, totalement disloqué, ne permettait guère de déceler les causes de la tragédie qui semblait alors résulter d'un simple incident de vol. Guay, que rien ne venait accuser, pouvait donc se réjouir à juste titre puisqu'il touchait une jolie somme pour la mort de son épouse . C'était sans compter sur la défaillance de Marguerite Pitre qui tenta de se suicider dix jours plus tard. Transportée à l'hôpital, elle confessa son crime, incriminant son propre frère et son commanditaire, mais prétendant qu'en tant qu'exécutants, ils n'étaient pas au courant des projets criminels de leur patron.

marguerite-pitre.jpgMarguerite Pitre fut l'une des deux complice de Joseph-Albert Guay. Elle fit enregistrer le colis contenant la bombe qui disloqua le DC-3. Bien que sa culpabilité ne soit pas tout à fait certaine, elle ne bénéficia pas de la clémence du juge et fut la dernière femme exécutée au Canada (© mysteriesofcanada.com).

Guay fut arrêté deux semaines après le crash et jugé en février 1950. Il accusa formellement ses complices qui furent arrêtés à leur tour. Une polémique suivit l'inculpation pour meurtre au premier degré dont Marguerite Pitre faisait l'objet, car rien ne prouvait qu'elle savait ce que contenait le colis. Incriminer ses employés ne sauva pas Guay de la peine capitale. Condamné à mort, il fut exécuté le 12 janvier 1951 sans avoir exprimé le moindre remords. Ses dernières paroles furent : « Au moins, je meurs célèbre ! ». Bien qu'atteint de tuberculose osseuse, Généreux Ruest le suivit dix-huit mois plus tard, mené à la potence en chaise roulante. Malgré le doute, Marguerite Pitre subit le même sort et fut la dernière femme à être exécutée au Canada.
Pire meurtre de masse à l'époque des faits, l'affaire Guay ne fut pas oubliée puisqu'elle fut le sujet d'une nouvelle de pure fiction écrite en 1982 par Roger Lemelin, un voisin et ami du criminel, qui produisit une version quelque peu différente de l'histoire. Celle-ci fut portée à l'écran deux ans plus tard par Denys Arcand sous le titre "Le crime d'Ovide Plouffe". La version non fictive fut également relatée par Dollard Dansereau dans le livre "Les causes célèbres du Québec".
Sans être un tueur psychotique ou un psychopathe, Joseph Albert Guay se singularise par son mépris profond de la vie humaine, que ce soit pour ses victimes ou pour ses complices (étaient-ils pleinement conscient de ce qu'ils allaient faire ?) et en celà, il mérite tout à fait son titre. D'autres, depuis, se sont révélés sous la lumière crue des projecteurs…


Marc Lépine : un loup parmi les chiens

p71-0652-1.jpgL'école Polytechnique de Montréal, la plus importante école d'ingénieurs du Canada, accueille 5000 étudiants à proximité du campus de l'Université de Montréal. Le 6 décembre 1989, le dernier jour de la session d'automne, avaient lieu des exposés et des soutenances (© Archives Nationales du Québec).

L'école polytechnique de Montréal, située sur la face nord du Mont-Royal, est un vaste immeuble de briques jaunes à l'aspect impressionnant. C'est la plus grande école d'ingénieurs au Canada, où environ cinq mille étudiants suivent les cours dans des domaines multiples.
Le 6 décembre 1989, il fait froid et un méchant grésil cingle la façade. En salle C-230, tout est calme, et sur le coup des 5 heures, les cours sont sur le point de s'achever. Nul ne prête attention à ce jeune homme à casquette blanche qui a gardé son parka et traîne avec lui un sac de plastique vert. Anxieux, agité, il pourrait ressembler à n'importe quel étudiant, s'il n'avait ce regard fuyant et cette expression menaçante. En ce dernier jour de la session d'automne, tout le monde est à cran alors que s'achève une journée de présentations orales faites par les étudiants. Habitués aux retards de l'assistance, les professeurs Bouchard et Cernéa ne prêtent pas attention au nouveau venu qui s'écrie soudain : « Tout le monde s'arrête ! ». Après un moment de surprise, des petits rires fusent dans l'assistance, mais le jeune homme ne semble pas plaisanter. Il ordonne aux femmes de se regrouper et aux hommes de quitter la salle. Pour montrer qu'il ne s'agit pas d'une farce, il sort du sac en plastique une carabine semi-automatique équipée d'un chargeur de trente coups, et tire à deux reprises vers le plafond. Il est 17 heures 10. La peur s'installe et chasse la plupart des mâles qui déguerpissent en moins de quatre-vingt-dix secondes tandis que les étudiantes se regroupent dans un coin, terrorisées. Certains hommes, dont les deux professeurs, restent sur place, indécis, avant de se résoudre à battre en retraite. L'individu s'adresse aux femmes restées dans la salle : « Vous êtes une bande de féministes ! Je hais les féministes ! ». Aux hommes qui se retirent, il explique : « Je combats le féminisme ». Courageusement, une étudiante du nom de Nathalie Provost lui rétorque que toutes les femmes ne sont pas nécessairement des féministes, mais la remarque le met en rage. Froidement, méthodiquement, il commence à tirer de gauche à droite sur les malheureuses étudiantes qui cherchent à se mettre à l'abri et hurlent de peur et de douleur. Toutes sont touchées sauf une. Au total, plus de vingt coups seront tirés. Nathalie Provost ne reçoit pas moins de trois balles, mais elle survivra.
A l'extérieur, les étudiants tentent de trouver un responsable, mais à cette heure, le personnel d'encadrement a fini sa journée. Tandis que les autres essayent de déclencher une alarme, le tueur sort de la pièce C-230. Il est 17 heures 12. L'homme les menace de son arme et passe devant eux avant de continuer sa route. Nul ne s'interpose ; nul ne tente de le maîtriser. Au passage, il avise trois étudiants, dont deux femmes acculées dans une salle de photocopie, et leur tire dessus. Refluant vers la salle C-228, il découvre une étudiante et tente de l'abattre, mais son chargeur est vide. Après avoir rechargé l'arme, il veut retrouver la malheureuse. Celle-ci s'est retranchée dans la pièce dont elle a verrouillé la porte. La présence d'esprit de Michelle Richard vient de lui sauver la vie. Le tireur continue alors son chemin à la recherche de proies plus faciles : il tire à deux reprises, sur une étudiante qui tentait de se cacher, et à travers une porte où se profilait la silhouette d'une autre femme, les tuant toutes les deux.
Les hommes restés à l'extérieur de la salle C-230 vont enfin se risquer à l'intérieur : ils y découvrent neuf femmes à terre dont six sont déjà mortes. Un étudiant donne enfin l'alerte et les ambulances arrivent avec une rapidité déconcertante. Pourtant, les infirmiers ne s'aventurent pas dans le bâtiment, attendant l'intervention de la police. Pendant ce temps, le tueur a déjà atteint la cafétéria décorée de "ballounes", des baudruches rouges et blanches. Il tire immédiatement sur une jeune femme qui fait la queue aux caisses et abat deux autres femmes qui sont restées attablées. Les premiers coups de feu ont été tirés il y a seulement dix minutes, et l'alerte n'a pas été donnée dans l'ensemble de l'école. Une centaine d'étudiants prennent alors leur souper dans la cafétéria qui propose gratuitement du vin pour fêter le dernier jour de la session.

data.over-blog.com/2/86/92/52/blog/PG-2-victim-taken-to-ambula.jpg" class="DrteTexte" height="225" width="300" alt="PG-2-victim-taken-to-ambula.jpg" />La police va mettre beaucoup de temps à investir les locaux de l'école polytechnique pour mettre fin au carnage et les secours seront fortement retardés.

 A l'extérieur du bâtiment, les premiers policiers sont enfin en position mais, plutôt que de se ruer à l'intérieur de l'établissement, ils bloquent les issues sans imaginer que certaines classes n'ont même pas interrompu leurs cours. C'est le cas en salle B-311 où deux étudiants et une étudiante font un exposé devant un groupe d'une vingtaine de personnes et deux professeurs. Maryse Leclair, une étudiante de dernière année, est la propre fille du directeur des communications de la police de Montréal. Elle ignore que son père est en route pour lui porter secours, et lui-même ne sait pas encore qu'il arrivera trop tard. Maryse est tirée à bout portant. La panique qui s'en suit est indescriptible. L'homme tire au jugé mais avec une grande maîtrise, jusqu'à vider son chargeur sur les étudiantes qui tentent de fuir ou de se cacher. Se rendant compte que Maryse Leclair est encore vivante, il revient sur ses pas, s'empare du couteau de chasse qu'il dissimulait sous son chandail, et le plonge dans le cœur de la malheureuse. Dans la salle, un silence de mort succède aux cris et aux gémissements jusqu'à ce que retentisse une alarme d'incendie. Le tireur fou jure et s'arrête alors, retournant l'arme contre lui. Il se tire une décharge sous le menton, projetant des bouts d'os et de cervelle dans toute la pièce qui empeste la cordite, le métal surchauffé et le sang. A côté du corps sans vie de l'assassin gisent un blessé léger et trois autres victimes innocentes dont une, la quatorzième, vient de décéder. Il est 17 heures 25 et tout est terminé.

tuerie-polytechnique.jpgA 17 heures 10, les premiers coups de feu éclatèrent en salle C-230. Les secours arrivèrent 25 minutes après le début du massacre. Il était déjà trop tard pour treize étudiantes et une secrétaire (Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Maryse Laganière, Maryse Leclair, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie St-Arneault, Annie Turcotte, Barbara Klucznik Widajewicz). La tragédie souleva la question du contrôle des armes au Canada. Les conditions d'acquisition des armes et d'achat des munitions furent durcies en 1995 et la nouvelle loi prit effet le 6 décembre de la même année.

A l'enfer succède une période de grande confusion. A l'extérieur, les renforts de police ne cessent d'affluer et le bruit court que le tueur s'est suicidé. Enfin, à 17 heures 36, les policiers investissent le bâtiment. Sylvain Brouillette, un agent pas beaucoup plus vieux que la plupart des victimes, découvre dans les premiers toute l'horreur du massacre. Le pire sans doute est que le père de Maryse Leclair découvre lui-même le cadavre de son enfant, ne pouvant ainsi ignorer la manière ignoble dont elle a été achevée. Au total, quatorze femmes ont été tuées, et on ne dénombre pas moins de treize blessés des deux sexes. En fait, seules les femmes étaient visées mais, lorsqu'elles se trouvaient en compagnie d'une homme, celui-ci était également pris pour cible. Tous les témoignages concordent pour dire que le tireur fou avait une excellente maîtrise de son arme et pouvait, à volonté, blesser ou tuer.  Visiblement, l'assassin tuait essentiellement les femmes.
Très vite, la police apprend que le forcené se nomme Marc Lépine et qu'il a agi seul pour des motifs anti-féministes. Né d'un père algérien et d'une mère québécoise sous le nom de Gamil Gharbi le 26 octobre 1964, Marc Lépine a connu une enfance difficile. Battu par son père, il se retrouve seul avec sa mère, Monique Lépine, dont il prendra le patronyme, rejetant le nom de famille paternel. Curieusement pourtant, Marc Lépine adopte le point de vue de son père qui estime que les femmes sont des êtres de seconde classe qui ne devraient pas sortir de leur rôle. Bien entendu, cette opinion est pour le moins impopulaire dans le Québec de la fin des années 80 encore marqué par la domination de la religion et du pouvoir paternel, et fortement imprégné par la vague révolutionnaire et féministe qui s'y opposa à la fin de la décennie précédente. En grandissant, le jeune homme va alors se persuader que toute femme indépendante est une concurrente qui lui fait obstacle et, peu à peu, il commence à considérer les étudiantes comme de véritables ennemies. Vivant en reclus, sans ami, ses relations féminines tournent court lorsqu'il se dévoile. Passionné par les ordinateurs, les armes et la vie militaire, il va d'échec en échec, de cours de programmation en tentatives ratées pour intégrer l'armée canadienne. A 25 ans, Marc Lépine a accumulé les frustrations en tout genre qui, à son sens,  trouvent toutes leur source dans la position de plus en plus dominante des femmes. Paranoïaque, Lépine commence alors à développer ce que les psychiatres nomment une "réaction catathymique" : la charge émotionnelle grandissante, faite de colère et de frustration, pousse peu à peu à une réaction violente, souvent extrême.
Les motivations de Marc Lépine, telles que nous les connaissons, ne sont pas de simples supputations : il a volontairement laissé une lettre dans son manteau, message posthume dans lequel il explique les raisons de ses actes :

Excusez les fautes. J’avais 15 minutes pour l’écrire
Veillez noter que si je me suicide aujourd’hui 89/12/06 ce n’est pas pour des raisons économiques (car j’ai attendu d’avoir épuisé tous mes moyens financiers refusant même de l’emploi) mais bien pour des raisons politiques. Car j’ai décidé d’envoyer Ad Patres les féministes qui m’ont toujours gaché la vie. Depuis 7 ans que la vie ne m’apporte plus de joie et étant totalement blasé, j’ai décidé de mettre des bâtons dans les roues à ces viragos…
[Lire le texte intégral]

Ce massacre, longuement préparé, n'avait pas d'autre issue que le suicide de son auteur. Depuis quelque temps déjà, Lépine ne se donnait plus la peine de chercher un emploi. Il avait acheté la carabine et les munitions deux semaines auparavant, dépensant ainsi un total de 750 dollars qui épuisaient ses économies. Il savait alors que de toute façon, il n'en aurait plus besoin. Le plus révélateur sans doute est que ce lent et irrémédiable glissement vers la violence aveugle s'est fait sans qu'aucune des personnes qui le connaissaient ne s'en aperçoivent. Sa mère déclara par la suite qu'il ne semblait pas plus anxieux ou désespéré qu'à l'habitude. Profondément frustré par une évolution sociale sur laquelle il n'avait aucune influence, il a rejeté ses échecs sur les féministes et les femmes en général, ne dissociant pas les unes des autres. La réaction catathymique n'a été que l'aboutissement d'un long processus d'autodestruction mentale qui a fini par s'extérioriser dans une explosion de violence.
Les tenants et les aboutissants du massacre de l'école polytechnique ont profondément marqué la société canadienne en général, et les Québécois en particulier. Dans un premier temps, nombreux sont ceux qui se sont insurgés contre la vente libre d'armes et de munitions, même s'il ne s'agit pas d'armes automatiques (c'est-à-dire permettant de tirer en rafales). Les carabines semi-automatiques peuvent en effet tirer plus rapidement que les armes dites "manuelles" puisqu'on a pas à approvisioner avant chaque nouveau tir. La réaction du gouvernement a été rapide mais limitée. Les armes semi-automatiques sont toujours en libre circulation au Canada, mais il faut désormais présenter des papiers d'identité pour les acquérir et acheter des munitions. Un fichier central regroupe l'ensemble des détenteurs d'armes. On peut cependant se demander si cette mesure pourrait avoir un réel effet préventif sur un nouveau  "6 décembre". En effet, Marc Lépine était majeur et inconnu de la police. Il ne présentait aucun signe apparent de démence. Il pouvait donc se procurer une arme tout à fait légalement et sans que quiconque ait à s'en inquiéter.

03fe.fabrikant.jpgValéry Fabrikant, un professeur d'origine russe au comportement paranoïaque, abattit quatre de ses collègues de l'université Concordia de Montréal en 1992 (© Radio Canada).


Un peu plus de deux ans après les faits, un professeur de génie mécanique du nom de Valery Fabrikant fit irruption dans les locaux de l'université Concordia à Montréal, arme à la main, et ouvrit le feu sur plusieurs de ses collègues. Il tua sur le coup Matthew McCartney Douglass, professeur en génie civil, Michael Gorden Hogben, professeur de chimie, et Aaron Jaan Saber, professeur en génie mécanique, et blessa Elizabeth Horwood, une secrétaire. Le titulaire de la chaire de génie électrique et informatique, Phoivos Ziogas, succombera également à ses blessures un mois plus tard.

Denis-Lortie.jpgDenis Lortie, caporal de l'armée canadienne, tua 3 personnes à l'assemblée nationale du Québec en 1984 (© canadian Press).

D'autres meurtres de masse avaient cependant déjà prouvé que ce type de phénomène est difficilement prévisible : ainsi, en 1975, Michael Slobodian âgé de 16 ans, fit irruption dans son école à Brampton, Ontario, et fit feu, abattant un professeur et un élève, et blessant treize autres jeunes avant de se donner la mort. En 1984, un militaire exalté, nommé Denis Lortie, fit même irruption à l'Assemblée Nationale du Québec et tua trois personnes avec un pistolet-mitrailleur.
Mais l'affaire de l'école polytechnique ne se limite pas à la question de l'achat et de la détention d'armes. Quelles que soient les mesures adoptées, un individu décidé peut se procurer une arme sur le marché clandestin ou en acheter une aux USA. Un simple couteau, un jerrican d'essence ou une bombonne de gaz peuvent suffire pour commettre l'irréparable. La tragédie de Polytechnique a également marqué les consciences pour deux autres raisons.
Crime manifestement sexiste, l'événement mettait en lumière à quel point la libération de la femme et son influence grandissante étaient encore mal acceptées dans la société québécoise qui passait alors pour être une société progressiste. Comme dans tout processus d'évolution, il y avait une avant-garde et des esprits à la traîne, mais contrairement à ce qu'on aurait pu croire, un certain nombre d'entre eux appartenait à l'intelligentsia, à commencer par Marc Lépine qui, malgré ses échecs, était un individu évolué et éduqué. Le plus surprenant sans doute est que, quelques jours après le drame, la presse commença d'excuser la réaction des autres étudiants restés sans réaction devant la tragédie qui s'annonçait. On alla même jusqu'à censurer de fait les critiques à l'encontre des "témoins impuissants" sous prétexte qu'il ne fallait pas culpabiliser les jeunes hommes. Outre l'aspect humanitaire (fallait-il poursuivre des jeunes gens qui n'avait pas su décider d'une conduite commune ?), ce genre de comportement venait cautionner le manque d'intérêt des uns pour les autres. C'est le second point crucial soulevé par la tragédie. L'absence de réaction face à Marc Lépine est révélatrice d'un malaise profond de la société moderne. Comme le disait André Beaulieu, un professeur en lycée, quelques jours après la tragédie : « Que cinquante à soixante gars n’aient pas réagi pour tenter de le maîtriser prouve que notre société est décadente. Je veux bien que l’on excuse ces jeunes garçons, mais de là à se cacher dans le corridor, c’est anti-naturel. Je ne comprends pas. Ça me dépasse ».
Pour beaucoup de gens, en particulier dans le milieu ouvrier, les intellectuels avaient perdu le réflexe de protéger les femmes. Etait-ce en réaction inconsciente aux avancées du féminisme, ou simplement un reflet d'un comportement de plus en plus individualiste ? De nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer cette lâcheté de groupe, mais les médias ne s'en sont guère fait l'écho, montrant bien que l'indifférence s'étendait à l'ensemble des protagonistes pris dans le piège du conformisme. Le pire sans doute est que, confrontés individuellement à une situation analogue, beaucoup de ces jeunes étudiants auraient probablement réagi et pris la défense de leurs consœurs. Ainsi en 1992, un membre du personnel de la sécurité de l'université Concordia maitrisa Valéry Fabrikant avant qu'il ait eu le temps de commettre d'autres meurtres, de même qu'en 1984, un agent de la sûreté avait intercepté Denis Lortie alors qu'il menaçait d'utiliser à nouveau son arme. Le geste de l'un des survivants de Polytechnique montre à quel point le fardeau de la lâcheté doit être lourd à porter, même s'il s'agit de la lâcheté d'un groupe entier : pris de remords, Sarto Blais devait se suicider quelque temps après le drame, imité un an plus tard par ses propres parents désespérés par la perte de leur enfant. Blais n'était pas plus coupable que les autres, sans doute seulement un peu plus conscient. Un étudiant en génie mécanique, qui soupait à la cafétéria au moment des faits et travaillait à temps partiel pour Urgence Santé, s'ôta lui aussi la vie, portant à dix-huit le nombre de victimes directes et indirectes.
Depuis le massacre de l'Ecole Polytechnique, des monuments se sont dressés un peu partout au Québec et au Canada pour commémorer l'évènement. On peut y lire le nom des quatorze victimes qui moururent au cours de ces vingt minutes de folie, le 6 décembre 1989 : Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Maryse Laganière, Maryse Leclair, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie St-Arneault, Annie Turcotte, Barbara Klucznik Widajewicz…

n091401a.jpgdesousa_grade10.jpgKimveer Gill (paradant ci-dessous sur sa page personnelle Internet), tua sans raison apparente Anastacia de Sousa (© The Post) une étudiante du Dawson College de Montréal, et blessa plusieurs autres personnes avant que la police ne parvienne à l'abattre.

En 1995, une loi réglementant la vente de toutes les armes à feu au Canada fut votée. Elle prit effet le 6 décembre, six ans jour pour jour après les faits qui l'avaient initiée. Au grand dam des familles de victimes et des partisans d'un contrôle strict des armes, cette loi fut abrogée dans le courant de l'année 2006. Le 13 septembre de la même année, Kimveer Gill fit irruption au Dawson College de Montréal, porteur de trois armes à feu. Ce jeune homme de 25 ans, tourmenté et passionné par les armes, avait créé son blog sur un site de vampirisme. Il y paradait, vêtu de noir et armé d'un fusil d'assaut ou d'un poignard. Ce jour-là, il tira sur les élèves, tuant la jeune Anastascia DeSousa et blessant dix-neuf étudiants. Depuis, le Canada attend un nouveau 6 décembre…

[Cartes]

Bibliographie :

Dale Merle Nelson

• Diane Anderson, Bloodstains : Canada Multiple Murders, Detselig Enterprises Ltd, 2006.

Allan Legère

• Rick MacLean, André Veniot, Terror: Murder and Panic in New Brunswick. Toronto, Canada: M&S Paperbacks, 1990.
• Rick MacLean, André Veniot, Waters, Shaunn, Terror's End: Allan Legere on Trial, Toronto, Canada: M&S Paperbacks, 1992.
• Articles de la presse canadienne.

Marc Lépine

• Adrian Cernea, Poly 1989 : Témoin de l'horreur, éditions Lescop 1999.
• La Presse, Le Devoir et articles de la presse canadienne.


Autres sujets : articles de la presse canadienne.

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© Christophe Dugave 2008
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Published by Christophe Dugave - dans Troisième partie
8 juin 2009 1 08 /06 /juin /2009 09:30
Polices canadiennes et tueurs en série

 

 

Si le Canada est un pays calme qui ne fait guère la une de la rubrique internationale en matière de crimes, il n'en abrite pas moins quelques tueurs en série particulièrement prolifiques. Ses forces de polices, qui regroupent environ 62.500 agents et officiers, sont pourtant reconnues individuellement et collectivement comme efficaces puisqu'elle ont plutôt bien contenu la montée des mafias et des triades, et ont porté des coups décisifs aux bandes de motards criminalisés à la fin des années 90. Avec une moyenne de seulement 192 policiers pour 100.000 habitants contre 222 à 262 aux USA, au Royaume-Uni ou en Australie, les polices canadiennes justifient d'un taux de résolution de l'ordre de 3 affaires criminelles sur 4, très comparable à leurs équivalents français. Alliées efficacement dans la lutte contre la drogue et le grand banditisme, elles ont pourtant manqué de clairvoyance et de réactivité face à des tueurs en série de plus en plus nombreux. Cela s'explique en partie par la multiplicité des corps de police, leur morcellement dans l'immensité des dix provinces et des trois territoires, et par les difficultés de collaboration, voire les véritables guerres interservices qui en résultent. En effet, il n'est pas simple d'organiser la coopération d'unités indépendantes – souvent jalouses de leurs prérogatives – qui opèrent sur le même territoire avec des missions plus ou moins redondantes et des pouvoirs souvent équivalents.

Le seul corps policier ayant une juridiction étendue à l'ensemble du territoire est la "Police Montée", la Gendarmerie Royale du Canada (puisque le Canada dépend encore théoriquement de la Couronne Britannique), la fameuse GRC. Viennent ensuite les polices provinciales telles que la puissante Sûreté du Québec (SQ) dont l'importance découle de la volonté du gouvernement québécois de se démarquer en tout point du reste du Canada. La Police Provinciale de l'Ontario (OPP) bénéficie de moyens tout à fait équivalents à ceux de la SQ. Les grandes municipalités comme Toronto, Montréal ou Vancouver ont les moyens d'entretenir d'importants systèmes policiers qui disposent de moyens conséquents d'investigation, tant en termes de personnel que de facilités matérielles (identification médicolégale, fichiers, logiciels de traque). D'autres municipalités plus modestes ont également leurs propres polices municipales, mais celles-ci se contentent alors bien souvent de régler les problèmes courants de sécurité publique et sous-traitent les affaires criminelles ou les délits importants avec la police provinciale ou la GRC. Hors Québec et Ontario, c'est même souvent la "Police Montée" qui opère sur la presque totalité des territoires des différentes provinces comme c'est le cas pour le Manitoba, la Saskatchewan ou la Colombie-Britannique. La GRC sort alors de ses fonctions de "super-gendarmerie" s'intéressant principalement aux délits fédéraux, pour assurer parallèlement une véritable police de proximité.

Dans pratiquement tous les cas, cette organisation conduit à des doubles juridictions, des chevauchements de pouvoirs, qui conduisent immanquablement à une "guerre des polices", même si les rôles ont été préalablement bien définis. En effet, les criminels opèrent bien souvent dans plusieurs localités indépendantes et, dès lors, les frictions se multiplient entre les hierarchies mais aussi entre les enquêteurs de terrain. C'est le cas entre la police de Montréal (SPCUM) et la Sûreté du Québec, la GRC et la Police Métropolitaine de Toronto, la GRC encore et la Police de Vancouver. Même si ce n'était pas le résultat d'une stratégie élaborée, plusieurs serial killers ont manifestement su tirer parti de cette division et des manquements qui en découlent. En revanche, le Canada a su harmoniser un certain nombre d'outils d'enquête informatiques (sans doute aussi parce qu'ils sont onéreux et donc limités en nombre). Dans ce domaine, le Canada avait bien des années d'avance sur la France et se révélait même plus efficace que le FBI en matière de logiciels de profilage. Cependant, ils ont davantage servi pour la criminalité classique que pour la détection des tueurs en série, non pas parce que ces programmes n'étaient pas adaptés pour la traque des serial killers, mais parce que la police ne ressentait pas le besoin d'entreprendre des investigations poussées pour des raisons bassement politiques. En fait, la politique du "pas dans ma cour" prévalait dans le traitement des crimes en série, nul n'étant enclin à reconnaître qu'un serial killer le défiait impunément. Cette attitude puérile allait faire beaucoup victimes.


Une police morcelée pour surveiller dix millions de kiomètres carrés

Fondée en 1873, la "Police à cheval du Nord-Ouest" devait assurer la sécurité publique dans les immenses territoires peu peuplés situés dans le Grand Nord qui n'avaient pas obtenu l'appellation de province. Un an plus tard, cette troupe paramilitaire comptait quelque trois cents hommes. Dans les années suivantes, elle réduisit non seulement la criminalité, mais elle noua également des relations avec les différentes tribus indiennes occupant le sol canadien. La "police à cheval du Nord-Ouest" suivit alors la colonisation des territoires, puis protégea la ligne du chemin de fer transcanadien au début des années 1880. Avec l'augmentation massive de la population dans les provinces du centre et de l'Ouest au début du vingtième siècle, la police à cheval vit ses missions renforcées, notamment en ce qui concernait l'assistance aux colons, ce qui la rapprocha encore de la population. Elle renforça également ses liens avec les autochtones qu'elle protègeait, en particulier contre les trafiquants d'alcool. Son nom changea, tandis que l'organisation de la Gendarmerie Royale s'ébauchait pour prendre la forme actuelle : quinze divisions réparties en quatre régions (Atlantique, Centre, Nord-Ouest et Pacifique) comptant au total plus de 23.000 hommes. La GRC relève maintenant du ministère de la Sécurité Publique et de la Protection Civile du Canada, et exerce un service de police fédérale sur l'ensemble du territoire. Elle joue également un rôle de police judiciaire et de proximité dans sept des dix provinces, à l'exception du Québec, de l'Ontario et de Terre-Neuve et Labrador, couvrant ainsi des centaines de municipalités et communautés autochtones et de nombreux aéroports. Avec un budget de plus de trois milliards de dollars en 2005, la GRC dispose donc de moyens considérables pour lutter contre la criminalité. Ayant pouvoir sur l'ensemble du territoire, elle semble à même de lutter efficacement contre les tueurs en série, y compris les routards du crime qui sévissent dans plusieurs provinces. Pourtant, la principale mission de la police fédérale reste la lutte contre les délits fédéraux (contrebande, contrefaçon, terrorisme), et elle n'intervient souvent que tardivement dans les enquêtes criminelles sur les meurtres multiples qui ont généralement lieu dans de grandes métropoles possédant leur propre police. L'expérience a montré à maintes reprises que l'efficacité de la GRC était alors fortement handicapée par les guerres intestines entre corps et les réactions protectionnistes qui révélaient l'ampleur de la rivalité "fédéral-provincial-municipal".
D'abord connue sous le nom  de "Police Provinciale du Québec" puis "Sûreté Provinciale du Québec", la Sûreté du Québec a vu le jour en 1870. Sa mission principale est d'assurer la sécurité des biens et des personnes, mais elle se charge aussi d'appliquer les lois fédérales sur le territoire québécois (bien que la GRC y dispose d'un contingent). Avec un effectif de 7000 membres et un budget de plus de 700 millions de dollars en 2005, elle présente une organisation complexe à la hauteur d'une police nationale comprenant notamment des services d'identité judiciaire, d'analyse du comportement et d'analyse de l'information criminelle, ainsi que de nombreuses équipes d'enquête réparties en une dizaine de districts. Le plus chargé est sans conteste le district 6 qui regroupe, entre autres, Montréal et Laval. En 2002, la SQ a vu ses effectifs renforcés en absorbant plusieurs polices municipales dans le cadre d'une réorganisation massive des municipalités du Québec.
Construite sur un modèle analogue, la Police Provinciale de l'Ontario (OPP) regroupe 8350 membres et dispose de matériel lourd et d'une infrastructure complète lui permettant de faire face à des enquêtes complexes sans aide extérieure. Cependant, elle n'intervient pas directement sur le territoire de la grande mégapole canadienne, Toronto (où se concentre une grande partie de la criminalité), qui possède son propre service de police, la Toronto Metro Police. Dans la région des lacs, au sud de l'Ontario, où la densité de population est comparable à celle de la France, plusieurs polices régionales viennent renforcer l'OPP telles que la Niagara Regional Police, la Hamilton Wentworth Regional Police et la Waterloo Regional Police. Toutes bénéficient de la puissante infrastructure de l'OPP, y compris des plateformes de recherche et de corrélation informatisées telles que la SALCV, RIGEL ou AFIS.
Moins connue, la Royal New-Foundland  Constabulary fait respecter la loi dans la province de Terre-neuve et Labrador. Même si ses effectifs sont limités (environ 500 membres), elle n'en demeure pas moins en relation permanente avec la GRC, que ce soit pour l'appui logistique ou l'échange d'informations.
Avec 2,7 millions d'habitants, Toronto est la plus grande ville canadienne. La Toronto Metro Police compte plus de 5000 agents, officiers et enquêteurs. Dans l'ordre décroissant viennent ensuite Montréal (1,9 millions d'habitants intra muros) et Vancouver (550.000 d'habitants) dont les services de sûreté sont également à la taille des cités : 4800 membres pour le SPCUM (Service de Police de la Communauté Urbaine de Montréal)  et 3200 pour le VPD (Vancouver Police Department) auxquels s'ajoutent les services de police de West et de North-Vancouver et divers services de police et de la GRC qui assurent la sécurité dans la zone du Grand Vancouver, les Lower Mainlands, qui compte quelque 2,2 millions d'habitants. Chacun de ces corps de police a connu des heures difficiles dans la chasse aux tueurs en série, mais le ratage le plus récent et le plus manifeste est sans aucun doute le fait du VPD qui ignora pendant des années les disparitions de prostituées dans l'Eastside de Vancouver jusqu'à totaliser une soixantaine de cas pour lesquels la seule explication plausible était l'existence d'un serial killer.
Dans les territoires concédés aux Premières Nations, une cinquantaine de polices autochtones (principalement en Ontario et au Québec), telles que le Service de Police Mohawk ou le Service de Police Cree, assurent la liaison entre la GRC, qui représente le pouvoir fédéral, et les conseils de bandes qui gèrent les réserves. Ces forces de sécurité aux moyens limités ont principalement un rôle de maintient de l'ordre, et ne sont pas en mesure de poursuivre des enquêtes criminelles. Dans la plupart des cas, des accords cadres ont été établis avec la GRC ou d'autres corps policiers qui délèguent des agents et des officiers (principalement d'origine autochtone) pour faciliter la relation entre police et membres des tribus amérindiennes. Les polices locales jouent cependant une fonction importante en relayant les informations aidant à retracer le parcours des nombreuses amérindiennes qui ont disparu, et permettant, de ce fait, de détecter un éventuel tueur multirécidiviste. En effet, la situation des Amérindiens au Canada est bien différente de celle de leurs cousins américains. A l'inverse des Etats-Unis, l'histoire de la conquête du Canada n'a pas été aussi marquée par le génocide des Premières Nations, même si les populations autochtones n'ont cessé de diminuer au cours des siècles. Les tribus indiennes se sont donc faites plus présentes dans la vie politique canadienne, défendant leurs intérêts bec et ongles. Il en a résulté une sorte de passif, dressant autochtones et descendant de colons les uns contre les autres. Même si cette opposition reste généralement pacifique, elle n'en est pas moins réelle, et elle a laissé des traces dans la société canadienne. Comment s'étonner alors que les victimes amérindiennes ne bénéficient pas de la même couverture médiatique que des blanches de bonne famille ? Lorsque les autochtones sont des toxicomanes se prostituant pour se payer drogue et alcool, on ne peut guère s'étonner que nul ne veuille lever le petit doigt, même si cela insulte la morale la plus élémentaire.


Le profilage à la canadienne


Avec 262 rubriques, le Système d'Analyse des Liens entre Crimes Violents (SALCV) est un outil extrêmement précieux pour la détection et la traque des tueurs en série. Cependant, il ne se substitue jamais totalement aux policiers spécialisés dont l'expérience et l'intuition sauront faire la différence. 

A l'image de la GRC, de l'OPP et de la SQ, les grandes polices municipales possèdent des services d'enquêtes criminelles performants faisant appels à des "auteurs de profils criminels", des profileurs bien loin du romantique modèle cinématographique, puisqu'il s'agit de policiers expérimentés intégrés dans des structures de soutien aux enquêtes, et dont le méticuleux travail de compilation est appuyé par une batterie de logiciels spécialisés et de laboratoires d'analyse médicolégale. Pour résoudre des affaires de meurtriers multirécidivistes, les différents corps policiers ont monté leurs structures en réseaux et utilisent des programmes de profilage tels que le SALCV (importé en France sous le nom de SALVAC), et RIGEL. Mais le profilage est avant tout une affaire d'hommes et d'expérience. Même si on peut avoir l'impression que tous les serial killers se ressemblent, ou tout du moins qu'on peut les répartir entre quelques catégories bien définies, ils n'en restent pas moins des hommes. Bien que privés de repères sociologiques et de références morales, ils présentent toute la complexité de la pensée humaine, ce qui les rend difficile à détecter et à identifier. La solution est sans doute d'employer une brochette de profileurs travaillant en parallèle pour examiner les nombreux indices et témoignages (31.000 pièces d'indices et 3.200 suspects dans l'affaire Bernardo & Homolka), luxe que peut se permettre le FBI avec sa puissance colossale, mais certainement pas un pays tel que le Canada comme le déclarait Kim Rossmo lorsqu'il dévoila son nouveau logiciel de profilage géographique, RIGEL, « …En conséquence, nous devons être créatifs, innovants et plus efficaces ».
De tous les serial killers canadiens, Clifford Olson est certainement le plus célèbre, d'abord parce qu'il a assassiné au moins onze enfants, peut-être une quarantaine, mais aussi parce que son manque de remords et son cynisme en ont fait une parfaite incarnation du mal. Son histoire montre aussi que ce psychopathe pédophile aurait certainement pu être mis hors d'état de nuire beaucoup plus tôt si la police avait disposé de moyens permettant de repérer les crimes en série et de localiser leurs auteurs avec une certaine précision. Ainsi, vers le milieu des années 80, les policiers du Comité Consultatif du Centre d'Information de la Police Canadienne, le CIPC, recommandèrent la création d'un fichier central permettant de compiler et de comparer les données recueillies à propos des crimes violents, en particulier des viols et des meurtres à caractère sexuel. Le Canada avait un retard certain sur les Américains, déjà familiarisés avec le phénomène des serial killers. Ainsi, le logiciel du FBI baptisé VICAP (Violent Crime Apprehension Program) inspira un système équivalent de conception purement canadienne : le Fichier des Crimes Graves alias FCG. En 1990, le FCG contenait des informations relatives à 800 cas, principalement des homicides, consignées par des enquêteurs de terrain et retraitées par des analystes. Pourtant, le FCG n'a guère brillé comme outil de soutien aux enquêtes puisqu'il n'a pas permis de résoudre le moindre crime.
Alors que les déboires du FCG le menaient à sa perte, l'inspecteur Ron MacKay de la Gendarmerie Royale suivait une formation à la fameuse "Unité de la Science du Comportement" au quartier général du FBI à Quantico, en Virginie. Responsable de la sous-direction de l'analyse des crimes violents à la Direction Générale de la GRC à Ottawa, l'inspecteur MacKay était ainsi devenu le premier profileur canadien. Au contact des formateurs du FBI, il avait compris l'importance des systèmes informatisés pour la compilation et l'analyse des données relatives aux crimes en série. Dès 1991, il entreprit la création d'un équivalent du VICAP en collaboration avec des membres de la Police Provinciale de l'Ontario et de la Sûreté du Québec. Sous la responsabilité du Sergent Greg Johnson, un policier qui justifiait d'une grande expérience de terrain, MacKay et ses collègues entreprirent tout d'abord d'examiner les systèmes existant aux USA. En effet, plusieurs états avaient entrepris de développer des logiciels plus ou moins équivalents au VICAP : HEAT dans le New-Jersey, HALT dans l'état de New-York, HITS dans l'état de Washington ou encore ATAC en Pensylvannie, qui étaient utilisés par les polices d'états et les polices municipales. L'expérience avait montré que bien qu'efficaces, ces systèmes avaient quelques imperfections. Dans sa version originelle, VICAP ne permettait pas de traiter les agressions sexuelles graves considérées depuis comme une étape clé vers le meurtre en série.
En collaboration avec ses collègues et avec un expert des sciences du comportement, MacKay et ses collègues rédigèrent un questionnaire en 262 points décrivant très précisément les divers aspects des délits : indices, modus operandi, détails comportementaux, victimologie etc… destiné à être directement rempli par les enquêteurs. Ce système simple mais très complet devait cependant être soumis à un contrôle de qualité permettant de s'assurer de la pertinence des données, et de les homogénéiser en vue d'un traitement informatique. Un premier prototype du nom de MaCROS proposé par le sergent Keith Davidson, responsable de la coordination de l'analyse des crimes violents en Colombie Britannique, fut testé et approuvé. Deux experts en informatique furent recrutés spécialement pour créer de toutes pièces un nouveau logiciel fonctionnant sous Windows et particulièrement convivial : le Système d'Analyse des Liens entre Crimes Violents (SALCV) baptisé VICLAS en anglais.
Le SALCV se révéla rapidement un outil précieux pour les analyses et les  recherches de corrélations entre crimes violents, et le fait qu'il accepte de traiter plusieurs langues telles que l'anglais, le français, l'allemand etc… en faisait un système universel, d'autant plus qu'il était monté en réseau. En mai 1997, on comptait déjà 20.000 cas recensés avec 3200 liens établis au Canada concernant aussi bien les cas d'agression sexuelle, les homicides ou tentatives d'homicide, les disparitions, les enlèvements et les cadavres non identifiés. Cependant, le SALCV souffrait de ses propres qualités : logiciel précis, il lui fallait des réponses non ambiguës qui devaient être formulées par un expert dans divers domaines tels que les enquêtes criminelles, les sciences comportementales et l'informatique. Programme évolutif, il exigeait aussi une permanente remise à niveau de ses utilisateurs, et donc la présence de spécialistes dans chaque section du SALCV. On compte aujourd'hui dix centres SALCV dont sept sont contrôlés par la GRC, un par l'OPP, un par la SQ et le dernier par le SPCUM.
Depuis sa mise en service, le SALCV s'était taillé une réputation prestigieuse au sein de nombreuses polices nord-américaines et européennes au point que plusieurs états américains, la Belgique, le Royaume-Uni, la Hollande, l'Autriche, l'Australie et d'autres l'adoptèrent comme principal programme d'investigation. Le Docteur David Cavanaugh de l'université d'Harvard devait déclarer que les Canadiens « …sont arrivés à faire pour les systèmes d'analyse de liens ce que les Japonais ont fait pour la chaîne de montage de voiture : à partir d'une bonne idée qu'ont eu les américains, ils ont conçu le meilleur système du monde ». La France devait également l'acquérir sous le nom de SALVAC pour en équiper à la fois la Gendarmerie et la Police Nationale.
En matière d'enquête, le SALCV ne se contente pas d'apporter un soutien précieux aux policiers. Nécessitant des informations précises, le système se porte en quelque sorte "garant" de la qualité de l'enquête qui suit une procédure systématique. Le policier de terrain doit répondre à des questions précises et par conséquent tout faire pour obtenir les éléments lui permettant de renseigner chaque rubrique. D'autre part, il encourage la mise en commun des données et les collaborations multiples entre enquêteurs, y compris entre corps de police indépendants. Mais le système souffre de certains biais. D'abord, il reste toujours soumis à l'avis de l'enquêteur principal qui accepte ou rejette les conclusions. D'autre part, à ses débuts, VICLAS eut à affronter l'opposition de nombreux policiers qui rechignaient à consacrer le temps nécessaire pour remplir le formulaire, mais les résultats obtenus eurent vite fait de balayer les réticences. Cependant, les problèmes relatifs à la loi d'accès à l'information ou à la loi sur la protection des renseignements personnels étaient préoccupants. Ainsi, dans les cas de crimes graves, les policiers hésitaient à informer le SALCV d'une "preuve clé" qui aurait pu se trouver divulguée avant l'arrestation du coupable. D'autre part, dans ses versions premières, le SALCV était un logiciel de profilage judiciaire et comportemental et ne prenait donc pas en compte la notion de profilage géographique introduite par l'inspecteur Kim Rossmo de la police de Vancouver.
Au début des années 80, Rossmo suivait une formation dispensée par les criminologues Patricia et Paul Brantinghan de l'université Simon Fraser qui défendaient l'idée qu'en connaissant l'endroit où habitaient les criminels, on pouvait prédire l'endroit où ils allaient commettre leurs crimes. Rossmo renversa la théorie qui s'appliquait parfaitement à la plupart des tueurs en série. Les serial killers, noyés dans la masse des anonymes, vivent et travaillent comme la plupart des gens. Ils tuent dans un quartier qu'ils connaissent, la "zone de confort", intermédiaire entre l'endroit où ils vivent ou travaillent, la "zone tampon", et "l'extérieur" qu'ils connaissent moins. Comme l'explique le Sergent Brad Moore, profileur géographique, « plus un criminel se trouve proche de son domicile à l'intérieur de la zone de confort et plus il va être enclin à commettre un crime ». Mais bien entendu, la superficie de ces zones varie considérablement d'un psychopathe à l'autre, et elle est impossible à déterminer à l'avance.  On sait cependant que les serial killers organisés on tendance à étendre leur zone de confort par rapport aux agresseur désorganisés. Cette façon d'agir n'est guère différente des méthodes de chasse des grands fauves. Rossmo appuya même sa théorie sur l'étude des stratégies utilisées par les lions dans les plaines du Serengeti en Afrique. Rossmo imagina donc qu'en répertoriant les scènes de crime et en les corrélant l'une à l'autre, on pouvait localiser le domicile du tueur. Le concept de CGT (Criminal Georgaphic Targeting ou ciblage criminel géographique) était né. En traçant un cercle de rayon variable autour d'une scène de crime et en répétant l'opération pour chaque nouveau meurtre, on obtenait une série d'intersections bordant le contour de la zone de domiciliation probable du tueur. Bien sûr, compte tenu du nombre d'inconnues et donc du nombre de combinaisons possibles, l'utilisation de l'outil informatique était indispensable. RIGEL venait de voir le jour. Sa grande force était qu'il pouvait être connecté à VICLAS et pouvait ainsi affiner ses conclusions.

Exemple de carte de probabilité de présence maximale (ici en jaune et orange) d'un agresseur multirécidiviste à Vancouver établie à l'aide du logiciel de profilage géographique mis au point par le profileur Canadien Kim Rossmo (© Vancouver Police Department).

Les premiers essais firent sensation : testé a posteriori sur le cas Clifford Olson, RIGEL désigna un quartier de quatre blocs à Coquitlam (banlieue de Vancouver) où Olson avait effectivement habité. Dans le cas de l'affaire Bernardo & Homolka et en se basant sur les meurtres de Kristen French et de Leslie Mahaffy, RIGEL pointa Port-Dalhousie où étaient domiciliés Paul Bernardo et Karla Homolka. Le véritable baptême du feu pour RIGEL eut lieu lorsque le logiciel fut confronté au cas de l'Abbotsford killer. RIGEL tomba pratiquement pile sur le domicile de Terry Driver qui avait effectivement tué une jeune fille de 16 ans et tenté d'assassiner son petit ami. Le programme connut également de nombreux succès avec des violeurs en série qui sont, par définition, le cauchemar de la police puisqu'ils choisissent souvent leur victime au hasard dans une zone relativement étendue. Curieusement, lorsque la police arrêta le violeur en série John Oughton au milieu des années 80 (soit antérieurement à la création de RIGEL), elle trouva chez lui une carte où étaient localisés ses 79 viols. Il avait ainsi planifié ses attaques afin que les enquêteurs ne puissent pas les corréler. Soumis à RIGEL une décennie plus tard, les 79 localisations permirent pourtant de cerner très précisément le domicile d'Oughton.
Cependant, RIGEL connaît lui aussi des limites bien qu'il ait été adopté par la GRC, la police de Vancouver et l'OPP. Ainsi, il est inefficace avec les tueurs itinérants, ceux qui n'ont pas de port d'attache. De même, fonctionnant à base de probabilités, il ne peut effectuer une réelle prédiction qu'à partir de cinq scènes de crimes, ce qui est déjà énorme en termes de pertes humaines.
La contribution de logiciels tels que VICLAS ou RIGEL est considérée comme déterminante par de nombreux policiers, mais son impact réel sur les enquêtes reste difficile à évaluer puisque la teneur même du programme, et en particulier du questionnaire, doit rester secrète pour ne pas être détournée par les criminels récidivistes. Dans le cas des tueurs en série, on doit aussi considérer que ces programmes ont eu des "ratés", que ce soit au cours du renseignement ou du traitement des données puisqu'ils n'ont pas su identifier les criminels après leur second ou leur troisième crime. Là encore, le facteur humain peut parfois peser très lourd. S'adressant à des criminels multirécidivistes, les programmes de profilage compilent, comparent mais n'anticipent pas, contrairement à ce qui peut être réalisé dans la lutte contre les gangs organisés. En effet, ces derniers obéissent à la logique de l'argent qui exclut généralement les comportements fantasques et imprévisibles. Ainsi, la collaboration entre les différents corps de police et le Service Canadien de Renseignement Criminel (SCRC) ont permis de démanteler de nombreux gangs, en particulier les bandes de motards criminalisés et des groupes mafieux impliqués dans le trafic de drogues. Mais les tueurs en série posent un tout autre problème puisque la dimension fantasmatique déterminante est mal appréciée par les codes de calcul. Les ordinateurs et les logiciels ne sont donc pas près de supplanter les enquêteurs de terrain, même si la puissance informatique est une arme toute aussi redoutable entre les mains de policiers que peut l'être un pistolet. Dans le cas des tueurs solitaires dont le comportement échappe parfois à toute logique apparente, le jugement du profileur reste donc la clé de voûte du système. C'est lui qui validera ou non les informations qui seront intégrées dans les bases de données, et c'est encore lui qui acceptera ou rejettera les résultats fournis par la machine.


La science contre les tueurs en série

L'informatique a envahi tous les secteurs de l'enquête policière, de l'enregistrement des indices et des pièces à conviction jusqu'au traitement des données et des résultats. Il n'y a guère que la photographie qui ne se soit pas convertie au numérique, puisque non-recevable par une cour de justice en raison du trop grand risque de falsification. D'autres techniques de pointe sont couramment utilisées pour confondre les criminels de tout poil, notamment les délinquants sexuels et les tueurs psychopathes dont on peut trouver des traces souvent infimes sur plusieurs scènes de crime. Ne seront détaillées ici que quelques une des méthodes les plus étonnantes ou les plus nouvelles.

Le système AFIS est utilisé par la plupart des corps de police canadiens (© Toronto Metro Police).

La plus connue est sans conteste l'analyse des empreintes digitales et l'utilisation des fichiers d'identification criminelle. Bien évidemment, cette méthode ne vaut que par comparaison avec les empreintes d'un éventuel suspect. Au Canada comme en France dont il est originaire, le fichier AFIS (Système d'Identification Automatique des empreintes digitales) contient près de trois millions de jeux d'empreintes informatisées contenant pour certaines jusqu'à 150 points de comparaison possibles. Quelque 70.000 criminels ont aussi été répertoriés. L'ensemble du fichier étant sur réseau, toutes les provinces peuvent l'utiliser à volonté, aussi bien pour des recherches ouvertes que pour des corrélations. Il n'en demeure pas moins que l'étape décisive reste la collecte des empreintes.
Les techniciens en scène de crime disposent d'un jeu complet de poudres permettant de révéler des empreintes sur tous les supports et, lorsque celles-ci sont trop ténues ou trop fragiles, il peuvent les "fixer" grâce aux vapeurs de cyanoacrylate, une substance qui polymérise à l'air libre.
Tous comme les empreintes digitales, les empreintes palmaires sont uniques et présentent un plus grand nombre de points de comparaison. Longtemps négligées bien qu'elles soient fréquemment trouvées sur les scènes de crime, ces empreintes sont maintenant répertoriées dans AFIS et régulièrement utilisées au cours des enquêtes.
Les empreintes dentaires sont également exploitées, la plupart du temps sur les cadavres à identifier puisque tous les dentistes en conservent une copie. Le cas de Wayne Boden, "Le Tueur Vampire", est fameux puisqu'il permit de confondre le coupable sur la base de morsures infligés à la poitrine de ses victimes, justifiant ainsi l'émergence de l'odontologie légale au Canada.
Le sang est un élément souvent omniprésent sur les scènes de crime, soit parce qu'il provient de la mise à mort de la victime, soit parce qu'il y a eu lutte. On peut ainsi espérer isoler des traces provenant de l'assassin qui aura été blessé (même très légèrement) ou se sera blessé lui-même, chose fréquente lorsqu'on manipule une arme coupante ou tranchante. En effet, le psychopate en pleine action se soucie généralement peu de sa propre sécurité. Tuer est pour lui un besoin impérieux qui ne saurait être limité par le simple risque de se faire prendre ou de se blesser. En plus de fournir le facteur rhésus et le groupe de son propriétaire, le sang est, en effet, un bon pourvoyeur d'ADN à présent couramment utilisé pour l'identification criminelle. Mais le sang peut aussi fournir de nombreuses informations sur le modus operandi du tueur, notamment si c'est celui de la victime. En effet, les gouttes de sang sont elles aussi porteuses d'un message : taille, forme, densité, abondance sont autant d'informations, et certains techniciens en ont fait une spécialité. On peut ainsi en déduire si le sang était d'origine veineuse ou artérielle selon l'abondance et la puissance du jet, si la victime courrait, se traînait à terre ou était malmenée. Les traces de sang délivrent aussi un message codé, mais aisément compris des initiés : le corps a-t-il été remué, déplacé ? Même lorsqu'elles sont invisibles à l'œil nu, les traces sanglantes peuvent être mises en évidence par des réactifs tels que le luminol, cette substance qui fluoresce sous l'effet de la lumière ultraviolette en présence du fer complexé dans l'hémoglobine. Pour peu que la surface étudiée soit suffisamment poreuse, le sang peut ainsi être détecté longtemps après un meurtre et ce, malgré des lavages répétés. Ce fut ainsi le cas pour William Fyfe dont le jean portait encore des traces du sang de ses victimes longtemps après les meurtres et ce, malgré plusieurs passages en machine.
Le sperme peut également être aisément visualisé en lumière noire (ultraviolette), et il existe des réactifs spécifiques des secrétions intimes. Comme le sang, c'est un excellent fournisseur d'ADN. Les cheveux (dotés de leur racine), peuvent aussi apporter des informations capitales. Dans certains cas, un simple récurage des ongles de la victime permettra de recueillir des cellules ou du sang appartenant à l'assassin et arrachés lors d'une lutte. N'oublions pas que même une pièce à conviction peut fournir des preuves biologiques anciennes mais exploitables, telle la bague de Teresa Liszak-Shanahan retrouvée chez William Fyfe qui recellaient quelques cellules de la victime.
L'ADN, l'acide désoxyribonucléique, est considéré comme une preuve biologique "absolue" et est utilisé dans les enquêtes criminelles depuis 1986. Cette molécule, porteuse de l'information génétique, opère comme un véritable "plan de montage" de l'organisme humain et est globalement identique chez tous les membres d'une même espèce. Elle comporte cependant certaines différences minimes qui conditionnent la variabilité entre les individus. Ce sont certaines de ces variations qui vont intéresser les laboratoires d'identification criminelle. Par comparaison, on peut établir, avec un risque infime d'erreur (une chance sur un milliard de milliards avec l'analyse des séquences courtes répétées en tandem), que l'ADN recueilli sur une scène de crime et l'ADN obtenu par frottis buccal ou prise de sang chez un suspect, sont issus d'une seul et même individu. La preuve ne vaut en effet que par comparaison puisque l'information génétique contenue dans l'ADN est inutilisable pour déterminer le profil d'un suspect en dehors de certaines maladies génétiques facilement détectables.
Outre sa grande fiabilité, la force des techniques d'identification d'ADN est leur extrême sensibilité. En effet, la méthode repose sur une technique de PCR (Amplification en chaîne par la polymérase) permettant la multiplication du nombre de copies de la molécule d'ADN selon un processus très proche de celui qui préside à la division et la multiplication cellulaires. Ainsi, à partir de traces infimes de matériel génétique intact, on peut obtenir des quantités importantes de fragments d'ADN qui peuvent être analysés. Si les premières déterminations nécessitaient un ADN nucléaire de bonne qualité, on sait, à présent, utiliser l'ADN mitochondrial, beaucoup plus abondant. L'analyse sélective du chromosome Y permet souvent de distinguer l'ADN mâle (l'agresseur étant souvent un homme) de sa victime (généralement une femme qui ne possède pas ce chromosome). Bien que la molécule d'ADN soit relativement fragile, elle peut être identifiée dans des milieux complexes (la terre par exemple comme ce fut le cas dans l'affaire Pickton). Même partiellement dégradée, la molécule peut fournir suffisamment de renseignements pour être utilisable comme preuve. Cependant, il existe toujours une possibilité d'erreur, par exemple lorsque l'agresseur a volontairement apporté de faux indices, mais surtout quand la scène de crime a été mal préservée par la police et que les échantillons ont été contaminés.
Il existe à présent deux banques génétiques distinctes au Canada : la première, créée de facto par l'accumulation d'indices utilisables génétiquement et conservés (par exemple les prélèvements ayant servi à confondre William Fyfe, des années après le meurtre d'Hazel Scattolon), et une banque génétique regroupant divers prélèvements effectués chez des individus ayant été convaincus d'agressions à caractère sexuel ou de crimes contre la personne.
Les substances végétales ou minérales sont elles aussi exploitables : feuilles, herbes, terre etc… En liaison avec les universités ou les institutions fédérales ou provinciales qui utilisent des techniques de pointe, les corps de police peuvent identifier les indices et leur provenance. Ainsi, un échantillon de terre peut être soumis pour analyse à Agriculture Canada, ou être comparé aux banques de données de cette institution afin de déterminer la provenance de l'échantillon. Il en est de même avec les pollens microscopiques qui permettent de relier un lieu de découverte avec un lieu de provenance.
Les nouvelles méthodes de chromatographie gazeuse ou liquide, couplées à la spectrométrie de masse, permettent d'isoler et d'identifier des quantités infinitésimales de substances ou d'analyser des mélanges complexes. Cette méthode est particulièrement utile pour l'identification des produits stupéfiants ou illicites, en particulier pour déterminer si un tueur en série a drogué ses victimes. Là encore, la méthode n'est pas infaillible puisqu'une substance telle que le rohypnol, la "drogue du viol", une benzodiazépine à effet amnésiant lorsqu'elle est absorbée avec de l'alcool, est très rapidement éliminée par l'organisme et donc très difficilement détectable.

Michael Angelo Vescio, assassin de deux adolescents au Manitoba, fut trahi par son arme et par la technique dès 1947, ouvrant ainsi au Canada l'ère de la police technique et scientifique (© Winnipeg Police)

L'analyse optique est également très utile, notamment en microscopie sous lumière polarisée ou sous lumière ultraviolette qui permettent de distinguer des détails invisibles à l'œil nu. La microanalyse optique est notamment utilisée pour comparer les traces laissées par les rayures du canon sur les balles et a permis de confondre de nombreux criminels, y compris des tueurs en série. Ainsi, le 30 juin 1947, deux hommes sont arrêtés à Thunder Bay (Ontario), alors Port-Arthur, après un hold-up dans un magasin. L'un d'entre eux s'appelle Michael Angelo Vescio, 32 ans, et a été trouvé en possession d'un pistolet automatique Browning 9mm modèle FN GP35. Les enquêteurs s'intéressent de près à cette arme qui ressemble fortement à celle utilisée pour tuer deux adolescents l'année précédente. En effet, à la suite de la mort du jeune George Robert Smith dont le corps à été découvert à Fort-Rouge, un des district de Winnipeg (Manitoba), la police a retrouvé les balles qui ont traversé le corps, et celles-ci comportent des stries identiques à celles tirées par le Browning saisi. Quelques mois auparavant, le jeune Roy Ewen McGregor, agé également de 13 ans,  avait été assassiné dans des conditions identiques. Dans les deux cas, les balles avaient totalement traversé les corps et s'étaient dispersées sur les scènes de crimes, mais elles avaient été retrouvées par l'emploi d'un détecteur à mines, une première en la matière. Les policiers vont alors confronter Michael Vescio à trois enfants d'une dizaine d'années qui ont été violés par un individu correspondant à son signalement et que l'on soupçonne être le tueur. Vescio avouera les viols et les meurtres mais prétendra néanmoins avoir tué accidentellement ses victimes. Jugé et condamné en novembre 47, il sera finalement exécuté le 19 novembre 1948.
La microscopie électronique permet une analyse très fine d'éléments microscopiques tels que, par exemple, la structure de la kératine des cheveux, variable selon les individus. Mais souvent, un simple examen visuel par un médecin expérimenté permet de déceler des indices ou de mieux comprendre comment la victime a été agressée et tuée. En effet, en plus de donner des informations sur la cause de la mort, les hématomes, les fêlures et les cassures, les déchirures, les coupes et les enfoncements permettent de définir l'arme utilisée et la manière dont son assassin s'en est servi, et ce parfois longtemps après les faits.
Les lividités cadavériques, résultant de l'accumulation des globules rouges dans les zones basses de l'organisme, sont de véritables témoins montrant qu'un corps a été ou non déplacé. La putréfaction des cadavres n'est généralement pas suffisante pour gommer toutes les traces et c'est même souvent un outil pour déterminer la date approximative de la mort. Les services d'identification criminelle se sont ainsi adjoint des entomologistes qui peuvent dater précisément un corps rien que par l'examen de l'espèce et de l'état de développement des insectes qui l'ont colonisé. L'absence de larves en cours de développement est un renseignement en lui-même puisqu'il indique que le corps a été préservé de la ponte des mouches et autres nécrophages. En revanche, dans des cas de température et d'hygrométrie maximales, l'abondance d'asticot peut se révéler préjudiciable à une identification post-mortem. Ainsi, à la "Ferme des Corps", un institut médicolégal américain où l'on étudie la décomposition de corps humains placés dans diverses situations, le docteur Bill Bass a observé que les larves d'insectes pouvaient dévorer l'ensemble des chairs d'un individu de taille normale en une quinzaine de jours, ne laissant plus que des os parfaitement nettoyés alors même qu'un corps enterré mettra des mois, voire des années, pour se décomposer totalement. Pourtant, même un squelette blanchi peut raconter son histoire : fractures, démembrement, traces infimes sur les os (par exemple lorsqu'un couteau a pénétré les chairs jusqu'à l'os). Serges Archambault, le "Boucher de St-Eustache", fut trahi par son habileté à démembrer les corps, une compétence que seul un boucher de métier pouvait posséder, et qui fut présentie par la pathologiste américaine Kathy Reichs qui travaillait en liaison avec la police de Montréal. Le feu lui-même n'est pas suffisant pour détruire totalement un cadavre, sauf si son intensité a été exceptionnelle. Mises à part les graisses cutanées, le corps humain est en effet un piètre combustible et, même cuit à point, il peut encore livrer bien des secrets.
La puissance des méthodes d'analyse judiciaire, popularisées par des écrivains tels que Patricia Cornwell ou des spécialistes comme Kathy Reichs, n'a cependant pas échappé aux serial killers. Ceux-ci ne peuvent plus espérer passer inaperçus : des semaines, des mois, des années parfois après leurs forfaits, la science peut les désigner comme coupable avec une probabilité d'erreur incroyablement petite. La seule parade est de brouiller les pistes en ajoutant des indices comme le faisait le tueur américain Gary Leon Ridgway qui ramassait des chewing-gums et des mégots dans la rue et les abandonnait sur le lieu de ses crimes. Une autre solution, à la fois la plus sûre et la plus complexe, consiste à faire disparaître les corps. Sans cadavre, sans arme du crime, la police est quasiment impuissante. Ce n'est pas un hasard si les tueurs en série les plus prolifiques tels que Clifford Olson ou Robert Pickton ont soigneusement enterré ou détruit les corps de leurs victimes. La relative longévité criminelle de William Fyfe ou de Gilbert Jordan peut s'expliquer simplement par le fait que Fyfe avait commencé à tuer bien avant le développement de nouvelles techniques d'analyse de pointe, et que Jordan assassinait ses victimes en les faisant boire, ce qui pouvait tromper enquêteurs et médecins pathologistes. De même, certaines substances telles que le gamma-hydroxybutyrate (GHB), déjà présent dans l'organisme, sont très difficiles à détecter.
Même la plus fiable et la plus sensible des techniques n'est pas à l'abri d'une incertitude ou d'une imprécision, et ce, malgré la préservation de la scène de crime. Codés et standardisés, les prélèvements sont réalisés selon une procédure éprouvée mais pas toujours infaillible. L'homme, si précieux par son jugement et son intuition, peut parfois gâcher ou effacer des preuves en négligeant certaines précautions. La première d'entre elles est le balisage et le respect absolu de la scène de crime que les techniciens de l'identification criminelle examineront selon une procédure rigoureuse, avant même l'intervention des enquêteurs. Dans tous les cas, des photos, voire une vidéo, seront prises afin de reproduire la vue d'ensemble et d'immortaliser les détails.
Pourtant, malgré la normalisation et les contrôles de qualité, les serial killers courent toujours, au Canada ou ailleurs. Les plus grosses erreurs sont en fait commises à un stade précoce, lorsqu'il faut décider ou non de fédérer les forces de police pour tenter de cerner un éventuel tueur en série. C'est une décision souvent difficile qui doit généralement tenir compte des animosités entre corps de police ou même entre services, et qui doit surmonter les réticences à reconnaître qu'un serial killer est à l'ouvrage. Mais parfois, la police se trouve confrontée à des tueurs d'un genre un peu différent mais non moins redoutables…

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© Christophe Dugave 2008
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Published by Christophe Dugave - dans Troisième partie
31 mai 2009 7 31 /05 /mai /2009 15:30
Serge, David, Cecil et les autres…

 
 
Pour un psychopathe, devenir serial killer n'est qu'une question de circonstances. La terminologie a fixé les limites de cette appellation réservées aux tueurs multirécidivistes : au moins trois victimes assassinées en des lieux et à des dates différentes, mais cette appellation peut aussi s'appliquer à des individus n'ayant tué qu'à deux reprises lorsqu'il est évident qu'ils ne se seraient pas arrêté après ces premiers meurtres si la police ne les avait pas mis hors d'état de nuire. La notoriété du tueur dépend aussi de nombreux facteurs : informations disponibles, mode opératoire plus ou moins horrible, personnalité du psychopathe, rebondissements de l'enquête et du procès… Ainsi, Kathy Reichs, la célèbre anthropologue et écrivaine américaine, est plus connue que Serge Archambault, le serial killer québécois qu'elle contribua à démasquer.

Serge Archambault tua sauvagement trois femmes au Québec en 1989 et 1992. Il fut à la fois confondu par la caméra de surveillance d'un distributeur de billets et par l'anthropologue américaine Kathy Reichs (© Marc Pigeon).

En effet, le 6 janvier 1992, le corps d'une femme de 47 ans fut retrouvé dans la maison qu'elle occupait avec son mari dans la petite ville de St-Calixte, près de Montréal. Elle portait une blessure à la tête qui indiquait sans ambiguité qu'elle avait été tuée par balle. Le 26 novembre de la même année, une femme de 24 ans fut découverte dans son bungalow de Deux-Montagnes, non loin de Montréal. Bien qu'elle ait été étranglée, divers indices permettaient de relier les crimes : les victimes avaient été sauvagement battues et mutilées, et leurs cartes de crédit avaient été dérobées et débitées peu de temps après, comme le fit William Fyfe quelques années plus tard. Lors du second meurtre, une caméra de surveillance filma l'agresseur alors qu'il retirait de l'argent, et celui-ci fut rapidement identifié et apréhendé. Il s'agissait de Serge Archambault, 35 ans et père de deux enfants, qui avoua rapidement un troisième meurtre commis en 1989. Il avait alors caché les restes de sa première victime dans une zone boisée de St-Hubert, sur la rive sud du Saint-Laurent. Le 30 novembre, soient 4 jours après l'arrestation du coupable, une partie du cadavre démembré d'une femme de 29 ans fut découvert, enveloppé dans un sac en plastique. Quatre autres sacs dispersés dans le bois furent retrouvés quelques jours plus tard. L'anthropologue américaine Kathy Reichs, qui collaborait activement avec la Sûreté du Québec, releva des traces de coupures sur les os et une section extrêmement précise des articulation qui indiquaient que le tueur avait des connnaissances anatomiques. C'est sans surprise que les enquêteurs apprirent que ce voyageur de commerce avait été boucher et, qu'en conséquence, il savait débiter un cadavre. Le 19 novembre 1993 au palais dejustice de St-Jérôme, celui que la presse surnommait "le Boucher de St-Eustache" fut condamné à la prison à vie pour meurtre au premier degré. On raconte que parmi ses affaires personnelles, les enquêteurs retrouvèrent des renseignements sur de nombreuses autres femmes. Il pourrait ainsi avoir été impliqué dans d'autres crimes jamais résolus.

Paul Cecil Gillis fut un temps l'un des pires tueurs en série du Canada. A l'âge de 25 ans, il assassinna huit jeunes femmes en Colombie-Britannique. Son épopée criminelle prit fin lorsque Gillis assassina Laverne Merle Johnson en 1974. La police commença de le soupçonner lorsqu'il participa aux recherches comme volontaire et trouva miraculeusement le corps mutilé et caché sous un pont. Interné au centre psychiatrique d'Oak Ridge, il y croisa Peter Woodcock avant d'être transféré à l'hôpital psychiatrique St-Thomas (Ontario). En avril 1988, Gillis et un autre patient du nom de Roger Abel profitèrent d'une permission de sortie pour agresser et violer une jeune fille qu'ils tentèrent vainement de tuer avant de regagner tranquillement leurs chambres à St-Thomas. La jeune victime dénonça ses agresseurs qui furent appréhendés dès le lendemain. Gillis fut condamné à la prison à vie et déclaré "Dangerous Offender" avant d'être envoyé au SHU de Kingston.

Le 24 août 2000, David Threinen, 52 ans, se présenta devant la commission de libération sur parole. Comme il pouvait s'y attendre, sa demande fut refusée. Lors d'une précédente comparution, il avait déclaré qu'il s'effrayait lui-même, qu'il avait peur de ne pas pouvoir s'arrêter. Agé alors de 25 ans, ce pédophile maniaque et violent avait enlevé et étranglé de jeune enfants de la région de Saskatoon au cours de l'été 1975. Ainsi, au mois de juin, la jeune Darlene Cranfield, 10 ans, rencontra un de ses amis et lui proposa d'aller faire un tour à la rivière. Le jeune Richard Klassen devait faire des courses, aussi déclina-t-il l'offre ; il fut le dernier à la voir vivante. Un peu plus tard, Darlene se rendit  au bord de l'eau en compagnie de Robert Grubesic, 9 ans. Il y rencontrèrent David Threinen qui les enleva et les étrangla avant d'abandonner leurs corps qui ne furent découverts que deux mois plus tard. Quelques semaines après le drame Samantha Turner et Cathy Scott furent assassinnées à leur tour, peu avant que leur meurtrier ne soit enfin capturé. Threinen fut jugé et condamné à la prison à vie. Il ne sera probablement jamais remis en liberté.

Le désir sexuel, et ses déviations pathologiques, sont le principal moteur des serial killers, en particulier ceux de sexe masculin (c'est à dire l'immense majorité des tueurs multirécidivistes). Mais parfois, un homme peut assassinner parce qu'il est tout bonnnement atteint d'une psychose qui nécessite un déclencheur pour que sa violence explose. C'est le cas de Kenneth Ford qui fut surnommé "Le Barbebleue du Québec".

Kenneth Ford, le "Barbebleue du Québec", tua successivement ses quatre compagnes enceintes parce qu'il refusait sa paternité (© Allô-Police).

On peut avoir bien des raisons de vouloir se débarrasser de sa femme : jalousie, vengeance, cupidité ou simple sadisme, mais les motivations de Kenneth Ford étaient pour le moins singulières. En février 1953, à Cowansville, cet homme de 35 ans alerte la Sûreté du Québec parce qu'il prétend avoir découvert sa femme inanimée dans sa baignoire. Norma Ford gît effectivement dans son bain, bel et bien morte. L'eau est rougie par le sang qui s'est échappé de profondes entailles en arrière de sa tête. La cause de la mort est évidente à première vue : le savon est tombé dans le fond de la baignoire et la victime a glissé dessus, basculant en arrière et heurtant le robinet à facettes. Norma Ford s'est donc noyée lorsqu'elle a perdu connaissance. Une analyse minutieuse de la scène de l'accident révèle cependant plusieurs anomalies : pyjama propre sur le dessus du tas de vêtements alors que le pyjama déjà porté est en dessous, tapis de bain déjà mouillé et absence de projections sanglantes sur les murs… Au-dehors, l'incinérateur contient des cendres provenant de vêtements masculins. On peut donc imaginer que Kenneth Ford a tué sa femme dans un autre endroit et qu'il a dû se débarrasser de ses propres affaires souillées par le sang, de même qu'il a sommairement nettoyé le tapis de bain sur lequel il a traîné le corps. Les policiers suspectent bientôt un crime maquillé en accident. Bien que Kenneth Ford ait semblé choqué par la disparition de son épouse, sa personnalité ne laisse pas les policiers indifférents : décrit par beaucoup comme un employé modèle et un mari sérieux, une enquête plus approfondie esquisse de lui une autre image. Ainsi, certaines femmes ont fait le portrait d'un contremaître tyrannique, harcelant sexuellement ses employées. On découvre bientôt que sa femme était enceinte et qu'il ne semblait pas emballé par sa future paternité, lui qui n'avait pas connu son père. Son attitude vis-à-vis de sa femme avait même changé du tout au tout depuis qu'il avait appris la grossesse. La police retrace alors la route de Kenneth Ford depuis qu'il avait atteint l'âge adulte et elle n'en est qu'au début de ses surprises. En effet, natif de l'état américain du Vermont, Ford s'était lié avec une jeune fille de 18 ans qui s'était noyée alors qu'elle était à la pêche avec lui. Il avait alors vécu en concubinage avec une jeune femme qui avait malencontreusement trouvé la mort en tombant dans sa cave… Kenneth Ford avait ensuite déménagé pour le Québec où il avait vécu un moment avec une femme qui se tua dans un accident de voiture. Mais le plus troublant sans doute était que, d'après les rapports d'autopsies, les trois victimes étaient enceintes !
Les interrogatoires, menés sous forme de discussions impromptues, permirent de confondre ce tueur un peu particulier qui aimait les femmes mais les rejetait avec une violence incroyable lorsqu'elles portaient sa descendance. La découverte des patins, maladroitement enfouis sous la neige, révéla qu'ils étaient souillés de sang humain. Le dessin de la lame correspond aussi parfaitement aux blessures relevées sur le crâne de Norma Ford. La carrière criminelle du "BarbeBleue du Québec" connut une fin rapide et tragique : jugé et condamné, il fut exécuté à la prison de Bordeaux à l'automne de la même année mais la pendaison ratée le laissa agoniser pendant 13 longues minutes.

Au  Canada comme ailleurs, plusieurs meurtriers ont raté l'examen d'entrée dans le club très fermé des tueurs en série, mais ils n'en sont pas moins de redoutables psychopathes : ni les policiers qui les ont arrêtés, ni les psychiatres qui les ont expertisés, ni les juges qui les ont condamnés, ne doutent qu'il s'agit d'individus dangereux qui auraient continué à tuer s'ils n'avaient été retirés de la circulation. Plusieurs d'entre eux sont même suspectés d'avoir tué davantage sans qu'on ait pu formellement les impliquer dans d'autres meurtres. Dans certains cas, les autorités sont restées impuissantes devant le déferlement d'une violence annoncée. Ce fut notamment le cas de l'affaire Jonathan Yeo qui soulevait de nouveau l'épineux problème de la libre circulation des armes à feu.
Jonathan Yeo était un individu connu de la justice pour avoir agressé et violé plusieurs femmes au Canada. Il venait d'être relâché sous caution lorsqu'il tenta de franchir la frontière  américaine à Niagara Falls, Ontario, le 9 août 1991. Constatant que l'homme était en possession d'une arme, la douane américaine l'avait refoulé, prévenant par la même occasion leurs collègues canadiens que l'individu semblait dangereux, d'autant plus qu'ils avaient découvert sur lui une note de liberté sous caution ainsi qu'un message où il annonçait son intention de se suicider. Malheureusement, même s'il avait violé sa libération conditionnelle en tentant de quitter le Canada, la douane canadienne ne pouvait légalement rien faire pour le retenir. Jonathan Yeo avait donc regagné sans problème son pays d'origine où il se promenait en possession d'une arme qui avait servi lors d'une précédente agression sexuelle pour laquelle il avait été condamné. Une heure et demie plus tard, il enlevait et assassinait Nina de Villiers à Burlington, Ontario. On retrouva le corps de la jeune femme dix jours plus tard dans un marais près de Napanee. Quatre jours après le premier meurtre, Karen Marquis fut agressée et froidement exécutée chez elle au Nouveau-Brunswick. Les études balistiques montrèrent la relation directe existant entre les deux meurtres qui furent attribué à Jonathan Yeo. Celui-ci préféra mettre fin à ses jours plutôt que de se rendre à la police. Bien que terminée par la mort du principal protagoniste, l'affaire relança le débat sur la nécessité du contrôle des armes à feu puisqu'on dénombre pas moins de mille décès par balle chaque année au Canada (soit tout de même trois fois moins qu'aux USA, à population constante).

Les histoires criminelles connaissent aussi de curieuses coïncidences, empreintes d'un ironie indiscutable. Ainsi, le 24 avril 1984, les restes de John McLaughin, connu sous le surnom de "Jack le Serpent", furent découverts dans une propriété appartenant à un certain Noel Winters, non loin de Saint-John au Nouveau Brunswick. A ses côtés, gisait Maria Kraus-Hillebrand, 26 ans, ainsi que le cadavre de leur chien. "Jack le Serpent" n'était pas ce qu'on avait coutume d'appeler, une  "innocente victime". Encaisseur pour le "West End Gang" de Montréal, garde du corps lié de près aux Hell's Angels, mêlé au trafic de drogue, il était suspecté d'une douzaine de meurtres. La police supposa que McLaughin était venu collecter une livraison de drogue impayée. A vrai dire, Noel Winters, le propriétaire du terrain où reposait le couple, n'était pas un saint lui non plus : le serpent était tombé sur un scorpion. En effet, à l'époque de la découverte, Winters purgeait déjà deux peines de prison à vie pour le meurtre d'un homme de 64 ans et de son fils de 32 ans dont les corps, découpés en morceaux, avaient été découverts dans des sacs en plastique. Winters ne survécut guère à la macabre découverte : le jour même où l'on annonçait que les dépouilles de McLaughin et de sa compagne avaient été retrouvées, il se pendit dans sa cellule. La police supposa qu'il s'était suicidé pour échapper aux représailles des associés de sa dernière victime.

La police elle-même n'échappe pas au phénomène du serial killer et, même si le filon du flic psychopathe a été largement exploité par le cinéma et la télévision, on en connaît pas moins quelques exemples bien réels. Ainsi, au Canada, un policier retraité de 52 ans du nom de Ronald West fut inculpé, 30 ans après les faits, du meurtre de deux infirmières de la région de Toronto. Doreen Morby, 34 ans, et Margaret Ferguson, 38 ans, avaient été toutes deux violées et assassinées à deux semaines d'intervalle en mai 1970, et ce dans des circonstances similaires. A l'époque des faits, le commissaire Archie Fergusson, de la Police Provinciale de L'Ontario, n'avait pu trouver suffisamment d'indices pour épingler le coupable. Cependant, les prélèvements réalisés au cours de l'autopsie avaient été soigneusement conservés. Comme ce fut le cas la même année pour William Fyfe, l'ADN devait  désigner le coupable. Ronald West fut confondu alors qu'il était en prison pour une série de vols avec effraction, et se trouvait suspecté d'une double meurtre commis huit années auparavant sur une aire de pique-nique de Blind River, Ontario, non loin de son lieu de résidence Le tueur avait attaqué un couple dans son camping-car, prétendant être officier de police. Il avait, semble-t-il, abattu Jackie McAllister et blessé très gravement Gord, son mari. Un jeune homme de 29 ans du nom de Brian Major était arrivé sur ces entrefaites et avait été tué lui aussi. S'il ne fait aucun doute que Ronald West a violé et assassiné les deux infirmières, il n'est pas tout à fait certain qu'il soit réellement le tueur de Blind River, bien que les coïncidences soient pour le moins frappantes.

L'histoire de David Alexander Snow est elle aussi singulière, et les circonstances de son arrestation sont pour le moins rocambolesques. On ne croit guère à ces films à suspense où le justicier arrive à la seconde même où le méchant va achever la belle à sa merci. Cela n'arrive jamais en effet. Jamais ou presque… Le 12 juillet 1992 pourtant, les constables Peter Cross et John Woodlock de la GRC allaient sauver la vie d'une femme, in extremis. Ils étaient en train d'intervenir dans le quartier de Capilano-Perberton à Vancouver, dans le cadre d'une plainte pour tapage nocturne au coin de Garden Avenue et de Marine Drive. Habituellement affectés à la zone du Lower Lonsdale, ils avaient dû modifier l'itinéraire de leur patrouille en raison du manque d'effectifs. En effet, la majeure partie des policiers du sud de la Colombie Britannique était impliquée dans une gigantesque chasse à l'homme dans la zone du Mont Seymour, un massif montagneux situé dans l'arrière-pays de North Vancouver. Le fuyard était un dénommé David Alexander Snow, 37 ans, ravisseur, violeur et tueur récidiviste à qui l'on attribuait au moins deux morts.
Avant d'avoir pu en terminer avec la plainte pour tapage nocturne, Cross et Woodlock furent appelés par le répartiteur pour une alarme silencieuse au Bridge House Restaurant sur Capilano Road, un peu avant 4 heures du matin. Comme le déclara plus tard Woodlock, « L'alarme silencieuse était prioritaire ». Les deux policiers stationnèrent donc leur véhicule à proximité du restaurant et décidèrent d'en faire rapidement le tour, alors même que le central avait rappelé pour préciser que la compagnie d'alarme était allée sur place et n'avait constaté aucune effraction. Les agents se séparèrent pour faire le tour du bâtiment. Cross repéra un tas de chaises empilées et décida de vérifier que nul ne s'était caché là. Il eut la surprise de découvrir un individu penché sur un corps dénudé et apparemment inerte. L'homme était en train de garrotter sa victime qui n'opposait déjà plus de résistance. « J'ai tout d'abord pensé qu'elle était morte et qu'il venait juste de la tuer » expliqua Cross . Le constable dégaina son arme alors qu'il était à la hauteur de l'agresseur, mais celui-ci prit la fuite en direction d'une haie. Il tenta de sortit un pistolet passé dans sa ceinture, mais le laissa tomber dans sa course éperdue. Cross s'était lancé seul à sa poursuite, et criait. Woodlock entendit son coéquipier qui s'identifiait et ordonnait à quelqu'un de s'arrêter. Prenant conscience de la situation, John Wooodlock tenta alors en vain de demander du renfort dans sa radio portable puisque la batterie était à plat. Bien que lancé à la poursuite du fuyard, Cross trouva le moyen de prévenir le jeune agent : « Il y a une femme par-derrière avec un sac sur la tête. Retourne là-bas ! ». Woodlock s'exécuta, découvrant tout d'abord l'arme perdue par l'agresseur puis le corps immobile, couché sur le côté droit  "dans une position presque fœtale". Il dégagea la tête de la victime du sac en plastique qui recouvrait sa tête et la soulagea du bâillon imprégné de sang  qui l'étouffait. Il tenta sans succès de briser le fil de fer qui enserrait le cou de la femme, puis entreprit de le desserrer à la main, chose qui se révéla malaisée tant il était enfoncé dans la peau du cou. « Quand elle a gémi, j'ai réalisé qu'elle était vivante », racontera Wooodlock. Le policier passa beaucoup de temps à libérer la femme dont les poignets et les chevilles étaient attachées avec des liens très serrés. Comme les agents de la GRC ne sont pas autorisés à porter des couteaux, il dut dénouer les liens l'un après l'autre en attendant les secours.
Pendant ce temps, Cross avait rattrapé et maîtrisé l'agresseur. Il n'était pas au bout de ses surprises. Lorsqu'il le retourna, il découvrit avec stupéfaction qu'il avait arrêté David Alexander Snow, l'homme que des centaines de policiers traquaient dans la zone du Mont Seymour. C'était d'autant plus surprenant de le trouver là que les abords du Mont Seymour étaient bloqués par un impressionnant dispositif policier depuis une douzaine d'heures. Lorsqu'il fouilla son prisonnier, Peter Cross se rendit compte qu'il avait eu beaucoup de chance : Snow avait un autre pistolet chargé dans sa poche et, à n'en pas douter, il s'en serait servi s'il n'avait été persuadé que Cross l'avait mis en joue. En effet, l'homme était loin d'être un débutant. En avril 1992, il avait tué de sang froid Ian et Nancy Blackburn en Ontario. Trois mois plus tard, il venait d'enlever deux femmes qu'il avait entraînées dans une zone boisée où il leur avait fait subir des sévices sexuels. Fort Heureusement, la police avait retrouvé les malheureuses dont l'identité n'a jamais été divulguée. La première, âgée de 19 ans, gisait inanimée près de sa voiture. La seconde était attachée à un arbre et avait été portée disparue depuis huit jours. Toutes deux avaient été en mesure d'identifier leur agresseur comme étant David Snow, un homme recherché par la police ontarienne pour fraude. Curieusement, cet anti-social de 37 ans ne s'était jamais fait remarquer avant de commencer à tuer.

Couverture du livre "A friend a the Family" : son auteur, Alison Shaw, cotoya le tueur qu'elle n'aimait guère bien qu'il se soit associé à son mari (
© Macfarlane Walter & Ross, 1998).

Brocanteur à Orangeville, Ontario, Snow s'était un temps lancé dans la démolition d'immeubles et s'était associé avec un dénommé Darris Shaw qui l'appréciait. En revanche, son épouse, Alison Shaw, ne l'aimait guère, et plus elle le connaissait, plus elle le trouvait inquiétant. C'est sans doute elle qui passa le plus de temps avec le tueur que sa fille appelait "Oncle David", relation trouble qu'Alison Shaw devait décrire par la suite dans un livre intitulé " A Friend of the Family" (" Un ami de la famille").
Si David Alexander Snow fut condamné en 1997 pour le double meurtre de Ian et Nancy Blackburn, il ne fut en revanche pas inculpé de tentative de meurtre sur la personne de Dalia Gelineau, la femme qu'il avait tenté d'étrangler derrière le Bridge House Restaurant. Le juge Jerome Paradis, de la cour provinciale de North-Vancouver, estima en effet qu'il n'avait pas eu l'intention de tuer sa victime, décision qui souleva un tollé médiatique ! Comment expliquer en effet que la pauvre femme de 53 ans se soit retrouvée avec son slip enfoncé dans la gorge, un sac en plastique sur la tête et un garrot si serré que la peau du cou recouvrait le fil métallique, collet que l'agent Woodlock avait eu bien du mal à ôter ? Le juge se rattrapa par la suite en déclarant Snow "agresseur dangereux", mais la décision avait soulevé l'indignation générale, d'autant plus que Dalia Gelineau, qui avait survécu aux camps de concentration cinquante années avant les faits, avait été physiquement et psychologiquement détruite par la tragédie qu'elle venait de vivre.

Incarcéré pour une soixantaine de délits dont le viol de six femmes, Martin Ferrier ambitionnait de devenir le plus grand tueur en série du Canada. En dépit de son impressionnante carrure, il a peu de chances d'y parvenir puisqu'il a été de nouveau incarcéré pour avoir molesté un journaliste quelques heures après sa libération (© Canadian Press).

Les rêves des tueurs en série font peur, même si ce ne sont que des fatasmes. Devenir le "tueur en série le plus prolifique du Canada" était – et reste sans doute – l'ambition de Martin Ferrier, un colosse au crâne rasé, haut de 1 mètre 95 et pesant 127 kilos. Judy Perry, sa mère, dénonce l'attitude de son propre fils : « Il va tueur quelqu'un », assure-t-elle aux journalistes du National Post. « Il veut être aussi connu que Paul Bernardo et avoir une aussi belle cellule équipée d’un ordinateur et d’une télévision couleur ». L'homme a déjà prétendu avoir commis trois meurtres mais cela semble peu probable, aussi n'a-t-il pas été poursuivi en dépit de ses déclarations. En juillet 2004, la libération prochaine de Martin Ferrier faisait grand bruit dans les médias. Cet homme de 31 ans avait alors passé quinze des dix-sept dernières années en prison pour une soixantaine de délits comprenant le viol de six femmes, des attaques à caractère sexuel, la détention d'armes prohibées et diverses autres agressions et violences. Les habitants de Brampton, petite ville de l'Ontario située non loin de Toronto où il avait décidé de s'installer, pouvaient donc se faire du souci. Considéré par les médecins comme un "incurable psychopathe", il semblait ne rien avoir retenu de ses nombreux séjours derrière les barreaux, sinon une agressivité toujours plus grande : « Il a tout le temps choisi de faire de mauvais choix, commentait Judy Perry. Il n'a rien appris pendant qu'il était en prison, excepté à devenir encore plus mauvais ». 
Martin Ferrier a même été l'enjeu d'une bataille politique autour de la modification de certains aspects du système judiciaire canadien. Ainsi, ses actes, qui relevaient pour beaucoup de la criminalité courante, ne lui avaient pas valu d'être déclaré "agresseur dangereux", un titre très contraignant puisqu'il oblige le détenu libéré à se soumettre à un contrôle régulier très strict, et que tout manquement lui vaut de réintégrer sa cellule. En fait, nombreux étaient ceux qui réclamaient que l'appellation soit attribuée d'office à des individus particulièrement violents ou s'étant rendu coupable d'au moins trois délits à caractère sexuels. Ainsi, Larry Takahashi, connu en Alberta sous le surnom du "Violeur à la Balaclava", a écopé de la prison à vie pour le viol de sept femmes entre 1979 et 1983. De ses propres aveux, ce violeur en série, qui a admis avoir violé une trentaine de victimes et était soupçonné de 138 agressions, déclarait présenter un fort risque de récidive s'il était relâché. Il obtint donc sans problème le label de "dangerous offender".
Libéré le 7 juillet 2004, Martin Ferrier demeura libre moins de douze heures. Traqué par les journalistes, il prit à parti un caméraman et menaça de le tuer, ce qui lui valut d'être à nouveau arrêté puis condamné à deux ans de prison qu'il purgea à l'Ontario Warkworth Institution. De nouveau libre le 9 juillet 2006, il déclarait vouloir s'installer quelque part au Québec pour recommencer une nouvelle vie. Deux semaines auparavant, la chaîne de télévision CTV avait diffusé un documentaire dans lequel Martin Ferrier apparaissait plutôt comme un petit voyou que comme un grand psychopathe. Sa mère, qui l'avait jusque-là décrit comme un tueur en série en puissance (alors qu'il n'avait été condamné que pour des délis mineurs et non pour viol), déclarait, dans une "surprenante volte-face" que son fils était un "nounours au grand coeur qui ne ferait de mal à personne". Reste à savoir si ses menaces correspondaient à un besoin de notoriété ou à des aspirations réelles.

La liste des apprentis serial killers est loin d'être close et on pourrait encore citer Henry Williams, assassin de deux mineures au début des années 70 ou Braeden Nugent, double meurtrier en 1995 à Thunder Bay, Ontario, et décédé d'une overdose en prison en 2006, mais aussi Daniel Wood et Barry Niedermeier. Aux dires de Stéphane Bourgoin, les serial killers sont parmi nous et ils sont plus nombreux que l'actualité judiciaire ne le laisse supposer.

[Cartes]

Bibliographie :

David Alexander Snow
• Alison Shaw, A Friend of the Family, Macfarlane Walter & Ross, 1998
• A Friend of the Family, film projeté à CTV en septembre 2006, inspiré du livre d'Alison Shaw


Serge Archambault
• Kathleen J. Reichs, William M. Bass Forensic Osteology: Advances in the Identification of Human Remains, Charles C. Thomas Publisher, 1988.

Kenneth Ford
• Roch Dandenault, Mémoires d'un Flic, Ed. Shrebrooke, Québec, 1976.

Divers
• Diane Anderson, Bloodstains : Canada Multiple Murders, Detselig Enterprises Ltd, 2006.


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© Christophe Dugave 2008
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Published by Christophe Dugave - dans Troisième partie
26 mai 2009 2 26 /05 /mai /2009 12:31
Robert Pickton : Le Saigneur de "Piggy Palace" (III)


Insaisissable psychopathe ou bien attardé chanceux ?

Copie d'écran d'une émission de télévision canadienne montrant Pickton dans sa ferme (© AFP).

Robert Willie Pickton est un serial killer atypique, même si ses victimes et son modus operandi sont pour le moins classiques : des prostituées toxicomanes attirées à l'écart et assassinées au cours d'une soirée de débauche. Son comportement après son arrestation est en revanche surprenant. La plupart des tueurs en série recherchent, avant tout, le pouvoir au travers de leurs actes, et ils jouissent autant de cette puissance par la terreur qu'ils inspirent à autrui que par l'acte lui-même. Certains tueurs sont très exhibitionnistes et exposent leurs victimes avec plus ou moins de raffinement. D'autres se contentent de les abandonner sur place. Comme Pickton, beaucoup dissimulent ou détruisent les corps de peur que la police ne découvre suffisamment d'indices pour les faire inculper. Cependant, rares sont ceux qui, une fois arrêtés et confondus par les indices, ne confessent pas la totalité de leurs crimes ou, tout du moins, une grande partie. Dans la majorité des cas, la psycopathie se caractérise par une absence totale de sentiment de culpabilité, et donc par un manque total de remords. Le tueur n'a donc aucun complexe à expliquer par le menu ce qu'il a fait subir à ses victimes, et égraine en général la liste complète de celles qu'il a trucidées. L'excès de zèle en la matière est même courant, et nombreux sont ceux qui surestiment leur tableau de chasse, la peine encourue n'étant pas proportionnelle au nombre de vies brisées. Rares sont en revanche les serial killers qui nient tout en bloc malgré l'abondance des preuves. C'est le cas de Robert Pickton qui, à la veille de son procès et après cinq années de détention préventive, continuait de clamer son innocence. Deux raisons pouvaient l'inciter à garder le silence : soit il ne tirait aucun véritable plaisir de ses actes et en éprouvait donc de la honte, soit il protégeait un ou plusieurs complices ou des commanditaires.
Il est difficile d'esquisser le portrait psychologique de Robert William Pickton, d'abord parce que n'ayant pas avoué et raconté les meurtres, on ne dispose que de peu d'éléments pour se faire une idée de ses fantasmes et de ses motivations. De ce que nous connaissons de son comportement, Robert Pickton présente quelques similitudes avec le tueur en série français, Patrice Allègre, à ceci près que ce dernier a fini par avouer la plupart des crimes qu'on lui imputait, même s'il reste de nombreuses zones d'ombre dans son histoire criminelle. Comme Allègre, les gens qui ne connaissent Robert Pickton que superficiellement le décrivent comme gentil, sympathique, prêt à rendre service. Il est calme, mais on devine au travers des descriptions faites de lui, qu'il est prompt à s'emporter. Pourtant, rien n'indique qu'en dehors de ses actes criminels, il soit capable de véritable violence.  Il semble fuir les autres, non par réelle misanthropie (il a des amis, des relations régulières), mais parce que, comme Allègre, il n'accepte aucune règle. Le Français a très tôt choisi la petite délinquance, le Canadien a préféré la discrétion des divers petits trafics qui se déroulaient sous le couvert de Piggy Palace. Le témoignage de Kim Kirton, l'une des deux seules rescapées, est particulièrement significatif. Le soir du 23 novembre 2001, Pickton semblait décidé à passer du bon temps en recrutant deux prostituées, Kim Kirton et Mona Wilson. D'après le témoignage de Kim, Pickton aurait même été décidé à louer les services d'une autre fille, mais il y a renoncé pour une raison inconnue. On peut aisément concevoir que "Willie" ait prémédité de tuer une femme dans la force de l'âge – il en avait les moyens physiques. On peut imaginer qu'il ait envisagé de maîtriser deux femmes qu'il aurait préalablement droguées et saoulées. Peut-on croire alors qu'il ait voulu en faire autant avec trois prostituées dans la trentaine (il cherchait les toxicomanes confirmées, faciles à attirer), déjà rompues à la dure existence de la rue ? Ce n'était pas des petites filles faciles à manipuler, et même si leur forme physique laissait à désirer, elles étaient sans doute encore capables de résister à un agresseur. La preuve est que, lorsque Pickton s'en est pris à Mona Wilson, Kim Kirton a pu prendre la fuite. De même, Wendy Eistetter avait désarmé et blessé "Willie". On ignore bien sûr si Wendy était sous l'effet du crack, mais le choix de cette drogue semble pour le moins surprenant de la part d'un tueur qui aurait voulu annihiler les défenses de ses victimes. En effet, le crack, dont les effets sont plus violents et la dépendance plus forte que pour la cocaïne, conduit plutôt à un état d'euphorie, une sensation d'amélioration des performances. Un homme désireux de mettre une victime à sa merci n'aurait donc pas choisi cette drogue et aurait préféré l'héroïne (la plupart des prostitués dépendantes du crack était aussi héroïnomanes) ou des sédatifs du type GHB ou rohypnol, la "drogue du viol", qui diminuent les défenses et le jugement des consommateurs. Quel était alors le plan véritable de Robert Pickton ? N'a-t-il pas réellement été victime d'une bad trip ? Parmi les effets secondaires connus du crack, on note en effet des comportements inadaptés – voire psychotiques – assez semblables à l'épisode décrit par Kim Kirton. Celle-ci rapporte un changement brutal dans l'attitude de Pickton : agitation, yeux exorbités, voix aiguë, débit accéléré, délire paranoïde… Si on tient compte du fait que l'homme avait déjà fumé une grande quantité de crack et buvait de l'alcool (ce qu'il n'était pas habitué à faire aux dires de ses connaissances), on comprend mieux cette dérive soudaine. Mais ces brusques changements de comportement ne sont pas sans rappeler aussi les violentes sautes d'humeur de Patrice Allègre. Ainsi, Karine, une habitante de Foix qui l'avait accueilli en 1997, décrit une dispute soudaine entre Allègre et sa compagne : « Là, il m'a choquée, d’un seul coup il n’avait plus le même visage. Ce n’était plus le même individu… ». Si la comparaison est osée (Allègre n'était pas sous effet du crack), elle est néanmoins troublante.
Le fait que Robert Pickton ait régulièrement fréquenté les prostituées et que beaucoup d'entre elles (certaines étant de futures victimes) l'aient décrit comme un individu sympathique, suggère que la violence et le meurtre ne font peut-être pas partie intégrante de la sexualité déviante du tueur. Il peut avoir des relations sexuelles "normales". Dans le même ordre d'idées, les psychiatres experts (le Docteur Zagary et le Docteur Ajzemberg) ont déclaré durant le procès de Patrice Allègre : « Il ne tue pas pour avoir un rapport sexuel… L’acte sexuel conclut le passage à l’acte mais l’essentiel s’est déjà joué… …Son plaisir de donner la mort est moins grand que celui d’avoir le pouvoir de la donner ». Peut-être Robert Pickton n'a-t-il même aucun plaisir fantasmatique à tuer. Dans cette hypothèse, c’est un "accident de parcours" lié à l'usage des stupéfiants.  La personnalité secrète et solitaire de Pickton n'est d'ailleurs pas sans rappeler certains effets à long terme de la cocaïne tels que l'apparition de comportements de méfiance et de paranoïa conduisant à un isolement et à une difficulté à communiquer.
Un détail troublant demeure. D'après le témoignage de Kim Kirton, Pickton avait disposé deux couteaux sur une table, ce qui contredit en apparence la théorie de la non préméditation. Il faut cependant replacer les faits dans leur contexte. Pickton était un éleveur de porcs, travaillant à journée entière dans une ferme où l'usage d'un couteau était fréquent, notamment pour saigner les porcs. Son frère Dave précise dans une interview : « Savez-vous combien de cochons mon frère tuait par an ? Deux mille », chiffre qui fut confirmé par Patt Casanova, un ami qui venait fréquemment l'aider à l'abattage. De plus, tout ceux qui sont entrés dans la maison d'habitation occupée par "Willie" l'ont décrite comme négligée et en désordre. On peut donc imaginer que si Pickton manquait d'ordre au point de laissait traîner les effets de ses précédentes victimes, il ne rangeait certainement pas les couteaux qu'il devait posséder en grand nombre. Les chiffres sont aussi en faveur de cette hypothèse. On constate une recrudescence brutale des disparitions (et sans doute des meurtres) en 1995 avec un pic en 1997 puis une lente diminution jusqu'à une nouvelle augmentation en 2001 : ces variations pourrait être expliquées par des délires psychotiques (le bad trips) associé à une mauvaise utilisation du crack (associé à l'alcool par exemple) ou a un manque d'habitude conduisant à un surdosage. On peut en effet supposer que Pickton a connu d'avantage d'accès de démence au début de cette période, bien qu'on ignore quand il a commencé à associer drogue et prostituées. Robert Pickton a-t-il tué en overdose ? Cela ne signifie en aucun cas qu'un manque de planification des crimes relève Pickton de sa pleine et entière responsabilité. Car, dans le fond, Pickton ne se sent nullement coupable.

Lettre de Robert Pickton datée du 2 août 2006 en réponse au courrier que lui avait adressé Thomas Loudamy sous le pseudonyme de Mya Barnett. Cet Américain entretint une abondante correspondance avec des criminels dangereux dont plusieurs tueurs en série tels que Clifford Olson (©Vancouver Sun). Cliquer sur la lettre pour l'aggrandir.

L'absence de remords est très sensible dans les lettres que Robert Pickton a adressées en 2005 et 2006 en réponse aux courriers de Thomas Loudamy, un habitant de Fremont en Californie qui a pris l'habitude de communiquer avec des meurtrier nord-américains, en particulier des tueurs en série tels que Clifford Olson, et signe sous le pseudonyme de Mya Barnett. Dans ces trois lettres, qui ont été effectivement postées depuis le North Fraser Pretrial Center, Robert Pickton assure qu'il est innocent des meurtres dont on l'accuse, et prétend que la police s'acharne sur lui, inventant les preuves qui faisaient jusque-là défaut, payant de faux témoins. Lisant régulièrement la Bible, il en cite de nombreux passages, en relation avec sa situation : Dans chaque ville, ils aidaient les Chrétiens a être fort et droits dans leur foi. Ils leurs disaient qu'ils devaient connaître de nombreuses souffrances avant d'être admis dans la Sainte Nation de Dieu. Loin de se sentir impliqué dans toutes cette histoire, Robert Pickton se considère même comme étranger au monde des hommes : Moi-même, je ne suis pas de ce monde, mais je suis né dans ce monde par ma mère terrestre et si je devais changer quelque chose, je n'en ferais rien, puisque je n'ai rien fait de mal, écrit-il dans une lettre du 26 février 2006 signée "Willie". "Etranger au monde des hommes", Pickton l'est certainement si l'on songe qu’il a très certainement assassiné une trentaine de femmes et sans doute beaucoup plus. Dans un anglais approximatif bourré de fautes et constellé d'annotations et de phrases soulignées, Pickton décrit les conditions de sécurité draconiennes qui président à ses transferts entre le centre de détention préventive de Port Coquitlam et le tribunal de New Wesminster, et déplore les coûts prohibitifs d'une enquête qui a coûté près de 110 millions de dollars, un record en la matière.
Robert Pickton n'est pas le seul à défendre la thèse de l'erreur judiciaire, même si son frère Dave le fait de manière beaucoup moins appuyée, apparemment déchiré entre doute et abattement. Pour lui, Robert a été manipulé « Il y avait un tas de gens inquiétants qui tournaient autour de lui… Quelqu'un a été assez malin pour ça. On voyait des types bizarres débarquer tout le temps : "Willie, puis-je utiliser le téléphone dans la roulotte ?" ». Peut-on imaginer que quelqu'un d'extérieur à la ferme y ait entassé des affaires sans que Willie ne s'en soit rendu compte ? Et comment imaginer alors que des cadavres aient été donnés en pâture aux cochons et que d'autres restes humains aient été mêlés à la viande de porc sans que Robert Pickton n'en ait eu connaissance ? Mais le raisonnement inverse est également possible : peut-on un instant imaginer que ces crimes organisés (même s'ils n'étaient pas prémédités au sens littéral du terme) aient été accomplis par un seul homme aux capacités intellectuelles limitées, et que ses proches soient restés dans l'ignorance totale de ses agissements ?


Robert Pickton a-t-il bénéficié de complicités ?

Le moins que l'on puisse dire est que Robert Pickton n'inspirerait que peu de crainte à qui le verrait sans connaître ses antécédents criminels. C'est un homme de taille moyenne pesant environ 70 kilos, à l'allure nonchalante, renfermé mais pas asocial. Rien à voir avec un Clifford Olson, un Michael MacGray ou un Allan Legère dont le caractère violent est évident. On peut imaginer que le crack a amplifié, sinon induit, des pulsions meurtrières chez Robert Pickton. Mais cela n'explique pas comment il parvenait à se débarrasser incognito des corps en les découpant, en les broyant, opérations qui ne pouvaient guère passer inaperçues. Comme se plaît à le répéter son frère David : « Je suis déconcerté. Je me tape la tête contre les murs. Il ne savait pas utiliser le matériel. Il n'avait pas l'intelligence, la coordination ». Il ne savait peut-être pas utiliser l'outillage complexe, mais il savait tout de même conduire… Dès lors, on peut s'étonner que Dave lui-même, qui habitait alors dans une autre parcelle de la ferme sur Dominion Avenue, n'ait jamais eu vent des agissements de son frère. Dave s'occupait lui aussi de Piggy Palace, et il participait aux soirées où des prostituées (dont beaucoup disparurent par la suite) s'exhibaient lors de stripteases. Il ne pouvait ignorer que certaines de ces femmes étaient portées manquantes, au moins dans les dernières années d'activité criminelle de Robert Pickton et qu'elles faisaient l'objet de recherches intensives. Et si Robert était trop attardé pour imaginer et réaliser une élimination systématique et méticuleuse des cadavres, qui donc le conseillait et l'assistait dans cette tâche ?
Il est aussi possible que Robert Pickton ait agit seul, mais dans ce cas, il est beaucoup moins "simple" que ne le prétend son frère, et sa responsabilité pleine et entière ne fait alors aucun doute. En effet, bien que la viande porcine (et occasionnellement humaine) qu'il produisait n'ait jamais été mise sur le marché officiel (contrairement aux inquiétude de la population), Robert Pickton approvisionnait ses amis, ses connaissances, ainsi que de nombreux émigrés originaires des Philippines, dans le cadre d'un abattoir clandestin. Il devait donc savoir manier le matériel de boucherie, y compris les machines, même s'il était assisté lors des campagnes d'abattage. N'oublions pas que, d'après la cassette où il racontait son histoire, il disait avoir débité des carcasses pendant 7 ans ! Et s'il était réellement incompétent pour utiliser le matériel, on revient immanquablement à l'hypothèse d'une tierce personne, complice, participant ou sauveur, se chargeant de faire disparaître les traces compromettantes.

Patt Casanova, un ami de Robert Pickton, fréquentait régulièrement la ferme. Malgré son rôle trouble qui conduisit à son arrestation, aucune charge ne fut retenue contre lui (© CBC)

Ainsi, Patt Casanova, un homme de 62 ans, connaissait Robert Pickton depuis 20 ans et l'aidait régulièrement dans ses campagnes d'abattage, en particulier le week-end. Bien qu'il ait été (à ses dires) davantage une relation d'affaires qu'un véritable ami de Willy, il revendait la viande à l'extérieur pour le compte de Pickton et lui prétait du matériel. Pouvait-il ignorer le manège de Pickton et confondre cadavre humain et carcasse de porc ? On devait ainsi retrouver des tissus adipeux d'origine humaine sur une scie à ruban lui appartenant… Mais le rôle ambigu de Casanova ne s'arrête pas là : En effet, il semble qu'il ait régulièrement demandé à Gina Houston de lui procurer des prostituées à la ferme où il restait parfois seul pour des périodes assez longues…
Une autre hypothèse doit être envisagée, même si elle ne repose sur aucun fait tangible. Dans le cadre des activités festives de Piggy Palace, Robert et Dave Pickton étaient fréquemment en contact avec des membres d'organisations criminelles tels que les Hell's Angels, qui ne devait pas manquer de rencontrer les prostituées. Quand on sait tous les excès dont sont capables les bandes de motards criminalisés (trafic de drogue, proxénétisme, meurtre etc…), on imagine aisément les débordements éventuels auxquels pouvaient se livrer des gangsters imbibés d'alcool et probablement drogués. Cependant, il existe un décalage d'un an entre l'augmentation des disparitions et la création de la "Piggy Palace Good Time Society" en 1998. Des soirées avaient-elles lieu clandestinement dès 1997 ? Robert Pickton s'est il au contraire servi de Piggy Palace pour drainer vers la ferme des prostituées qui ne se méfiaient plus ? Quoi qu'il en soit, l'implication de membres du crime organisé serait une raison largement suffisante pour que Robert Pickton reste muet jusqu'à la fin de ses jours. Les Hell's Angels sont en effet suffisamment puissants et encore assez bien implantés au Canada pour réduire Pickton au silence, soit en l'atteignant directement au sein de l'établissement pénitentiaire, soit en s'en prenant à sa famille. On a d'ailleurs appris que Scott Chubb, l'informateur qui permit la perquisition en février 2002, fut victime de menaces en 2003 de la part d'un membre des Hell's Angels qui lui déconseillait de témoigner au procès.
Lors de ce type de disparitions en série, il est également difficile de ne pas imaginer que les victimes aient été trucidées à l'occasion du tournage de snuff movies, ces films pornographiques hyper-violents distribués et vendus très chers par des réseaux parallèles et montrant tous les stades d'une mise à mort réelle filmée par un cinéaste amateur. En effet, quel meilleur certificat d'authenticité qu'un avis de recherche émis par la police ? Paradoxalement, les prostituées vivant en marge du système n'étaient peut-être pas les meilleures cibles pour ce genre d'activité cinématographique. Vivant au contact permanent du danger, elles devaient être informées de ce genre de pratiques et se seraient montrées beaucoup moins coopératives que des mineures naïves. Qui plus est, la recrudescence des meurtres, environ 25 ans après l'apparition des snuff movies, supposerait la création d'un nouveau marché alors même que celui-ci reste très confidentiel.
Même si on ne peut rejeter d'emblée ces hypothèses, il est fort probable que les meurtres sont en grande partie imputable aux seules activités de Robert William Pickton et qu'elles sont la conséquence de bad trips particulièrement violents. Sans doute ne connaîtrons-nous jamais le modus operandi précis du tueur, pas plus que celui-ci ne dévoilera l'existence d'un éventuel complice.
L'inspecteur Don Adam, de la GRC, dirigeait la Task Force menant l'enquête sur les disparues de Vancouver (© Vancouver Sun).

 Difficile aussi de ne pas aborder une nouvelle fois le problème de l'inefficacité navrante des différents corps de police canadienne qui n'ont réagi que très tardivement, embourbés dans leurs dogmes et leurs dissensions. Comme toujours, les autorités policières se retranchent derrière la difficulté qu'elles éprouvent à différencier les disparitions réelles des changements volontaires d'adresse et d'identité de la part de personnes aussi instables que des prostituées toxicomanes. Ce problème, certes réel, ne peut être invoqué lorsqu'on prend le temps de regarder les chiffres. Il ne faut pas être un statisticien confirmé pour constater une augmentation inquiétante du nombre de disparitions inexpliquées de femmes à Vancouver à partir de 1995 et surtout de 1997. Même si les chiffres exacts n'étaient effectivement connus qu'avec plusieurs années de retard, beaucoup de disparitions avaient été signalées à l'échelle de quelques semaines ou de quelques mois. Des enquêteurs tels de Kim Rossmo (qui avait une certaine expérience en matière de tueurs en série) et Dave Dickson (un ancien de l'Eastside) n'avaient pas manqué de relever ce fait. Sans que la police de Vancouver soit complice au sens propre du terme, il est clair que son inertie a largement profité au meurtrier. Beaucoup de questions restent encore sans réponse, mais l'un des problèmes les plus déstabilisants, celui qu'aucun procès ne solutionnera jamais, concerne ce point précis : combien de victimes seraient encore en vie si ses supérieurs avaient écouté Rossmo ? C'est probablement à ce genre de question absurde et angoissante que des dizaines de parents tentent de répondre lorsque le silence des médias les laisse seuls, face à leurs souvenirs.


Le procès du plus grand tueur en série de l'histoire canadienne

Une des pièces à conviction : un inhaleur contre l'athme ayant appartenu à Sereena Abotsway (© Vancouver Sun).

Achevées en novembre 2003, les recherches, qui ont déjà coûté la somme faramineuse de 70 millions de dollars, ont finalement conduit à une identification ADN de trente-deux femmes dont quatre restent inconnues. Les preuves recueillies ont permis d'inculper Robert William Pickton de vingt-sept meurtres au premier degré, l'infraction la plus grave du code criminel canadien. Pour une raison que nous ignorons encore du fait du black-out imposé aux médias, les preuves concernant Dawn Crey et Yvonne Boen n'ont pas été retenues par l'accusation, de même que les restes de trois "Jane Doe" n'ont pas été présentées comme preuves à charge. En juillet 2003, alors que Pickton était inculpé de quinze assassinats, le juge David Stone de la cour provinciale de Colombie-Britannique, avait décrété qu'il y avait assez d'éléments pour commencer le procès mais les retards s’accumulèrent et un délai d'auditions préliminaires de 6 mois repoussa encore le début des audiences qui furent programmées pour le printemps 2005. A cette occasion, Robert Pickton ne fut pas transféré au tribunal et répondit aux questions par vidéoconférence depuis sa prison. En décembre, l'équipe de six avocats (dont Peter Richie), demanda un délai supplémentaire pour examiner les analyses d'ADN. Une nouvelle fois, le début du procès fut reporté lorsque le procureur ajouta douze nouvelles charges en mai 2005.

Peter Richie, l'avocat de Robert Pickton : une mission presque impossible (© CBC).

 La procèdure commença le 30 janvier 2006 par la phase du "voir et dire", une procédure préliminaire qui permet aux deux partis d'examiner quelles preuves peuvent être ou non admissibles. Comme nous l'avons vu, la justice avait bloqué la diffusion d'informations précises au sujet des preuves réunies contre Pickton afin que d'éventuels jurés ne soient pas influencés avant le début du procès. En effet, Peter Richie craignait que l'affaire, dont l'ampleur était sans précédent au Canada, ne soit traitée "à l'américaine", avec force détails racoleurs et révélations choquantes. Par exemple, les bruits les plus fantaisistes colportés à propos de la commercialisation de la viande des cochons nourris à la chair humaine, viande à laquelle aurait été mêlée la chair des victimes, avait soulevé une vague d'horreur qui pouvait influencer le jury. Comme le confiait Peter Richie :  « Notre problème permanent est que nous ne pouvons pas contrôler ces rumeurs… …Il va nous falloir surveiller tout ce qui est publié sur le sujet ».
Le risque d'un jugement partial a d'ailleurs justifié l'appel de trois mille cinq cent jurés potentiels au lieu des cinq cents généralement pressentis dans les procédures pour meurtre. Sachant que seulement douze jurés plus deux suppléants seront finalement choisis, on imagine le temps nécessaire pour parvenir à un accord sur la composition du jury. En fait, une telle abondance de candidats se justifie aussi par le fait que le juge avait décidé que deux procédures indépendantes seraient intentées contre Pickton : le premier procès devait juger le prévenu pour les meurtres de Sereena Abostway, Mona Wilson, Andrea Joesbury, Brenda Wolfe, Georgina Papin et Marnie Frey qui sont "matériellement différents" des  autres cas. Vingt autres accusations de meutre furent regroupées dans une seconde procédure indépendante. En effet, en mars 2006, le juge Williams estima que les preuves concernant la première "Jane Doe" ne satisfaisaient pas les exigences minimales de l'article 581 du code criminel (qui stipule que la victime doit être identifiée) et ramena le nombre total d'accusations à vingt-six. La constitution du premier jury fut achevée en décembre 2006, en vue d'un procès en janvier 2007, soit près de 5 ans après l'arrestation de Robert Pickton. La lenteur des procédures s'explique en partie par l'ampleur des recherches entreprises, mais aussi par l'abondance des informations en résultant. Ainsi, on estime que le dossier de l'affaire Pickton représente deux millions de pages et cent mille procédures distinctes ! La durée du premier procès était évaluée à un an au minimum, ce qui n'était pas sans poser des problèmes pratiques aux jurés choisis pour l'occasion, que ce soit en matière de vie familiale ou professionnelle. Cette durée inhabituelle se justifiait par le fait que 260 témoins allaient être auditionnés… Les coûts sont également astronomiques : le procès Pickton devrait coûter au bas mot 46 millions de dollars (sans compter les recherches), une somme que beaucoup voudraient voir utilisée à d'autres fins.

Le juge Williams eut la difficile mission de présider le tribunal jugeant Robert Pickton pour les meutres de 6 victimes (© CBC).

Le procès de Robert William Pickton pour les six meurtres au premier degré s'ouvre le 22 janvier 2007 sous la présidence du juge James Williams. En plus de 310 journalistes accrédités, dont beaucoup d'étrangers, une foule nombreuse se presse au palais de justice de New Wesminster. On s'attend en effet à un véritable déballage d'horreurs et de révélations fracassantes, peut-être même à des aveux de l'accusé… Il est vrai que les audiences préliminaires ont amené la Cour à examiner des preuves si impressionnantes que plusieurs journalistes ont été obligés de consulter un psychiatre. Dès la seconde journée d'audience, le jury composé de sept hommes et cinq femmes va visionner l'enregistrement du premier interrogatoire de l'accusé, un document de piètre qualité. Divers témoins vont de succéder. Andy Bellwood déclare : « Il m'a parlé de la façon dont il les tuait ». D'après Bellwood, Pickton tuait les femmes d'une balle derrière la tête, les saignait et les donnait en pâture à ses cochons. Ce témoignage est confirmé par Lynn Ellingsen, qui a vécu sur la propiété de Pickton. Elle assure avoir vu une femme suspendue à un crochet à l'endroit même où Willie écorchait les porcs. L'ayant surprise, celui-ci l'avait alors menacé de la placer "à côté" si elle parlait à quiconque de ce qu'elle avait vu. Lynn Ellingsen est la première à placer Pickton sur les lieux du carnage au cours du procès, et son témoignage semble capital. Scott Chubb, l'informateur qui a permis l'arrestation de Pickton, a travaillé périodiquement sur la ferme entre 1993 et 2001. Il a également confirmé les soupçons des enquêteurs qui avaient retrouvé des seringues avec de l'antigel dans la ferme de Port-Coquitlam et cite les paroles du tueur : « Si tu voulais te débarrasser de quelqu'un comme une toxicomane ou quelque chose comme ça, tu pourrais prendre du lave-glace, en mettre dans une seringue et lui injecter ».  Le jeu de 70 photos prises dans la roulotte montreront d'ailleurs deux seringues contenant un liquide bleu…

Trois témoins-clé dans l'affaire Pickton : (de gauche à droite) Andy Bellwood, Lynn Elingsen et Scott Chubb (© CBC).

Tout ces témoignages accablants vont pourtant être remis en cause par la défense qui conteste la crédibilité des témoins que la police a d'ailleurs arrêté. En effet, Lynn Elingsen est une prostituée, toxicomane et alcoolique. Elle continue de consommer du crack de manière régulière et était sous son emprise le soir où elle prétend avoir vu le tueur écorcher une femme. Patt Casanova, dont le rôle exact est bien loin d'être élucidé, ne pouvait ignorer l'activité nocturne de l'éleveur. Il déclare d'ailleurs avoir vu des effets féminins dans la roulotte. Collaborateur de Pickton lors des scéances d'abattage de porcs, il est également intimement lié à Lynn Ellingsen à qui il prêtait de petites somme d'argent. Incapable de lui rembourser en monnaie sonnante et trébuchante, celle-ci payait ses dettes en nature, à priori plusieurs dizaines de fellations. La femme vivait alors avec Robert Pickton qu'elle volait à l'occasion pour satisfaire ses besoins en crack. Le troisième témoin, Dinah Taylor, elle aussi arrêtée par la police, est accusée par Dave Pickton et Gina Houston d'avoir participé aux meurtres. Quant à Scott Chubb, il s'avère qu'il a été payé par la GRC pour fournir les renseignements… Les pièces à conviction sont également remises en causes puisque des policiers, pourtant formés à la préservation des scènes de crime, ont souillé des indices.

Début février, la procédure s'enlise dans les méandres juridiques et, après deux semaines de procès, la salle se vide peu à peu. Ce désintérêt du public s'explique aisément : victimes marginales, tueur à la personnalité insignifiante, procès se déroulant dans une petite salle d'un tribunal de province alors même qu'un nouveau tribunal avait été construit à Vancouver… Il est vrai qu'on est loin de la surmédiatisation du procès de Paul Bernardo et Karla Homolka. Pourtant, le 6 février, le témoignage d'un membre de la GRC va attirer les foules : cet agent, dont le nom reste confidentiel pour des raisons de sécurité, a été incarcéré dans une cellule de 9 mètres carrés où Robert Pickton, fraîchement arrêté, viendra le rejoindre. Il lui fera des révélations qui seront intégralement enregistrées. D'abord timide, Pickton a commis l'erreur de faire confiance à cet inconnu qui disait ne pas le connaître. La totalité des onze heures de cohabitation ont été enregistrées. Alors que l'homme lui racontait sa propre histoire criminelle inventée de toute pièce, Pickton déclara : « Mais ce n'est rien comparé à la mienne ». Il aurait alors affirmé avoir assassiné cinquante femmes. Alors qu'il écoutait le policier lui expliquer comment il se débarrassait des corps en les jetant dans l'océan, Pickton s'est exclamé : « J'ai fait mieux que ça… Une usine d'équarrissage ». Précisant qu'il avait tué quarante-neuf prostituées, il a amèrement regretté ses maladresses : « J'ai été imprudent avec quatre… J'ai creusé ma propre tombe en étant imprudent. Ça m'emmerde. C'est le problème. Ils n'ont rien autrement ». Au cours de la conversation, l'éleveur de cochons a affirmé avoir eu pour objectif d'atteindre le chiffre de cinquante victimes avant d'observer une pause pour reprendre de plus belle. Un cynisme digne des pires psychopathes !

La procédure va alors se poursuivre 10 mois durant par l'audition de 128 témoins et l'examen de 200 preuves et s'achève en décembre 2007. Maître Adrian Brooks, l'un des avocats de Pickton, va étaler sa plaidoierie sur trois jours et demi. Il remet en cause la crédibilité des témoins à charge, dont beaucoup ont connu des passés cahotiques : repris de justice, drogués, alcooliques, marginaux… Lynn Ellingsen est-elle crédible lorsqu'elle voit une femme suspendue à un crochet alors qu'elle-même est sous l'effet du crack ? Maître Brooks sait également tirer parti des antagonismes entre les différents témoins. Ainsi, Gina Houston prétend que Dinah Taylor, qui a passé trois mois chez Pickton au printemps 2001, annonçait à qui voulait l'entendre qu'elle allait tuer "cette salope" d'Andrea Joesburry… Les preuves matérielles sont également remises en cause : l'expert Ron Nordby a estimé que les taches de sang dans la roulotte, identifiées comme appartenant à Mona Wilson, ne sont pas compatibles avec un "évènement majeur" et proviennent sans doute de l'accumulation de petites hémorragies consécutives. Les prélèvements ADN sont également mis en doute puisqu'on a détecté peu de traces de Pickton et beaucoup provenant d'autres personnes ayant fréquenté la ferme. Que dire alors de la confession de l'accusé enregistrée à son insu alors qu'il était en cellule ? L'expert Lary Krywaniuk a soumis Pickton à deux tests de Q.I. à quelques mois d'intervalle : il obtient un score de 86, en limite basse de la tranche 85-115 qui correspond à une intelligence moyenne. Peut-on alors imaginer que Pickton se soit laissé manipuler ?

Mike Petrie, l'avocat de la Couronne (© CBC).

L'avocat de la couronne, Maître Mike Petrie, va utiliser les arguments contraires au cours d'une plaidoirie de presque trois jours, démontrant que les six victimes faisant l'objet de cette première procédure avaient été démembrées de manières semblables et étaient identiques à celle que l'accusé utilisait pur débiter les porcs. En accord avec une dizaine de témoins, Robert Pïckton est décrit comme "pas si bête". Nul n'a forcé l'accusé à faire des confidences à son codétenu, et le témoignage d'Andy Bellwood est pour le moins accablant : Pickton lui a bel et bien montré comment il tuait les prostituées, exhibant les menottes qu'il utilisait pour les attacher par surprise alors qu'il avait un rapport sexuel avec elles, et un collet en fil de fer qui servait à les étrangler. Et si tous les témoignages sont sujets à caution, il n'en reste pas moins des centaines de preuves ADN découvertes sur la propriété, ainsi que des restes humains et de nombreux objets personnels ayant appartenu aux victimes.

Le 28 novembre 2007, le juge Williams entame trois jours de recommandations au jury, une durée inhabituelle qui s'explique par le nombre de preuves et de témoignages, et par les pressions psychologiques que ce procès fleuve a fait peser sur les jurés. Les consignes font l'objet d'un document écrit de 700 pages ! Le 1er décembre marque le début des délibérations. Elles dureront 10 jours, avec une interruption par le juge Williams au terme du 6ème jour, suite à une demande des jurés pour savoir s'ils peuvent envisager le cas où Pickton ne serait pas directement responsable des crimes… Enfin, le dimanche 9 décembre, le verdict tombe : au grand dam des familles de victimes, Robert William Pickton n'est reconnu coupable que de meurtre au second degré, c'est-à-dire sans préméditation. Comme dans le cas d'un meurtre prémédité, la loi canadienne prévoit que la peine maximale est la prison à vie, mais contrairement au premier degré qui prévoit une durée incompressible de 25 ans, Pickton pourrait être remis en liberté après seulement 10 années de détention, autrement dit, il pourrait demander une libération anticipée à partir de la fin février 2012 ! C'est, bien sûr, sans tenir compte du résultat du second procès pour le meurtre de vingt autres femmes, ni de la décision du juge Williams qui peut décider seul de la durée de la peine et du délai avant qu'une demande de libération soit recevable. Le verdict soulève tout de même une vague de protestation : comment peut-on avoir tué six personnes de manières identiques sur une période de 4 ans sans rien avoir planifié ?

Les 6 victimes dont l'assassinat faisait l'objet du premier procès Pickton : (de gauche à droite)
Marnie Lee Frey, Brenda Wolfe, Georgina Faith Papin, Sereena Abotsway, Mona Wilson, Andrea Joesbury (© GRC).

Bien entendu, les proches des victimes sont déçus, mais pas désespérés. Greg Garley, le frère de Mona Wilson, déclare : « Nous le savions. Nous savions qu'il était coupable. Maintenant la province le sait, le monde entier le sait », ajoutant qu'un poids vient de lui être enlevé des épaules. En revanche, Jean-Paul Brodeur, spécialiste de criminologie à l'université de Montréal, ne cache pas sa surprise : « C'est inhabituel d'avoir un verdict de non-préméditation dans le cas de meurtres en série… …Cela va aux limites de la crédibilité ». Comme beaucoup de personnes au Canada et à l'étranger, il estime qu'il s'agit "plus d'une victoire pour la défense que pour la couronne". Bill Fordy, le principal enquêteur de la GRC ayant interrogé Pickton, s'est déclaré déçu du verdict : « La principale équipe d'enquêteurs ont probablement l'impression d'avoir laissé tomber (les victimes) ».
Cette décision découle certainement de l'absence d'aveux de Robert Pickton. La conversation enregistrée à son insu avec son pseudo-codétenu n'a pas apporté de preuve décisive, aucun détail précis, et s'il a reconnu avoir assassiné quarante-neuf femmes, il n'en a cité aucune. De plus, ses lettres à Thomas Loudamy ne constitue pas non plus des preuves suffisantes puisque, s'il justifie plus ou moins ses actes avec des connotations bibliques (Pickton y écrit avoir pour mission " en ce monde de le débarrasser du mal ", et que les êtres " immoraux, impurs et avides… …subiront la terrible colère de Dieu "), il n'apporte aucun élément compromettant. La crédibilité des témoins de l'accusation est pour le moins sujette à caution et cela a certainement semé le doute dans l'esprit des jurés. Robert Pickton n'a-t-il pas joui de complicités actives ou passives ? Et dans ce cas, est-il vraiment le seul et unique tueur ? La seule certitude le concernant est qu'il était au courant et qu'il a participé au dépeçage des cadavres et à leur élimination.

On ne peut pas non plus compter sur le second procès pour allonger notablement la sentence. Il s'ouvrira sans doute au début de l'année 2009, pour l'assassinat de vingt autres femmes, mais ces meurtres avaient été déconnectés des six précédents parce que les preuves présentées étaient moins claires… Ce second procès sera-t-il seulement une procédure "pour la forme" ? Curieux avertissement que transmet la société aux meurtriers potentiels : ainsi, la sœur de Wendy Crawford estime que "le Canada envoie un mauvais message aux criminels, leur disant qu'ils peuvent tuer autant de gens qu'ils le veulent, puisqu'ils ne seront accusés que de six meurtres".
Quoi qu'il en soit, il serait vain d'attendre une quelconque vérité de la part de Robert William Pickton : sans surprise, celui-ci a plaidé "non coupable" et maintiendra sans doute sa ligne de défense. Au cours de son procès, il n'a guère montré d'intérêt que ce soit pour sa propre personne ou l'histoire dramatique des victimes. Il n'avouera sans doute jamais les crimes dont on l'accuse. Malgré les preuves et les témoignages, nul ne saura jamais le fin mot de l'histoire, et c'est peut-être ce qui sera le plus pénible pour les familles de victimes : continuer à croire et espérer. Clifford Olson est sans doute un monstre odieux et cynique, mais quoi de pire qu'un silence de mort ? En ce sens, Robert Pickton le vaut largement.
Plusieurs livres ont déjà été consacré à Robert Pickton, en particulier "The Pig Farm" et "The Pickton File" de Stevie Cameron. "Killer Pickton", un film Australien interdit au Canada lui a également été consacré en 2005. Mais le plus surprenant et le plus choquant est, qu'à l'image de Karla Homolka, Pickton a lui aussi ses fans… Ainsi, il est possible d'acheter par correspondance des T-shirts "I love Robert Pickton" !
Seule consolation dans cette affaire : le mardi 11 décembre 2007, le juge James Williams, choqué par l'absence de remords de Pickton et profitant de l'absence de recommandation du jury concernant l'incompressibilité de la détention, condamne Robert William Pickton à la peine maximale, soit la prison à vie accompagnée d'une durée incompressible de 25 ans. Lorsqu'il sortira de prison, Pickton sera devenu un vieillard de presque 80 ans.
En revanche, rien n'a été épargné aux familles de victimes : on a parlé des femmes disparues en termes de droguées et de prostituées, mais on les a rarement considérées comme des êtres humains. Leurs proches se sont sentis exclus de la procédure, jusqu'au jour de la délibération où ils ont été priés de faire disparaître jeux de société et passe-temps qui leur permettaient de tromper l'attente alors qu'ils campaient dans les couloirs du palais de justice de New Wesminster, et ce, afin de "respecter le decorum" !
On peut également supposer que divers procès "satellites" vont se dérouler en marge de la procédure principale. Ainsi, dès l'annonce de la condamnation de Pickton, les familles des victimes ont demandé l'ouverture d'une enquête publique. En effet, il semble impensable que les responsables du Vancouver Police Department ne soient pas amenés à s'expliquer sur le déroulement pour le moins étrange de l'enquête criminelle. Un comble quand on sait que les polices canadiennes sont parmi les plus efficaces au monde et qu'au Canada, la criminalité tend à baisser depuis le début des années 1990, au point qu'en 2002, Robert Pickton était responsable d'une augmentation de 4 % du taux d'homicides en Colombie-Britannique ! Malheureusement, l'Eastside de Vancouver continue de concentrer une criminalité active, et le "nettoyage" du centre-ville en vue des jeux olympiques de 2010 ne fera que déplacer le problème. Nombreux cont ceux qui réclament des logements sociaux et des programmes de réinsertion pour les marginaux plutôt que des actions de prestige. Quoi qu'il en soit, il est fort probable que la misère et la criminalité seront déplacées vers d'autres sites et que d'autres femmes disparaîtront dans les années à venir. La police, l'opinion publique réagiront-elle enfin, ou se contenteront-elle d'accrocher encore et encore de nouveaux visages sur les avis de recherches ?

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© Christophe Dugave 2008

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Published by Christophe Dugave - dans Deuxième partie
26 mai 2009 2 26 /05 /mai /2009 11:27
Robert Pickton : Le Saigneur de "Piggy Palace" (II)


Un caractère tranquille et étrange

Robert William Pickton, éleveur de porcs à Port Coquitlam, grand amateur de prostituées (© Associated Press).

 Robert Pickton est un homme secret et solitaire bien qu'il compte de nombreux amis, pas toujours très recommandables il est vrai. Ses connaissances le décrivent comme un type travailleur et serviable. Bill Hiscox, un ancien employé, parle de "Willie" comme de quelqu'un de calme et de renfermé, "un caractère tranquille et étrange" avec qui il était difficile d'entamer une conversation, et dont le seul plaisir semblait être celui de conduire son minibus. Certains de ses familiers lui témoignent une admiration certaine. Ainsi, Denna Grant, 63 ans, sa voisine depuis 35 ans, déclare : « Je confirais ma vie à Robert … Ce n'est pas une personne superficielle. C'est un gars qui travaille dur ». Elle explique encore avec conviction : « Il ne s'amusait jamais, ne buvait pas, ne fumait pas ». Et à propos des soirées de Piggy Palace, la boîte de nuit implantée dans la ferme qu'elle croit consacré aux mariages et aux fêtes de charité, elle assure : « Vous n'étiez même pas autorisé à fumer un joint, alors certainement pas de la cocaïne !… On y traitait les personnes âgées avec respect ». Une autre voisine de longue date, Vera Harvey, admet que Pickton était un peu lent mais qu'il travaillait dur et vivait sainement. Interrogée par un journaliste du Canadian Press, elle assure que Pickton était trop occupé pour commettre les forfaits dont on l'accuse. Là encore, sa générosité est appréciée : « Il s'arracherait la chemise du dos pour vous la donner ». Un cocon de sympathie, ou tout du moins d'indifférence, est le dénominateur commun de nombreux tueurs en série qui passent ainsi inaperçus ou jouissent d'une bonne réputation. En réalité, peu de gens connaissaient la véritable personnalité de Pickton.
On en apprit un peu plus sur Pickton à l'audition d'une cassette audio datée du 28 décembre 1991 et adressée à une certaine Victoria où il se présentait comme Bob Pickton de Vancouver. Il racontait notamment qu'après avoir débité des carcasses pendant sept ans, il avait repris la ferme de ses parents à Port-Coquitlam. Il y avait établi une première porcherie, qui avait brûlé en 1978, et l'avait reconstruite. Il subit un nouveau coup dur deux ans plus tard lorsque le cours de la viande de porc s'effondra. Il fut contraint de conduire des camions puis de travailler dans une usine de caoutchouc. Bien qu'il soit issu du milieu agricole, il rêvait alors de quitter la ferme pour travailler dans une scierie.
Robert William Pickton naquit d'Helen Louise et de Léonard Pickton en 1950. Après avoir quitté la vieille ferme de Coquitlam rasée par le tracé de l'autoroute Lougheed, il s'installa avec ses parents dans une nouvelle exploitation que ceux-ci achetèrent en 1963 sur Dominion Avenue à Port-Coquitlam, dans la banlieue Est de Vancouver. Il y passa son adolescence en compagnie de son jeune frère Dave, sa sœur aînée Linda ayant quitté le domicile parental à l'adolescence pour aller suivre ses études. Destiné à reprendre la ferme familiale et doté de capacités intellectuelles limitées, Robert Pickton n'entreprit pas de longues études et se consacra à l'élevage des cochons et des moutons. A la mort de son père en 1978 puis de sa mère décédée d'un cancer un an plus tard, il reprit l'exploitation (sa sœur aînée étant mariée et son frère David s'étant établi à son propre compte). Alors que Linda vivait une existence paisible, Dave connut pour sa part quelques ennuis avec la justice pour une agression sexuelle qui lui valut d'être condamné à 1000 dollars d'amende et 30 jours de probation en 1992. La police reçut également une ordonnance de destruction d'un de ses chiens considéré comme dangereux mais, pour une raison inexpliquée, l'ordre fut annulé. Sa première entreprise de démolition fit faillite, et il s'installa avec son frère Robert après son divorce qui le laissait seul avec deux grands enfants. Dave allait se reconvertir dans l'organisation de spectacles plus ou moins clandestins.

Dave Pickton, frère ainé de Robert, prétend ne jamais avoir nourri le moindre soupçon (© Associated Press).

En 1996, Robert et Dave décidèrent de partager l'exploitation agricole de 16 hectares pour y créer une association à but non lucratif, la Piggy Palace Good Time Society qui organisait des soirées et des spectacles. Le bar-discothèque bénéficiait d'un équipement très professionnel récupéré par Dave Pickton sur quelques-uns de ses chantiers de démolition. Selon ses propres statuts, la société "organisait, co-organisait, dirigeait et réalisait des évènements particuliers, des réceptions, des bals, des shows et des expositions pour diverses sociétés de services, des organisations sportives et autres groupes". Dans la plupart des cas, il s'agissait de soirées employant des prostituées, avec strip-tease, lap-dance (danse osée utilisant une barre verticale enlacée entre les cuisses) etc… Elles avaient lieu dans la partie de la propriété occupée par Dave Pickton qui dirigeait les réjouissances. Celles-ci tenaient plus de la beuverie ou de la rave party que d'une fête de charité. L'animation était assurée par une équipe féminine issue de l'Eastside… Ces évènements, arrosé par de grandes quantités d'alcool au mépris de la législation en vigueur, attiraient toute une faune marginale et inquiétante, en particulier des revendeurs de drogue et des bandes de motards criminalisés telles que les Hell's Angels, parfois jusqu'à 1800 personnes en une seule soirée. Les frères Pickton semblaient d'ailleurs entretenir d'excellentes relations avec les membres des Hell's, cette "honorable" institution de motards nord-américains qui trouvaient là matière à s'amuser, mais aussi à travailler. En effet, les nombreuses prostituées présentes, toxicomanes pour la plupart, étaient aussi leurs clientes directes ou indirectes.
Parallèlement, les activités agricoles de la ferme périclitaient. Comme devaient le déclarer plus tard les représentants des éleveurs de porcs de Colombie-Britannique : « Robert Pickton n'a jamais été enregistré auprès de BC Pork. En fait, il a plus de moutons que de cochons ! ». Bien que fonctionnant au ralenti, l'exploitation n'était pas pour autant à la veille de déposer son bilan. Depuis 1963 en effet, les surfaces construites avaient largement empiété sur les terres agricoles des Lower Main lands, et en homme d'affaire avisé, Robert Pickton avait vendu 10 hectares à la société Eternal Holdings pour la somme de 1,76 millions de dollars en septembre 1994. Moins d'un an plus tard, la famille Pickton avaient touché plus de 3,3 millions de dollars pour la vente de terres à la ville de Port Coquitlam et au Coquitlam School District. En mars 2001 s'ajoutèrent près de 770.000 dollars pour une parcelle où se construisirent des maisons de ville et des maisons particulières qui devaient être par la suite placées aux premières loges pour assister aux fouilles menées dans la ferme. Ainsi, loin d'être dans le besoin, les Pickton avaient réalisé une très belle plus-value sur une ferme achetée 18.000 dollars au début des années 60, puisque le total des opérations s'élevait à 6,6 millions de dollars et que les terres restantes avaient une valeur estimée de plus de 3 millions de dollars.
Les belles heures de Piggy Palace prirent fin en 2000 lorsque les autorités eurent connaissance des buts réels de l'association qui perdit son statut "à but non lucratif". Les frères Pickton furent condamnés pour non-respect du plan d'occupation des sols – puisqu'ils avaient clairement détourné une terre agricole de sa vocation première – et détournement des statuts de l'association. Peut-être doit-on relier ce fait à la relative accalmie que connurent les rues de l'Eastside à l'aube du nouveau millénaire puisque seulement trois prostituées disparurent mystérieusement des trottoirs de l'Eastside en l'an 2000.  Mais déjà, les soirées du Piggy Palace avait fait parler d'elles bien au-delà du cercle des initiés. Ainsi, à la suite d'une fête donnée le 31 décembre 1998, les frères Pickton reçurent une injonction les sommant de ne plus organiser de soirées festives, précisant que la police était "autorisée à arrêter et emmener toute personne assistant aux dites fêtes".
Robert Pickton avait lui aussi attiré l'attention de la justice à titre personnel en 1997. Ainsi, au mois de mars, il fut traduit en justice pour tentative de meutre sur Wendy Lynn Eistetter, une prostituée toxicomane, qu'il poignarda à plusieurs reprises jusqu'à lui ouvrir l'estomac. Celle-ci réussit néanmoins à désarmer son adversaire et à le blesser à son tour avant de prendre la fuite. Un automobiliste lui vint en aide ce 23 mars à 1 h 45 du matin et la conduisit aux urgences les plus proches tandis que de son côté, Robert Pickton se rendait à l'Eagle Ridge Hospital avec une blessure sérieuse. Entendu par la police, il fut relâché avec une caution de 2000 dollars et, la prostituée ayant refusé de témoigner, l'affaire n'eut pas de suites.

Hastings Alley, dans l'Eastside de Vancouver : coupe-gorge la nuit,  vitrine de la misère humaine le jour, à deux pas des beaux quartiers du centre-ville. Robert Pickton y dénichait ses futures victimes…

Toujours est-il qu'en plus de les attirer sur sa propriété, Robert Pickton fréquentait assidûment les dames du Low-Track et avait recours à leurs services à titre personnel. Comme il les racolait fréquemment pour venir animer les chaudes soirées du Piggy Palace, il est probable que des liens de confiance se tressaient entre certaines femmes et celui qui allait devenir leur meurtrier. Pickton possédait notamment un minibus aux fenêtres teintées qu'il utilisait pour tous ses déplacements. Comme le dira plus tard Bill Hiscox, un de ses anciens employés : « C'était la fierté et la joie de Willie » (Robert Pickton préférait en effet se faire appeler par le diminutif de son second prénom). Il pouvait ainsi transporter plusieurs femmes aux mœurs légères sans inquiéter le moins du monde le voisinage, ce qu'il fit apparemment à maintes reprises. Curieusement, ces faits n'ont jamais été décrits par ses "amis", ceux qui le tenaient en haute estime, alors même qu'il était de notoriété publique que les frères Pickton organisaient, de manière tout à fait illégale, des soirées à caractère licencieux qui défiaient les différentes législations relatives aux bonnes mœurs, à la vente des alcools et au trafic de stupéfiants. La réaction des autorités fut donc assez molle, et il fallut bien longtemps avant que la police ne soupçonne vraiment Robert Pickton d'être un tueur en série. Il est vrai que "Willie", comme bon nombre de serial killers, s'était ménagé un pool de sympathie parmi les prostituées. Loin d'être repoussées par cet homme à l'hygiène douteuse, elles se disputaient ses faveurs parce qu'il était généreux et apportait toujours d'amples provisions de drogue. Certes, les fêtes du Piggy Palace étaient un peu débridées et bruyantes et la famille Pickton était riche à millions après la vente de ses terres. Ne s'agissait-il pas de simples racontards ? Quoi qu'il en soit, la démission des autorités policières et judiciaires joua pour beaucoup en faveur de "Willie" qui put continuer la sinistre besogne qu'il avait entreprise depuis plusieurs années déjà…


Un long travail de fouilles

La ferme de Robert Pickton alors que les premières recherches étaient en cours au printemps 2002. Les fouilles, qui permirent de recueillir 600.000 pièces à conviction, durèrent plus de 2 ans et  coûtèrent 70 millions de dollars (© Associated Press).

Bill Hiscox traversait une mauvaise passe lorsqu'il rencontra Robert Pickton. Il tentait d'oublier la mort de sa femme dans l'alcool et la drogue. Sa "sœur" de famille d'accueil l'avait sauvé de la déchéance en lui trouvant un emploi chez P&B Salvage à Surrey, dont les propriétaires n'étaient autres que Dave et Robert Pickton. Elle y avait ses entrées puisqu'à l'époque, elle était la petite amie occasionnelle de Robert. Bill Hiscox venait chercher sa paye à la ferme de Port Coquitlam qu'il décrira plus tard comme un endroit terrifiant où un énorme verrat de plus de 250 kilos montait la garde, courant le long du grillage avec les chiens. Au cours du procès, l'agente Daryl Hetherington fera d'ailleurs de la ferme un bilan cauchemardesque : carcasses de voitures rouillant dans la boue, bâtiments en ruine, animaux maltraités, affamés, s'entredévorant…
Hiscox était au courant de l'attirance de Robert pour les prostituées et avait connaissance des fêtes organisées par la Piggy Palace Good Time Society. A la fin de l'année 1998, Hiscox lut des articles consacrés aux disparues de Vancouver et commença de soupçonner Pickton, d'autant plus qu'il en avait discuté avec son amie Lisa qui faisait le ménage chez l'éleveur. Celle-ci avait remarqué que Pickton entassait dans sa roulotte et chez lui des vêtements féminins, des sacs et des pièces d'identité. « Il avait une ferme à Port Coquitlam et fréquentait souvent le centre-ville à la recherche de filles. Quelque chose a commencé à me turlupiner à propos de ce type », devait-il déclarer par la suite. Il contacta les détectives de la Task Force embryonnaire et leur fit part de ses préoccupations, mais la police ne réagit guère : « Ils ont dit qu'ils ne pouvaient vraiment rien faire, ils ne pouvaient y aller sur la base de simples suppositions », dit Hiscox. « Les enquêteurs voulaient parler à Lisa, mais elle ne voulait rien avoir à faire avec la police ou qui que ce soit ».

Ancien employé de Pickton, Bill Hiscox dénonça ses agissements à la police dès 1998, mais son témoignage n'eut guère d'effets.

 La suite des évènements n'est pas très claire. Il semble que Hiscox ait insisté : « Avec toutes ces filles qui disparaissaient, et tous les sacs à main et les papiers d'identité qui traînaient ça et là dans la caravane, et d'autres trucs… …Et vous savez, il a un caractère étrange, oui, très, très étrange. Il se fait appeler "Willie". Il est le propriétaire de P & B Salvage ici à Surrey. Il récupèrent des déchets dans les vieilles maisons et des trucs comme ça. Il a vraiment un caractère étrange ». Les enquêteurs envisagèrent tout de même la possibilité que Robert William Pickton soit le tueur, et ils accompagnèrent Bill Hiscox à la ferme qui fut fouillée à trois reprises, apparemment sans résultat. Cela peut en partie se comprendre, car, comme l'explique lui-même Hiscox : « Il a une ferme de 16 hectares, un tas de grosses machines et de bazard, vous voyez, des endroits rêvés où cacher des tas de choses ». De plus, les policiers avaient alors tant de suspects potentiels — aux alentours de six cents dont cent étaient des "suspects sérieux" — qu'il ne s'intéressèrent pas particulièrement à ce "Willie". Personne ne s'alarma du fait qu'il fréquentait régulièrement les prostituées à titre personnel, mais aussi dans des soirées qui tenaient davantage de l'orgie que de la fête de bienfaisance. Nul ne sembla non plus se formaliser du fait que Robert Pickton avait été accusé de tentative de meurtre sur la personne de Wendy Lynn Eistetter… Au dire de la police, il était un "suspect intéressant", mais il n'avait pas été mis sous surveillance alors même que les disparitions approchaient la cinquantaine !
Robert William Pickton fut tout de même mis sur la sellette le 5 février 2002 lorsqu'il fut interrogé pour détention d'armes sans permis. Sur dénonciation de Scott Chubb, un ancien employé, le caporal James Petrovitch et trois autres agents vinrent perquisitionner la propriété et, s'ils ne trouvèrent pas de dépôt d'armes illégales, ils découvrirent tout de même un revolver .22 long rifle auquel pendait un godemichet, deux paires de menottes dont une recouverte de fausse fourrure rouge, et des effets personnels ayant appartenu à des femmes ainsi que des papiers d'identité, entassés en divers endroits. Cette fois-ci, les soupçons des policiers se précisèrent lorsqu'on identifia les affaires de Sereena Abotsway et de Mona Wilson. Le 7 février 2002, Robert William Pickton était officiellement arrêté. Le soir même, les trente policiers de la Task Force renforcés de techniciens de l'identification et de chiens "chercheurs de cadavres", investirent la ferme pour une recherche d'envergure. La famille Pickton, par la voix de son avocat, Peter Ritchie, fit savoir qu'elle aiderait la police dans la mesure de ses moyens, mais qu'elle mettait en garde les autorités contre les risques consistant à creuser le sol à la va-vite en raison des conduites de gaz et de la présence de grandes quantités de terre rapportée…

Les autorités tentèrent de compenser leur inertie par le déploiement de moyens sans précédents adaptés à l'ampleur de la tuerie et la surface devant être passée au peigne fin.

Dès le 10 février, la propriété toute entière avait été bordée par de hautes clôtures isolant la scène de crime, et comprenait un centre de commandement capable de coordonner les recherches de dizaines de policiers. Deux jours plus tard, la Task Force comptait quatre-vingt-cinq policiers, seize enquêteurs principaux et quarante spécialistes de l'identification criminelle qui passaient à la loupe chaque centimètre carré de terrain. Dans le même temps, Catherine Galliford, constable à la GRC et responsable de la communication, restait extrêmement discrète sur la nature des preuves découvertes à la ferme de Dominion Avenue, d'autant plus que Robert Pickton était de nouveau libre. En revanche, les enquêteurs de la Task Force avaient demandé aux membres des familles de disparues de leur fournir des effets susceptible de contenir de l'ADN des victimes afin de pouvoir procéder à une comparaison. Les preuves qui manquaient ne devaient guère se faire attendre. Le 14 février, le détective Scott Driemel déclara à la presse qu'on avait trouvé des échantillons d'ADN dans la caravane qui avait concentré une bonne part des efforts de recherches.
Le 22 février 2002, Robert William Pickton était officiellement arrêté et inculpé pour le meurtre au premier degré de Sereena Abotsway, disparue en juillet 2001, et de Mona Wilson, assassinée le 23 novembre de la même année. La fouille de Piggy Palace prit alors une ampleur inédite, mobilisant des pelleteuses, des bulldozers et des centaines de personnes. Elle fournit, au cours des mois suivants, une avalanche de nouveaux indices et de preuves accablantes.


Des tonnes de preuves et encore des incertitudes

Vue générale de l'environnement de la ferme Pickton à Port Coquitlam au printemps 2002, peu après le début des fouilles. Les limites du lot, bordé par un centre commercial et plusieurs lotissements, sont figurées par des lignes rouges : (1) Dominion Avenue ; (2) maison d'habitation où résidait Robert Pickton ; (3) grange ; (4) dépotoir (© Global Air Photo)

 La fouille des différents lots appartenant aux Pickton va durer de février 2002 à fin novembre 2003, impliquant des dizaines de policiers et de techniciens de l'identification criminelle, épaulés par plus d'une centaine d'étudiants en anthropologie spécialisés dans la reconnaissance des os d'origine humaine. Bénéficiant tantôt d'un équipement lourd qui remuera plus de 280.000 mètres cubes de terre, de boue, de lisier de porc et de déchets divers, tantôt équipés d'outils de précision, les chercheurs vont mettre à jour les restes de vingt-huit autres disparues dont trois femmes non identifiées. Certaines se résument à de simples traces d'ADN, comme ce fut le cas pour Dawn Crey disparue en novembre 2000. Pour d'autres, il restait des fragments d'os ou des dents : ainsi, Marnie Frey dont on retrouva un morceau de maxilaire inférieur et trois dents au nord de la propriété en avril 2002. La police détecta également des restes de chair humaine sur divers outils servant à débiter la viande de porc (scies, hachoir) ou à préparer la nourriture des cochons. Il devint donc rapidement évident que non seulement, les cochons avaient dû manger de la chair humaine, mais que les restes des disparues s'étaient tôt ou tard retrouvés mélangés à de la viande porcine destinée à la vente !
La fouilles des bâtiments apporta aussi son lot de preuves permettant d'incriminer directement Pickton. Ainsi, des traces de sang appartenant à Mona Wilson furent découvertes en grande quantité dans la roulotte située près de la porcherie, sur un matelas et sur le sol. Cette trouvaille montrait donc sans ambiguité que Mona avait bien été agressée sur la propriété et qu'elle y était probablement morte. Mieux encore, la police reliait directement le meurtre à des lieux privatifs fréquentés essentiellement par Pickton alors que les autres preuves avaient été localisées en divers points de l'exploitation où passaient et travaillaient de nombreux étrangers. Les enquêteurs identifièrent également divers objets ayant appartenu aux victimes et qui traînaient ça et là dans les locaux à usage privé. Plusieurs portaient des preuves ADN indiscutables : un cheveux et un baton de rouge à lèvres ayant appartenu à Andrea Joesburry et Brenda Wolfe, un sac, un chemisier et un chandail portant les traces de Sereena Abotsway, un fragment de bouteille où s'était déposé l'ADN de Mona Wilson…
Les découvertes vont se succéder tout au long du printemps puis de l'été 2002. Au mois d'avril, le procureur Mike Petrie annonce que, sur la base de nouveaux indices, Robert Willie Pickton est inculpé pour l'assassinat de Jacqueline McDonnell portée disparue depuis 1998 et pour les meurtres plus récents (2001) de Heather Bottomley et Diane Rock. Le 9 avril, Pickton est inculpé de son sixième assassinat sur la personne d'Andrea Joesburry. Le 17 avril, la police commence à fouiller un autre lot de la famille Pickton situé à Burns Road et fait appel à des policiers en retraite et à une centaine d'étudiants en archéologie et en anthropologie pour fouiller Piggy Palace. Briene De Forest-Rusnak, une étudiante en anthropologie embauchée pour les fouilles, raconte qu'elle travaillait douze heures par jour du lundi au jeudi et encore huit heures le vendredi sur l'un des 215 secteurs de recherches qui représentaient au total 38.000 mètres carrés. Un mois plus tard, les restes de Brenda Wolfe (disparue en 1999) sont retrouvés, et identifiés un peu plus tard grâce à une analyse comparative de son ADN. Le 24 octobre 2001, la famille Jardine reçoit un e-mail lui apprenant qu'on a identifié l'ADN d'Angela dans la ferme de Dominion Avenue. Dans un premier temps, Pickton ne sera pas inculpé pour ce meurtre car, comme dans le cas de Sarah de Vries, on a retrouvé trop peu de matériel génétique pour que l'analyse soit d'une fiabilité suffisante. En revanche, les recherches estivales ont permis de mettre au jour les restes de nouvelles victimes : Heather Chinnock, Inga Hall, Tanya Holyk, Sherry Irving, Georgina Papin, Patricia Johnson, Helen Hallmark, Jennifer Furminger…
Une petite histoire sordide vint troubler la paisible succession d'horreurs que les enquêteurs mettaient à jour depuis quelques mois. Un hypothétique voisin des Pickton, du nom de Danza Hamilton, proposa sur le site internet e-Bay des lots de terre de Piggy Palace pour la somme de 9,99 dollars ! Suivait une brève description de l'histoire des disparues de Vancouver censée émoustiller les éventuels acheteurs qui ne se déclarèrent pas avant que l'article soit retiré de la vente. Les bruits courraient également que dans le North Fraser Pre-Trial Center où Pickton était détenu, des poèmes, soit disant écrits par le fermier, étaient à vendre. Cela paraissait peu probable compte tenu de la personnalité de l'accusé qui n'avait jamais brillé par son intellect et ne semblait guère avoir écrit alors qu'il était en liberté. Une enquête des services correctionnels de Colombie-Britannique devaient d'ailleurs conclure que c'était un canular, puisque Pickton n'était pas en contact avec les autres détenus qui auraient pu véhiculer ses écrits.
Sept autres accusations s’ajoutèrent aussi pour les morts de Marnie Frey, Tiffany Drew, Sarah de Vries, Cynthia Feliks, Diana Melnick, Angela Jardine… Après le début de l'enquête préliminaire cinq nouvelles inculpations aux noms de Cara Ellis, Andrea Borhaven, Kerry Koski, Wendy Crawford et Debra Jones vinrent enrichir les états de service de Robert Pickton qui apparaissait d'ores et déjà comme le tueur en série le plus prolifique du Canada. D'autres preuves furent retrouvées mais tenues secrètes en raison du black-out décrété par la justice. Pourtant, il existait encore de nombreuses zones d'ombres. De quarante noms sur la liste originelle à cinquante-quatre en 2001, le décompte des disparues passait à soixante-trois en octobre 2002 puis à soixante-neuf deux ans plus tard. Si l'on soustraiyait celles qui avaient été retrouvées mortes ou vives et que l'on imaginait qu'autant restaient à découvrir, il manquait alors au bas mot une trentaine de femmes dont on était toujours sans nouvelle. Car contrairement à beaucoup de tueurs en série qui, une fois capturés, se confient aisément, voire amplifient leurs actes, Robert Pickton restait égal à lui-même : silencieux, secret, insaisissable.
Les recherches s'achevèrent à la fin 2003 et livrèrent un nombre sans précédent d'indices : au total 600.000 pièces à conviction dont 400.000 échantillons ADN ! Les preuves les plus indiscutables et sans aucun doute les plus morbides furent trouvés quelque temps après le début des fouilles, dans un vieux congélateur situé dans un local qui ne faisait pas partie de la zone de recherche prioritaire. Il s'agissait de deux seaux contenant la tête, les pieds et les mains de Sereena Abotsway et d'Andrea Joesburry. La présentation des dépouilles devait profondément troubler les enquêteurs. En effet, les crânes, coupés sur toute la hauteur à l'aide d'une scie alternative, avaient été débités en deux temps et présentaient ainsi des traces non-jointives et des zones de cassures. De même, les mains et les pieds avaient été tranchés d'une manière qui ressemblait trait pour trait à la méthode utilisée par Pickton pour débiter les porcs comme l'attestait les nombreux débris animaux localisés sur le site. La découpe des têtes frappa même certains policiers qui avaient enquêté sur un cas similaire sept ans auparavant. En effet, en 1995, on avait découvert un crane découpé de manière semblable entre un ruisseau et une autoroute à Mission. A cette époque, les restes n'avaient pu être identifiés et le dossier était resté en suspens…
En 2005, il ne restait plus grand-chose de la ferme Pickton dont les bâtiments avaient été détruits par la police au cours des fouilles : rien que d'énormes tas de terre et de déchets, et beaucoup d'histoires horribles tapies sous la poussière. Même aujourd'hui, la police est avare de renseignements précis, d'autant plus que la justice a frappé les indices recueillis du sceau du secret, officiellement pour ne pas "nuire à l'accusé". Il est vrai que cette affaire, d'une ampleur sans précédent, a déjà fait couler beaucoup d'encre, de salive et de pleurs. Les médias canadiens sont donc sous le coup d'une injonction de la Cour interdisant de dévoiler des informations précises sur l'affaire Pickton. Les rebondissements de cette affaire hors du commun sont en effet pour le moins terrifiants…
L'opinion publique se réveilla tout à fait lorsque la presse révéla que les cochons élevés par Robert Pickton avaient probablement consommé de la chair humaine puisque de l'ADN des victimes avait été retrouvée dans des machines servant à préparer la nourriture des porcs et à préparer des morceaux vendus au public. Mais plus grave encore, les habitants de la région de Vancouver découvraient, au comble de l'horreur, qu'ils avaient peut-être consommé de la chair humaine sans le savoir. Chacun se demandait alors s'il avait pu s'exposer à une contamination bien que, de l'avis des autorité sanitaires, cela semblait bien improbable. Bien que démentie par la suite, cette possibilité provoqua une nouvelle crise de l'industrie de la viande porcine dans la provinnce.
Les preuves recueillies contre Pickton étaient accablantes, mais beaucoup de points restaient à préciser. Ainsi, en juillet 2003, le juge de la cour provinciale, David Stone, estimait qu'il y avait assez de preuves pour un procès. Un an plus tard, le procès était encore repoussé de 9 mois… En mai 2005, Pickton était alors inculpé de vingt-sept meurtres au premier degré avec des preuves confondantes, mais aucun modus operandi précis…Pourtant, en février 2003, une femme du nom de Kim Kirton allait se révéler au grand jour. A l'entendre, elle était l'une des seules femmes à avoir vu Robert Pickton à l'œuvre et à pouvoir le raconter.


Des cris qui ne cesseront jamais

Kim Kirton échappa miraculeusement à la mort mais dut abandonner Mona Wilson, son amie, pour sauver sa propre vie (© missingpeople.net). 

 Kim était une prostituée toxicomane comme on en voit partout dans l'Eastside, mais après six ans de galère dans les rues et les arrière-cours, elle a tenté d'échapper à l'enfer de la drogue et de la prostitution en suivant un programme de réhabilitation. Pendant des années, elle a côtoyé Robert Pickton qui, dit-elle, était un client bien connu et apprécié des prostituées car ses stocks de drogue semblaient inépuisables. Elle précise qu'il venait se balader régulièrement dans le Low-Track et qu'il sélectionnait soigneusement ses rendez-vous. « Il ne voulait pas prendre n'importe qui »,  dit-elle. D'après Kim, il préférait les habituées, celles qui était là depuis suffisamment longtemps pour ne plus pouvoir résister à l'appel de la drogue.
Robert Pickton a fait appel aux services de Kim Kirton à deux reprises. « Il avait l'air d'un gars vraiment chouette, dit-elle. Il avait un tas de dope. Avant que nous allions chez lui, avant même que nous ayons quitté le centre-ville, nous avions probablement fumé pas loin d'un gramme de crack ». A vrai dire, Kim ne s'était pas sentie en danger avec Pickton lors de leur première rencontre car il y avait une autre femme dans le véhicule. A l'arrivée, bien sûr, le ton avait quelque peu changé : « C'était toujours drogue à volonté, explique-t-elle mais en fin de compte, il voulait faire quelque chose.
Lors de sa première visite à la ferme, Kim fut frappée par le désordre et la saleté qui régnaient jusque dans l'habitation : « il y avait un tas de trucs comme des vêtements féminins, des sacs, un peu partout », explique-t-elle. Lorsque Kim demanda à Pickton l'origine de toutes ces affaires, il répondit évasivement :  « Eh bien, beaucoup de femmes sont allées et venues par ici, tu sais. J'imagine seulement que ces trucs ont été laissés et que tout le monde les a oubliés ». Les cent dollars qu'elle reçut pour sa prestation (en plus de la drogue consommée) lui firent oublier ces détails, et lorsque Pickton la sollicita une seconde fois, elle accepta sans hésitation.
Cette fois-ci, Pickton voyait un peu plus grand : « Le programme,  explique Kim Korton, était de trouver deux autres filles et d'aller chez lui pour une partouse. On a tourné en rond et finalement, on a pris Mona ». A cette époque, Mona Wilson était une amie de Kim et allait fréquemment avec elle pour des doubles rendez-vous. « Elle pensait toujours plus aux autres qu'à elle-même ; si vous étiez en manque et sans le sou, elle vous aidait », raconte Kim. Notons que le récit est quelque peu différent de celui fourni par Steve Rix (l'époux de Mona Wilson) qui prétendait avoir vu deux hommes dont l'un l'avait menacé avec un bâton alors qu'il ne mentionnait pas de seconde femme (mais sans doute Kim Kirton était-elle invisible dans la voiture).
La soirée commença comme la précédente, mais les choses allaient vite mal tourner. « On s'est installés et on s'est envoyés en l'air, dit-elle. Eux ont surtout fumé et bu, j'ai fais mes trucs de mon côté parce que je ne bois pas, et puis il est parti sur un délire comme quoi on allait le voler ». Kim pensait alors qu'il déraillait et faisait un mauvais trip, mais il a continué en se faisant de plus en plus menaçant. « Sa voix était haut perchée et il parlait vraiment vite, comme s'il faisait un exposé :  il a dit qu'il allait se débarrasser de nous, nous faire disparaître, et qu'il ne serait pas pris et qu'on ne manquerait à personne à cause de ce que nous étions ».

Mona Wilson, disparue le 23 novembre 2001 et portée disparue une semaine plus tard, pourrait être la seule victime pour laquelle on dispose d'un modus operandi. Cependant, le témoignage de Kim Krton est-il fiable ? (© Gendarmerie Royale du Canada)

L'homme s'était dirigé vers Mona et avait attrapé un des deux couteaux qui traînaient sur la table. Prise de panique, Kim se rua dehors et se cacha non loin de là derrière un buisson. Elle entendit les cris de détresse de Mona Wilson qui s'éteignirent peu à peu. Terrorisée, Kim n'avait pas bougé de sa cachette.
Plus tard, elle rentra en centre-ville en autostop et tenta de noyer sa honte dans la drogue. Elle avait enfreint la loi sacrée de la rue : ne jamais abandonner sa partenaire. Bien entendu, elle ne contacta pas la police et fit tout pour oublier ce qu'elle avait vu et entendu. Elle se doutait que Mona était morte, mais elle n'avait pas relié cet épisode précis avec les disparues de Vancouver. Ce n'est que lorsqu'elle apprit que les restes de Mona Wilson avait été retrouvés dans la ferme de Port Coquitlam qu'elle décida de parler, d'abord à la presse, puis au procureur. Bien qu'elle n'ait pas mentionné de coup de feu, il paraît certain que Robert Pickton a achevé sa victime en lui tirant une balle dans la tête puisque l'autopsie des restes de Mona Wilson a montré que son crâne portait une marque de balle.
Après deux mois d'abstinence totale, Kim Kirton déclarait vouloir se consacrer essentiellement à son tout jeune bébé. En parlant, elle a soulagé sa conscience, mais une question continue de l'obsèder : si elle était retournée en arrière ce 23 novembre 2001, aurait-elle pu sauver son amie ou bien serait-elle morte elle aussi ?
Dans la tête de Kim Kirton, il  y a des hurlements qui résonnent encore. Des cris qui ne cesseront jamais.


Quelques clameurs au milieu d'un grand silence

Malgré le battage médiatique autour de l'affaire des disparues de Vancouver et l'étalage d'horreurs qui suivit la fouille de la ferme de Dominion Avenue, il se trouvait des gens pour prendre la défense de Robert Pickton. Ainsi, Denna Grant ou Verra Harvey, voisines des Pickton, témoignèrent en faveur de leur voisin dont elle vantaient les nombreux mérites. Pour elles, ce n'était pas ce rustre asocial et vicieux qu'on décrivait dans les médias. Visiblement, les soirées de Piggy Palace ne les gênaient pas trop, et elle ne semblaient guère se formaliser du fait que la ferme soit devenue un immonde dépotoir. Elles n'avaient vu ni prostituées, ni Hell's Angels dans les environs, et les parfums de drogue, les vapeurs d'alcool, ne parvenaient pas jusqu'à elles.
De même, Gerald MacLaughlin, un jeune employé de Robert Pickton, vécut dans la roulotte pendant deux ans jusqu'en novembre 2000. Il travaillait sur l'exploitation le jour et la gardait la nuit. Il conserve une excellente opinion de son patron et a déclaré ne jamais avoir vu de femme dans la caravane en dehors de Dinah Taylor, une amie intime de Pickton. Willie avait été pour lui comme un père ou un tuteur, lui fournissant du travail et ne lui demandant pas toujours de payer son loyer. Il le percevait comme un homme amical et chaleureux même s'il était très "terre à terre". « Il avait une bonne éthique du travail » déclare McLaughlin. Il raconte également que beaucoup de monde allait chez Pickton car il se servait de sa maison comme d'un bureau et d'une salle de réunion où chacun venait boire une bière et discuter après le travail.

Gina Houston, la voisine de Robert, suspectée un instant d'être la complice du tueur (© The Province).

Gina Houston, une autre amie, alla plus loin encore. Elle rendit visite à Pickton alors qu'il était en prison et prit sa défense avec tant de véhémence que la police commença de la soupçonner de complicité. Cette mère de famille, qui avait 34 ans au moment de l'arrestation du principal suspect, louait en ville un casier où elle entassait divers objets personnels et qui avait le malheur de se trouver juste à côté de celui qu'occupait Robert Pickton. Bien qu'elle ait démenti publiquement avoir eu le moindre rapport avec les femmes disparues, il semble – du moins le prétend-elle – que la police se soit acharnée sur elle au point qu'elle se décrive comme la seule suspecte encore en liberté. Elle assure notamment avoir été mise sous surveillance depuis 1998, une allégation qui serait lourde de sens puisque Robert Pickton lui-même ne semble pas avoir été freiné dans ses activités par une quelconque présence policière. Bien que la police ait perquisitionné son casier et saisi divers effets personnels, Gina Houston n'a fait en revanche l'objet d'aucune poursuite.

Dinah Taylor aurait-elle pu aider Pickton ? Etait-elle au courant de ses agissements ? (© Vancouver Sun).

Au cours de la même période, Dinah Taylor, qui vivait dans le même hôtel que certaines des disparues, eut la surprise de voir son nom ajouté à la liste des femmes manquantes. Elle démentit publiquement la rumeur, apportant elle aussi son soutien à Robert Pickton à qui elle avait rendu de fréquentes visites dans sa ferme de Port Coquitlam. Elle prétendit notamment ne jamais avoir craint pour sa sécurité et rejeta la proposition de la police de la mettre sous régime de témoin protégé. Son rôle exact semble pourtant assez trouble et Dave, le propre frère de Pickton, n'hésitera pas à l'accuser d'avoir tué plusieurs victimes, affirmations confirmées depuis par Gina Houston. Celle-ci prétend, mais sans fournir de preuve décisive, que Dinah est responsable de trois ou quatre morts dont celle de Mona Wilson. Quoi qu'il en soit, il est presque certain que Dinah a rabattu vers Pickton de nombreuses prostituées qu'elle connaissait bien pour avoir été l'une des leurs…
Les proches de Robert Pickton étaient donc concernés directement par l'affaire, surtout s'ils étaient de la famille. Linda Wright, la propre sœur de Robert et Dave, ne put échapper à la tempête médiatique qui s'abattait sur le nom de Pickton. Bien qu'elle ait été mise très tôt hors de cause (elle ne vivait pas sur l'exploitation, n'avait jamais participé aux soirées de Piggy Palace et s'occupait de sa famille), elle se plaignit de subir les conséquences de la publicité qui avait été faite au sujet des agissements de son frère. « Notre nom a été terni, c'est humiliant. Tout ce que nous avons fait de bien dans notre vie a été détruit ».
Linda Wright, qui ne semblait pas mettre en doute la véracité des accusations portées contre son frère qu'elle n'était jamais allée voir en prison, déclara cependant :  « Ça a été un cauchemar pour nous, encore qu'un cauchemar, on peut se réveiller. Nous ne voulons pas minimiser la peine et la douleur des familles de victimes. Cependant, nous nous sentons comme des victimes ». Son frère Dave, qui avait des filles du même âge que certaines des femmes assassinées, se disait lui aussi "totalement dévasté". On peut aisément comprendre la situation difficile des proches de l'accusé dont tout le monde se détournait. Pourtant, une polémique se développa en juin 2002 autour de cette famille soi-disant ruinée qui avait réalisé de juteuses opérations immobilières quelques années auparavant. Linda précisa que la mise aux normes des terrains vendus avait elle aussi coûté très cher : « on peut croire que nous avons gagné beaucoup d'argent mais ce n'est pas le cas à cause des égouts, de l'eau, des lignes téléphoniques et de la route. Nous avons eu à installer tout ça…». Une route à l'extrémité nord-est de la propriété originelle a coûté plus d'un million de dollars, mais c'était sans préciser que la société qui avait effectué une grande partie des travaux était celle de Dave Pickton… En fait, si le problème des finances se posait, c'était que Robert Pickton se retrouvait sans le sou en raison de l'occupation de sa ferme par la police, et qu'il ne pouvait plus financer sa coûteuse défense par Peter Richie, un avocat réputé. Au cours de l'été 2002, celui-ci annonça d'ailleurs qu'il se retirait, car il ne pouvait continuer à représenter gratuitement Robert Pickton. Le prévenu, qui n'avait pas droit à une assistance juridique (puisqu'il n'était pas indigent), allait alors devoir se défendre tout seul. Finalement, Richie continua d'assurer sa mission contre une hypothèque de 375.000 dollars sur les terres non vendues. La famille Pickton demanda au gouvernement de débloquer la situation,  mais celui-ci ne montra guère d'empressement à libérer les terrains.
Des voix se firent également entendre pour protester contre les conditions de détention de Robert Pickton (qui n'avait toujours rien avoué). Ainsi, en juin 2002, Dave Pickton déclara que son frère était isolé et n'avait pas le droit aux sorties quotidiennes. Il déplora qu'il n'ait pas accès au téléphone et à la douche aussi couramment que les autres détenus, et qu'il soit maintenu dans un état de stress extrême. Ainsi, David Pickton aurait eut connaissance d'un interrogatoire serré que son frère aurait subi pendant douze heures ininterrompues. David ne croit pas que son frère ait pu préméditer autant de meurtres. Il le décrit comme un rustre asocial : « Mon frère ne fréquente guère les autres. Quand j'allais prendre un café, il restait dans le camion à m'attendre. ». Il ne semblait pourtant pas si sauvage avec les prostituées de l'Eastside…
Peu de gens en revanche se préoccupent des familles des victimes. Leurs souffrances se ressemblent tant et durent depuis si longtemps que rares sont ceux qui s'en émeuvent encore. La plupart des proches de disparues ne se font guère d'illusions. Alors que le procès se préparait, tous attendaient des réponses, mais Robert Pickton ne parlait toujours pas. Certains, tels que Sandra Gagnon, la sœur de Janet Henry, et  Ernie Crey, le frère de Dawn, ont rencontré David Pickton et ont pu visiter la ferme et le Piggy Palace, "un bar décent" comme il le qualifie lui-même. Tout ce que sait Sandra Gagnon, c'est que le jour de sa disparition, Janet se rendait à une soirée organisée par "Oncle Willie". Quant à Dawn Crey, son ADN a été identifié sur les terres de Robert Pickton avec celui de trente autres femmes, sans qu'on sache exactement ce qu'elles venaient faire là.
Malgré l'indifférence du public et l'inertie de la police, les familles des victimes se sont regroupées et plusieurs associations ont vu le jour. Des sites Internet, dont le plus connu est  "missingpeople.net" animé par Wayne Leng, un ami de Sarah de Vries, continuent de recueillir des informations sur les femmes disparues. Une fresque peinte en l'honneur des disparues a été inaugurée à Montréal au cours de l'été  2006. Pourtant, malgré les restes et les traces exhumées, le principal reste toujours enfoui. Lorsque Sandra Gagnon demande à Ernie Crey s'il fait des cauchemars, celui-ci répond avec lassitude : « Oui, et il y a beaucoup de nuits où je ne dors pas. Les gens chez nous disent que les esprits ne sont pas en paix ».

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© Christophe Dugave 2008
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Published by Christophe Dugave - dans Deuxième partie
26 mai 2009 2 26 /05 /mai /2009 10:24
Robert Pickton : Le Saigneur de "Piggy Palace" (I)


Risque et discrétion

L'histoire des disparues de Vancouver et de Robert Pickton se croisent et s'entrecroisent, à tel point qu'il est encore bien difficile de démêler l'écheveau. La plupart des femmes qui ont été portées manquantes depuis 1983 (voire même 1978) étaient des toxicomanes ou des alcooliques, souvent les deux, et avaient recours à la prostitution pour se payer leurs doses quotidiennes de drogue. Beaucoup d'entre elles étaient sur le trottoir depuis l'adolescence ou la préadolescence, lorsqu'elles avaient fugué ou avaient suivi un petit ami qui les avait larguées. Elles avaient appris à vivre seules dans un milieu hostile, et fuyaient bien évidemment la police. Certaines avaient changé de nom et ne correspondaient même plus avec leur famille. D'autres ne revoyaient leurs proches que lorsqu'elles effectuaient des séjours en milieu hospitalier, car nombreuses étaient celles qui avaient contracté des maladies infectieuses en plus des pathologies consécutives aux abus d'alcool et de drogue. Faire le trottoir dans l'Eastside était (et reste encore) une activité dangereuse.

Une prostituée, probablement toxicomane, dans le Downtown Eastside de Vancouver… Une activité à haut risque.

Une droguée doit gagner environ 200 à 1000 dollars par jour dont la majeure partie passera en héroïne, en cocaïne ou en crack. L'état général moyen d'une prostituée et le type de client qu'elle fréquente font qu'elle ne peut guère réclamer plus de 20 à 50 dollars la passe, une fellation à partir de 10 dollars. C'est dire ce que doit accomplir journellement une "travailleuse du sexe", et le nombre d'hommes qu'elle est amenée à fréquenter. Certains sont peu recommandables. On ne compte plus les agressions sexuelles, les intimidations, les vols et les rackets, sans compter les vengeances. Car si l'Eastside semble avoir été colonisée par les junkies et les prostituées, les gangs — Hell's Angels et autres motards — et les Triades asiatiques, les ont suivis dans l'ombre. Vivre de son corps à Vancouver Down-Town comportait donc un risque considérable, et la probabilité de rencontrer un tueur en série était, somme toute, relativement faible au regard de tous les dangers qui guettaient les prostituées que l'Angleterre de Jack l'Eventreur appelait à juste titre "les Malheureuses". Jusqu'en 1995, on observa donc un "pourcentage de pertes" qui englobait les morts violentes non déclarées, les morts naturelles sous un autre patronyme, et les disparitions volontaires. Par la suite, ces phénomènes se mêlèrent aux disparitions surnuméraires et furent utilisés par les autorités pour justifier leur peu d'empressement à démarrer l'enquête. Il est vrai néanmoins que les prostituées toxicomanes ont des parcours pour le moins difficiles à retracer, d'autant plus qu'il est aisé de changer de nom en Colombie-Britannique, et cela, sans justifier d'une raison précise ni présenter d'extrait de casier judiciaire. Ainsi, certaines prostituées étaient connues sous différents patronymes, tandis que d'autres avaient changé de province et vivaient une nouvelle existence, parfois depuis plusieurs années, lorsqu'elles apprirent qu'elles étaient portées disparues et recherchées activement.



Des noms et des visages sur des statistiques implacables


Lorsque la police de Vancouver décida de demander l'appui de la gendarmerie royale du Canada au sein d'une Task Force, les disparues étaient au nombre de soixante-neuf dont seulement quatre furent retrouvées vivantes. Le graphique ci-dessous montre pourtant une augmentation significative du nombre de disparitions à partir de 1995 (© Christophe Dugave 2008).

Mettre le malheur et la mort en chiffres et en tableaux est toujours un exercice délicat. Comptabiliser les disparitions de prostituées toxicomanes à Vancouver était particulièrement difficile compte tenu de leur comportement souvent erratique. Toujours est-il que si l'on dresse un bilan annuel des femmes portées manquantes de 1983 à 2001 et qu'on porte les données sur un graphique, on ne peut que constater une augmentation anormale sur la période 97-99 qui s'amorce dès 1995 et reprend en 2001 après une "accalmie" pour le début du nouveau millénaire. Ainsi, de 1983 à 1994 inclus, on observe annuellement une, deux ou trois disparitions inexpliquées dans l'Eastside avec deux années fastes en 87 et 90, puisqu'aucune prostituée ne fut portée manquante sans que la défection ne soit expliquée. Bien entendu, cela ne reflète pas la triste réalité : beaucoup de "travailleuse du sexe" succombent chaque année à la suite d'agressions sexuelles, de violences pour des motifs crapuleux (elles transportent souvent beaucoup d'argent sur elles), ou tout simplement d'overdose ou de maladies. Ainsi, en 1993, on rapporte au moins douze meurtres de femmes pour le sud-ouest de la Colombie Britannique. Ce fut le cas de Tina Leadley assassinée le 24 avril, comme vingt-cinq autres prostituées depuis 1989. Lynn Duggan fut retrouvée dans la zone du Mont Seymour après avoir été portée disparue de son appartement où la police trouva de nombreuses traces de sang. Patricia Pendleton, 29 ans, torturée à Mission à coups de couteau dans la gorge et le torse, vingt-six au total… Et tant d'autres encore. Certains corps, bien sûr, n'étaient pas identifiés. Cependant, tous ces faits sont connus et établis, et les chiffres dont il est ici question ne se rapportent qu'à des disparitions "atypiques". Ainsi, d'autres femmes, disparaissaient sans laisser la moindre trace, ce qui n'est pas très compliqué en Colombie-Britannique. En effet, si la région de Vancouver concentre une population importante sur une faible surface, il existe de nombreux sites sauvages à proximité : forêts, montagnes, fjords presque inaccessibles, où il est aisé de dissimuler des corps. Sans restes humains identifiables, la police est alors impuissante. Il existait donc une certaine régularité dans le mystère, un "bruit de fond" morbide en quelque sorte, représentant entre quinze et vingt femmes sur une période de douze années, disparitions qui, dans certains cas, ne furent déclarées que neuf ans après les faits voire davantage ! Parfois, les disparitions étaient volontaires. Ainsi, Mary Florence Lands, une amérindienne mère de deux garçons et d'une fille dont elle avait perdu la garde en raison de son alcoolisme, avait quitté l'Eastside pour la Saskatchewan où elle vivait depuis seize ans. Portée disparue en 2004, soit treize ans après son dernier contact avec sa famille à Vancouver, elle téléphona à la police en apprenant qu'elle avait été ajoutée sur la liste des femmes manquantes ! Toutes cependant n'eurent pas la même chance.
Le profil commun des disparues de Vancouver comprenait différentes caractéristiques que l'on retrouvait indépendamment ou simultanément :  toxicomanes, alcooliques, améridiennes, prostituées… et il serait pénible de répéter sans fin leurs histoires souvent si identiques. Certaines femmes sortaient pourtant du schéma général. Ainsi Ingrid Soet, 30 ans, disparut en août 1989 alors qu'elle quittait sa famille à Burnaby pour aller rejoindre son petit ami. Ingrid était traitée pour schizophrénie mais menait une existence quasi-normale et n'avait apparemment aucune raison de changer de vie. Ses parents pouvaient alors craindre le pire : c'était une jolie fille, blonde aux yeux bleus, et il était probable qu'elle avait été kidnappée. « J'ai peur qu'elle soit entrée dans une sorte de secte et qu'elle soit retenue contre sa volonté », déclara madame Soet. Ses parents ne se découragèrent pas et, devant l'inefficacité de l'enquête policière, ils eurent recours à un médium qui les orienta vers la Sunshine Coast. Les Soet écumèrent les environs de Sargeant Bay et apposèrent nombre d'affichettes signalant la disparition d'Ingrid. Quelque temps plus tard, une femme appela au domicile des Soet pour leur apprendre qu'elle avait des renseignements à propos d'Ingrid mais elle raccrocha brusquement. Les parents d'Ingrid n'entendirent plus jamais parler d'elle.
Dorothy Anne Spence, au contraire, avait un profil plus classique. Agée de 36 ans au moment de sa disparition, elle se droguait et se prostituait dans le Low-Track. Fille d'une famille aborigène de 9 enfants, c'était une femme charmante lorsqu'elle n'était pas sous l'emprise de la drogue, aimant rire et cuisiner et entretenant des relations étroites avec sa sœur au point d'avoir partagé le même appartement à Vancouver pendant plusieurs années. Lorsque cette dernière partit vivre en Ontario avec son mari, Dorothy emménagea dans la zone de l'East-Broadway. Les deux sœurs gardèrent contact jusqu'à ce que  Dorothy disparaisse mystérieusement en août 95. Lorsqu'elle l'apprit, sa sœur eut le sentiment qu'elle ne reverrait plus jamais Dorothy vivante. L'avenir devait lui donner raison.

Janet Henry eut la chance d'échapper au tueur en série canadien Clifford Olson au début des années 80, mais croisa la route de Robert Pickton. Cette fois-ci, la rencontre lui coûta la vie (© vanishedvoices.com).

La destinée est souvent ironique. Avec Janet Gail Henry, la vie se montra d'un cynisme à peine croyable. Enfant, Janet croisa la route de Clifford Olson qui la drogua et la viola, mais l'épargna pour une raison inconnue. Sa jeunesse fut pour le moins tragique comme l'explique sa sœur Sandra Gagnon. Après la mort du père, pêcheur à Alert Bay, la famille Henry fut littéralement écrasée par le malheur : une sœur, Lavina, violée et tuée à Nanaimo au début des années 70 ; Debbie, une autre sœur, abusée en famille d'accueil et suicidée à l'âge de 21 ans… Sandra Gagnon elle-même fut séquestrée et violée à 16 ans. Stan, le frère jumeau de Debbie, mourut en 1990 après avoir été heurté par une voiture de police à Vancouver. L'aînée de la famille, Dot, souffrait alors de diabète et était hospitalisée. Malgré cette vie cauchemardesque, Janet devint une jeune femme active qui avait intégré une école de coiffure à la sortie du lycée. Elle se maria et eut une fille, Debra. Malheureusement, sa vie bascula à la fin des années 80 lorsqu'elle divorça et que son ex-mari obtint la garde de l'enfant. Commença alors une nouvelle descente au enfer : Janet déménagea pour l'Eastside et se laissa entraîner dans des soirées. Elle commença alors à se prostituer pour payer sa drogue jusqu'à ce que sa disparition soit signalée le 28 juin 1997, deux jours seulement après son dernier contact avec sa famille. Elle avait 37 ans et malgré les appels désespérés de sa fille Debra, nul ne retrouva cette amérindienne petite et menue au visage émacié écrasé par des lunettes trop grandes. Elle ne fut malheureusement pas la seule femme déclarée manquante, cette année-là. En effet, pas moins de treize femmes disparurent sans laisser de traces en 1997. On devait établir par la suite de manière certaine que six d'entre elles avait été démembrées dans la ferme de Robert Pickton. Sherry Irving, Cara Ellis, Andrea Borhaven, Marnie Frey, Helen Hallmark et Cynthia Feliks avaient rencontré leur destin, et celui-ci avait été pour le moins sinistre, tout comme celui de Diana Melnick en 1995 et de Tanya Holyk en 1996.
Heather Kathleen Bottomley et Jacqueline McDonell ont eu des histoires très similaires. Adolescentes insouciantes et curieuses, elle voulaient tout essayer au mépris du danger. Toutes deux eurent un petit ami qui les initia aux drogues dures. Mères célibataires, elles se révélèrent incapables de prendre soin de leur bébé, trop occupées à se procurer leur dose quotidienne en se prostituant. Piégées par les stupéfiants, porteuses de MST, elles devinrent des habituées du Low-Track où elles rencontrèrent Robert William Pickton. Peut-être fut-il leur client à l'occasion d'une dernière fête, sans doute était-il un habitué dont elles ne se méfiaient plus… Heather disparut le 17 avril 2001, et son absence fut signalée le jour même à la police car il était de notoriété publique qu'elle avait des tendances suicidaires. Elle n'avait que 25 ans. Jacqueline était de deux ans sa cadette lorsqu'elle avait cessé d'arpenter les rues de l'Eastside en janvier 98.
Le cas de Cynthia Feliks montre combien il était parfois difficile aux membres de la famille de déceler une disparition malgré des liens multiples et des périodes de relation plus stable. Dès son adolescence, Cynthia fuyait périodiquement le domicile familial, bien qu'elle soit restée très attachée à sa belle-mère qui avait pris soin d'elle après qu'elle ait été arrachées aux griffes d'un père incestueux. La vie de Cynthia était alors faite de visites très ponctuelles et de longues périodes d'absence. Droguée à l'âge de 20 ans, elle se maria et eut une fille, ce qui ne la stabilisa nullement. « Parfois, elle téléphonait », raconte sa mère adoptive, Marilyn Kraft. « Je savais quand c'était elle, son premier mot était "Maman". C'était : "Maman, j'ai besoin de venir à la maison" ou bien "Maman, voudrais-tu venir me voir en prison ?" ». La dernière fois que madame Kraft vit sa belle-fille, c'était pour Noël 96… Les appels continuèrent l'année suivante et cessèrent totalement après décembre 1997. « J'ai su que quelque chose n'allait pas quand les appels ont cessé », déclara la belle-mère de Cynthia. Elle ignorait alors que celle-ci avait péri de mort violente quelque part dans le domaine de Robert Pickton à l'âge de 43 ans.
Sereena Abotsway avait également des liens très fort avec sa mère de substitution depuis qu'elle avait été placée en famille d'accueil à l'âge de 4 ans. Elle trouvait le temps de lui téléphoner chaque jour et, lorsqu'elle cessa de donner des nouvelles et ne vint pas fêter son trentième anniversaire le 20 août 2001, Anna Drayers et son mari Bert se doutèrent que quelque chose de terrible était arrivé. Les conclusions de l'enquête menée à la ferme de Robert Pickton devait leur donner raison, trois ans plus tard. Le hasard voulut que Serrena ait été une amie de Sarah de Vries qui avait disparu en avril 1998, et ait participé à une marche en sa mémoire dans l'Eastside, un an plus tard. Après Sereena, deux autres femmes au moins allait mourir dans la ferme de Dominion Avenue. Mona Wilson fut, semble-t-il, la dernière à disparaître le 23 novembre 2001.
Bien que mariée, la belle Mona était une prostituée notoire. La drogue était bien plus forte que Steve Rix, son mari, qui ne pouvait la dissuader de sortir avec d'autres hommes pour satisfaire ses énormes besoins financiers. Le témoignage de ce dernier a permis de reconstituer l'emploi du temps de sa dernière journée. Ce jour de novembre, deux hommes les accostèrent alors qu'ils sortaient de l'hôtel Astoria sur l'East Hasting Street, brandissant des bières et des billets de cinquante dollars. Mona décida de les suivre malgré les injonctions de Steve. Celui-ci ne devait plus jamais la revoir. « J'ai eu le pressentiment que c'était mauvais, expliquera celui-ci à la police puis aux journalistes. J'ai dit, Mona, n'y vas pas ! J'ai essayé de l'en empêcher mais un des gars a sauté de la voiture et m'a menacé avec un bâton. Elle a embarqué, ils ont donné un coup de klaxon puis ils ont filé… Je ne l'ai jamais revue depuis, et nous nous étions mis d'accord que si elle avait à découcher plus d'une nuit, elle me le disait ou alors elle m'appelait ».
Steve Rix sera malheureusement incapable de décrire les deux hommes pas plus qu'il ne pourra donner un signalement précis du véhicule. Pourtant, la police s'intéresse déjà à Robert William Pickton dont le comportement étrange étonne Bill Hiscox, une de ses ancienes relations. Hiscox a apporté son témoignage dès la fin de 1998, alors même que le nombre de femmes disparues dans l'Eastside atteint la quarantaine et qu'un petit groupe de recherche vient d'être formé. Il faudra pourtant plus de trois ans aux enquêteurs et au moins dix-sept nouvelles victimes pour que la police se décide enfin à intervenir en février 2002. Le compte total des disparues de Vancouver dépassera alors les soixante-neuf, un chiffre d'autant plus effrayant que les familles hurlaient depuis longtemps dans un désert d'indifférence.


Des voix dans le désert

Les familles et les amis des disparues furent longtemps les seuls à prétendre qu'un tueur en série opérait dans les limites du "Grand Vancouver". A vrai dire, le bruit courait déjà sur les trottoirs, mais cela n'incitait pas les prostituées à faire preuve de davantage de prudence : la probabilité de tomber sur un serial killer était mince comparée au risque quotidien que représentaient les clients, les souteneurs, les trafiquants et les autres junkies. Comme devait le préciser le détective Dave Dickson, un vétéran de l'Eastside : « Si elles sont fortement dépendantes de la drogue, elle sont probablement en train de sauter dans la voiture d'un type en se fichant pas mal de ce qu'on peut raconter... Elles ont des histoires tellement horribles, elles ont été abusées sexuellement toute leur vie. Elles n'ont plus peur de rien ».
Les policiers du Vancouver Police Department, le VPD, étaient peu enclins à accepter cette théorie, un "saupoudrage" de criminels multiples étant moins médiatique qu'un unique grand prédateur sexuel qui les aurait mis en échec. Pourtant, force était de constater que le nombre de disparitions avait augmenté brutalement depuis 1995. L'inspecteur Kim Rossmo était l'un des seuls à croire fermement à cette théorie. « Je voulais faire une analyse scientifique et objective en regardant les données disponibles. Il y avait une grappe de disparitions significative dès 1996. Le nombre était très élevé. Pourquoi n'y avait-il pas de corps? Pourquoi ça n'arrivait qu'aux femmes? La meilleure explication - la seule explication - c'était un meurtrier en série ».

L'inspecteur Kim Rossmo de la police de Vancouver prétendit dès 1998 qu'un serial killer opérait dans l'East-Side. Inventeur du profilage géographique, il avait l'expérience des délinquants sexuels et des tueurs en série. Plutôt que d'écouter ses arguments, sa hiérarchie préféra le rétrograder, mesure qui l'incita à démissionner (© Texas State University).

Rossmo était parfaitement conscient du jeu pervers que jouait sa hiérarchie, et il ne cachait pas son désaccord. Créateur du "profilage géographique", une technique permettant de relier des crimes isolés en fonction des lieux, des dates et des "signatures criminelles", il avait initié la mise au point d'un logiciel particulièrement efficace permettant de localiser la zone d'habitation d'un agresseur multirécidiviste. Il avait donc une expérience certaine des délinquants sexuels et pouvait se désolidariser de la version officielle dès le mois de septembre 1998. La direction du VPD campait sur ses positions, arguant qu'il était difficile de conclure quoi que ce soit à propos d'une population aussi incontrôlable que celle des junkies et des prostituées. De plus, les techniques de profilage géographique mises au point par Rossmo ne fonctionnaient pas en l'absence de corps ou de preuves tangibles, et le ViCLAS, un système complémentaire d'analyse des indices, très gourmand en informations, était lui aussi inopérant. Obtenir des renseignements auprès des prostituées était pour le moins difficile puisque celles-ci n'étaient pas prêtes à collaborer avec un inspecteur qui pourrait les envoyer en prison le jour suivant. Ainsi, les enquêteurs identifièrent un homme qui avait agressé cinq femmes dans la rue en moins de deux mois, mais aucune des victimes n'accepta de témoigner. Les autorités jouaient donc un jeu ambigu qui cachait mal leur embarras. Comme l'annonça l'inspecteur Gary Greer devant la presse : « Nous ne disons en aucun cas qu'il y a un tueur en série dans le coin. Nous ne disons en aucun cas que ces personnes disparues sont mortes. Nous ne disons rien de tout ça ». Mais Rossmo s'en tenait à sa théorie, car son expérience lui rappelait un cas similaire.
Au début de la décennie, Kim Rossmo avait participé à la traque de John Martin Crawford, l'assassin d'au moins quatre amérindiennes. L'affaire des disparues de Vancouver dégageait les mêmes relents sulfureux. Comme il devait le déclarer après avoir quitté le VPD : « La réalité politique, c'est que si ces femmes avaient été des Blanches de l'Ouest de Vancouver, la réaction aurait été fort différente. Et je mets quiconque au défi de me dire le contraire… sans mentir! ».
Plusieurs autres enquêteurs avaient également été interpellés par les plaintes répétées des familles de disparues. Ainsi, le détective Dave Dickson avait été le premier à recenser les femmes ayant disparu de l'Eastside sans laisser de trace depuis 1971, et il avait constaté lui aussi une très nette augmentation du phénomène. Un comité fut mis sur pied à la demande de Rossmo qui proposa même de rédiger un communiqué mettant en garde la population. C'était sans compter sur les guerre intestines qui faisaient rage dans la police de Vancouver : le comité fut dissous après sa première réunion et le communiqué, jamais diffusé. Quelques temps plus tard, le 28 avril 1999, Maggie de Vries, la sœur de Sarah, demanda aux autorité la création d'une commission identique, mais sa demande fut rejetée. La police décida cependant d'offrir 100 000 dollars à quiconque permettrait de résoudre l'énigme… C'était bien le moins que la mairie pouvait faire puisqu'une somme identique venait d'être offerte pour résoudre une série de cambriolage dans un quartier riche. En juillet de la même année, la police se décida enfin à lancer des avis de recherches alors que le nombre apparent de disparues dépassait la trentaine. Malgré cette annonce, le VPD se refusait toujours à envisager l'hypothèse d'un tueur en série.

Avis de recherches des disparues de Vancouver émis à la fin de l'année 2002 alors que Robert Pickton était déjà inculpé du meurtre de 15 femmes (fond bleu) (© GRC).

A partir de l'automne 1999, la pression médiatique se renforça. Le 31 juillet, l'affaire avait été le sujet de la célèbre émission "America Most Wanted" et on pouvait avoir l'impression que les disparues de Vancouver intéressaient plus les chaînes de télévision américaines que les autorités canadiennes. Les dirigeants du VPD décidèrent enfin d'enquêter sur les disparitions. Il fallut attendre 2001 pour que la police de Vancouver et la Gendarmerie Royale unissent leurs potentiels au sein d'une Task Force comprenant plusieurs dizaines d'enquêteurs. Jusque-là, les efforts réels avaient été relativement limités, même si le VPD avait couplé deux de ses enquêteurs avec deux détectives de la GRC pour enquêter sur les femmes disparues. En août 1999, les policiers avaient fait une première touche en recueillant le témoignage d'une femme qui prétendait avoir échappé à un homme après que celui-ci lui ait sauté dessus dans la cage d'escalier d'un hôtel de l'Eastside et l'ait entraînée dans son véhicule. Cependant, l'absence de détails ne permit pas d'aller très loin. De plus les autorités privilégiaient les suicides et les disparitions volontaires fréquents chez les prostituées du Low-Track.
Curieusement, nul ne semblait s'interroger sur les raisons qui avaient poussées certaines victimes à s'enfuir en laissant derrière elles, enfants, effets personnels et argent. Ainsi, Stephanie Lane disparut en mars 1997 en abandonnant toutes ses affaires, en particulier un chèque de l'Aide Sociale non-encaissé. Ce fut également le cas pour Kerry Koski qui laissa sur son compte en banque une somme dont elle aurait eu besoin pour satisfaire sa toxicomanie. Bien sûr, il était difficile d'attendre un comportement cartésien de la part d'Angela Jardine qui avait l'âge mental d'un enfant de 10 ans et s'évapora en novembre 98 à l'âge de 28 ans… Heather Bottomley, quant à elle, avait des tendances suicidaires : n'avait-elle pas tout simplement commis l'irréparable ? Ce n'était sans doute pas la seule dans ce cas. Sans compter que depuis 1985, plus de soixante prostituées avaient été tuées par des clients, des drogués ou des dealers et des souteneurs. Mais si les femmes disparues s'étaient suicidées ou avaient été assassinées, pourquoi ne retrouvait-on jamais les corps ? Comme le soulignait Rossmo dès 1999 : « Le fait qu'elle ne laissent aucune trace est déconcertant. Je crois qu'il s'agit d'un meurtrier en série ». Il est vrai qu'au cours des recherches, certaines femmes furent retrouvées ; certaines vivantes, beaucoup d'autres mortes.


Les mortes et les survivantes

Quelques surprises, heureuses ou non, vinrent semer le doute dans l'esprit de ceux qui croyait à l'hypothèse d'un serial killer, et redonnèrent un peu d'espoir aux familles des disparues de Vancouver. Ainsi, Patricia Perkins, l'une des premières femmes dont on avait tardivement constaté la disparition (18 ans après son dernier contact avec ses proches), fut retirée de la liste après qu'elle ait contacté la police en 1999. Agée de 22 ans en 1978, Patricia avait abandonné son fils âgé de 1 ans et avait fuit sa condition en déménageant dans les provinces de l'Est. Lorsqu'elle s'était aperçue qu'elle était portée manquante sur une liste établie en 96, elle avait refait surface, libérée de l'emprise de la drogue et vivant dans de bonnes conditions en Ontario. La même année, Rose Ann Jensen fut découverte lorsque les enquêteurs effectuèrent une recherche  nominale dans différentes bases de données des services de Santé. Il s'avéra qu'elle avait fuit l'Eastside pour "raisons personnelles". Anne Wolsey et Tammy Fairbairn furent retrouvée plus tardivement, l'une en mars 2002 et l'autre en mai 2005. Ann, déclarée disparue par sa mère à Vancouver le 1er janvier 1997, avait tout bonnement rejoint son père qui n'entretenait plus aucune relation avec son épouse depuis leur divorce. En fait, seule l'arrestation d'un suspect avait suffisamment relancé l'affaire des disparues de Vancouver pour qu'Anne prenne enfin conscience qu'elle était activement recherchée. Tammy, pour sa part, ne s'était tout simplement pas rendue compte qu'elle avait été ajoutée sur l'avis de recherches. Toutes celles qui furent retrouvées n'eurent cependant pas la même chance.
Les proches de Linda Coombes signalèrent sa disparition à deux reprises en 1994 et 1999, espérant qu'on la retrouverait peut-être ou qu'elle referait surface. Ils ignoraient alors que Linda était décédée d'une overdose d'héroïne le 15 février 1994 et que son corps avait été amené à la morgue de Vancouver et classé "Jane Doe" (Madame X). Sa propre mère ne la reconnut pas tant la drogue, les maladies et la malnutrition avaient ravagé son visage, et seuls les analyses ADN permirent d'établir son identité en 1999. Karen Anne Smith n'eut pas plus de chance : elle fut signalée à la police le 27 avril 1999 alors qu'elle avait succombé aux suites d'une hépatite C. L'ambiguïté fut levée une fois encore par une analyse ADN.

Linda Grant, ici sur la photo tenue par sa fille Dawn, était une victime potentielle de Pickton. Vivant en fait aux USA, elle retrouva finalement sa famille après 23 années de séparation (© Vancouver Sun).

L'histoire de Linda Louise Grant fut pour le moins singulière. Linda avait été portée disparue en 1984 et, compte tenu du temps passé, plus personne n'espérait la revoir un jour. Elle refit pourtant surface en juin 2006 en apprenant (en surfant sur le Web) qu'elle était toujours sur la liste. Elle vivait dans le sud des Etats-Unis depuis 1983 et recevait de ce fait fort peu de nouvelles du Canada. Elle expliqua notamment qu'elle ne s'était jamais inquiétée de faire partie de la liste des femmes recherchées par la Task Force puisqu'elle ne correspondait pas au profil des disparues : elle n'avait jamais consommé de drogues dures et ne s'était jamais prostituée. Linda contacta tout d'abord les enquêteurs de la GRC qui se montrèrent réservés, mais lui donnèrent tout de même l'adresse e-mail de sa fille Dawn âgée de 28 ans. Elle lui fit parvenir un message électronique. Désemparée, Dawn finit par répondre, et une visioconférence fut organisée à laquelle participaient Briana, 27 ans, la seconde fille de Linda, et plusieurs autres membres de sa famille. Linda n'eut aucun mal à convaincre ses filles de son identité. « Elle savait les noms de chacun dans notre famille, nos anniversaires, l'histoire de la piscine de jeu et de la balle qui avait traversé la fenêtre », expliqua Dawn Grant. La famille de Linda Grant put enfin apprendre ce qu’avait été son long chemin de croix. En 1983, elle était enceinte d'une troisième fille qu'elle laissa pour adoption lorsqu'elle passa la frontière après avoir perdu la garde de ses enfants. Elle décida alors de refaire sa vie, se maria et eut trois autres filles. Sans sa curiosité pour le cas Pickton, elle n'aurait sans doute jamais repris contact avec sa famille qui la croyait morte après 23 ans  de silence.
Lorsque la police décida réellement de s'intéresser au dossier des disparues de Vancouver, on restait sans nouvelles d'une cinquantaine de femmes et l'on ne pouvait guère espérer qu'elles referaient toutes surface. Si le nombre élevé de victimes rendait peu probable la thèse d'un tueur unique, il était tout à fait envisageable que plusieurs assassins aient opéré simultanément ou consécutivement sur une période de 20 ans. Comme l'expliquait le Deputy Police Chief Gary Greer : « Avec une prostituée qui arpente une rue donnée, qui embarque avec un client, puis avec un autre, qui fait tout pour ne pas être vue — Pour un prédateur, c'est parfait ».
Les enquêteurs décidèrent de ne privilégier aucune piste et s'intéressèrent à de nombreux suspects, depuis les simples acteurs de la prostitution comptabilisés dans une base de donnée, la Deter and Indentify Sextrade Consumers (DISC), jusqu'aux tueurs en série récemment arrêtés aux Etats-Unis, en passant par les délinquants sexuels notoires. Mais bien que la Task Force aient compté des éléments de valeurs dans leurs rangs, elle allait devoir se passer de l'expérience de Kim Rossmo qui avait payé le prix de la vérité. En désaccord total avec sa hiérarchie, il avait eu le tort de le faire savoir haut et fort. A la suite d'une rétrogradation punitive, il donna sa démission du VPD.


Plongée dans les ténèbres

Comme l'expliquèrent plus tard les policiers, leur principal problème n'était pas de chercher un suspect mais de faire le tri parmi les trop nombreux tueurs potentiels. Les assassins possibles se comptaient par centaines. Les marins en particuliers étaient sur la sellette.
Vancouver est, devant Montréal, le plus grand port du Canada, largement ouvert sur l'Orient d'où débarquent des quantités toujours grandissantes de marchandises. La population des marins en escale est à la mesure de ce trafic, énorme, avec des besoins spécifiques à satisfaire. Ainsi les clients des prostituées sont très souvent des membres d'équipages des grands cargos et des porte-containers qui finissent par avoir leurs habitudes et leurs propres réseaux. On pouvait donc, à juste titre, se demander si certains d'entre eux n'étaient pas allés plus loin que la simple passe… Tout était possible depuis le trafic de femmes jusqu'aux orgies sado-masochistes en pleine mer. Il eut été facile, dans ce cas, de se débarrasser des corps loin de toute côte, et compte tenu des courants, il était peu probable qu'on retrouve jamais les corps. Mais le danger à terre était aussi bien réel, et certains individus intéressaient plus particulièrement la police.
Ainsi, Michael Leopold, 36 ans, avait été arrêté en 1996 après avoir agressé une prostituée qu'il avait tenté d'étouffer en lui faisant avaler une balle en caoutchouc. Fort heureusement, un passant avait entendu la victime hurler et était intervenu, mettant Leopold en fuite. Celui-ci s'était rendu à la police 3 jours plus tard. Les enquêteurs de la Task Force vinrent l'interroger quelques années plus tard, car les fantasmes qu'il avait confiés au psychiatre de service étaient pour le moins édifiants : il rêvait en effet d'enlever, de violer et d'assassiner des prostituées. Il assura cependant que l'agression dont il s'était rendu coupable était bel et bien son coup d'essai. Si les enquêteurs crurent à sa bonne foi, la justice s'était déjà chargée de lui rappeler la gravité de ses actes en le condamnant à 14 ans de prison en août 2000. Une dizaine de femmes devaient encore disparaître après cette date…
Barry Thomas Neidermier, natif d'Alberta, justifiait déjà à 43 ans d'un palmarès pour le moins significatif : contrebande, proxénétisme d'une adolescente de 14 ans, agression contre des vagabonds du Low-Track, rapt, agression sexuelle, séquestration, vol, administration de substances nocives… De plus, on le spouçonnait d'être l'assassin de cinq femmes à Calgary, crimes qu'il aurait commis entre juillet 91 et avril 93. Cependant, aucune des victimes de Neidermier n'était issue de la liste des disparues de Vancouver bien que quatre d'entre elles soient des prostituées. La constable Anne Drennan déclara devant les journalistes : « Il est impossible de dire à ce point de l'enquête si Neidermier peut être relié à ces affaires. C'est certainement un suspect intéressant et il continuera d'être un suspect intéressant ».
Ronald Richard McCauley était lui aussi digne d'intérêt.  Condamné en 1982 à 17 ans de prison pour un double viol, il avait été libéré le 14 septembre 1994 avant d'être de nouveau arrêté un an plus tard pour une nouvelle agression. On le suspectait d'avoir tué quatre prostituées — trois d'entre elles ayant été découvertes entre Agassiz et Mission où résidait McCauley, tandis que la quatrième avait été retrouvée dans la zone du Mont Seymour, au nord de Vancouver. Les enquêteurs estimaient qu'il pouvait aussi être responsable des disparitions de Catherine Gonzales, Catherine Knight et Dorothy Spence survenues en 1995, mais, dans un cas comme dans l'autre, aucune preuve tangible ne venait confirmer les soupçons.
A la suite de l'agression manquée d'une femme en août 2001, la police se mit à rechercher  un violeur non identifié qui avait déclaré à sa victime "être impliqué dans l'agression sexuelle et le meurtre de plusieurs femmes de l'Eastside". L'agresseur avait disparu après que sa victime ait réussi à s'échapper de son véhicule et, malgré la description qu'elle en fit, toutes les recherches demeurèrent vaines. La piste était en effet intéressante si on compare les dates puisqu'Andrea Joesburry et Sereena Abotsway venaient de disparaître, la première en juin et la seconde le mois suivant. Après une accalmie, les deux dernière victimes connues allaient se volatiliser en octobre et novembre, soit deux mois après la tentative manquée d'agression, détail qui allait fortement frustrer les enquêteurs, incapables de mettre un nom sur l'individu décrit par la victime. S'ajoutaient une liste impressionnante d'attaques diverses de prostituées, de la simple insulte au coup de poignard…
D'autres individus à l'âme encore plus noire pouvaient être soupçonnés. L'état américain voisin de Washington avait abrité quelques tueurs en série fameux tels que Rogers, Jesperson, Yates, Armstrong ou plus récemment Ridgway.
Dayton Leroy Rogers, le "Molalla Forest Killer", arrêté en 1987 pour le meurtre de huit prostituées dans la région de Portland en Oregon, aurait pu prendre à son compte plusieurs disparition constatées à Vancouver avant cette date. De même, le Canadien Keith "Hunter" Jesperson, ancien candidat à l'admission dans la GRC, écuma les routes américaines en laissant derrière lui une quantité impressionnante de cadavres, peut-être cent soixante prostituées au total. Pourtant, son modus operandi pour le moins singulier — il envoyait à la police des lettres signées d'un sourire stylisé qui lui avait valu le surnom de "tueur au sourire" — permit de le retirer de la liste des suspects, d'autant plus qu'il était en prison pour un meurtre dans l'état de Washington depuis mars 95.
D'autres serial killers furent tour à tour suspectés puis innocentés des disparitions de l'Eastside. Ainsi, George Russell s'arrangeait pour exposer les corps de ses victimes, toutes assassinées dans l'état de Washington. Robert Yates, responsable de treize voire quinze meurtres de prostituées dans la même zone, n'opéra probablement jamais en dehors de la région de Spokane. Il fut également impossible de prouver que John Eric Armstrong ait séjourné à Vancouver, alors même qu'il avait tué une trentaine de femmes de par le monde.
En décembre 2001, les enquêteurs s'intéressèrent de près à Gary Leon Ridgway qui avait été arrêté un mois plus tôt. Cet homme marié de 52 ans, qui avait passé 32 ans dans la même entreprise, était fortement suspecté d'être le Green River Killer responsable de la mort d'au moins quarante-huit femmes et sans doute d'une centaine (hypothèse confirmée depuis). Des voisins des Ridgway prétendaient que Gary et sa femme Judith voyageaient souvent en Colombie-Britannique et qu'ils avaient séjourné aux alentours de Vancouver. Des prostituées de l'Eastside affirmaient aussi avoir aperçu le Green River Killer, mais les témoignages étaient sujets à caution puisque ces femmes côtoyaient beaucoup de clients qu'elles s'empressaient d'oublier. De plus, les meurtres de la Green River avaient cessé en 1998 alors même que, depuis une an, Vancouver connaissait une multiplication des cas de disparition.
Ainsi, malgré les énormes moyens déployés par la Task Force en 2001 – quelque cent vingt détectives et un budget conséquent – l'enquête piétinait et la liste ne cessait de s'allonger, atteignant les quarante-cinq victimes potentielles. Un coup de chance allait leur offrir sur un plateau un suspect d'un tout autre genre, un certain Robert William Pickton, connu des services de police pour des affaires mineures ou plus sérieuses, mais classées. Cet homme-là, pourtant, leur avait été désigné en 1998 comme assassin possible sur la simple foi d'un témoignage, mais la piste avait été oubliée parce qu'à l'époque, on ne croyait pas encore vraiment à l'hypothèse d'un tueur en série.

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25 mai 2009 1 25 /05 /mai /2009 06:00

Robert Pickton : Le Saigneur de "Piggy Palace"

 

 

Sarah de Vries, figure emblèmatique et porte-parole posthume des "Vancouver Missing Women". Elle disparut en avril 1998 et figure à présent, dans la longue liste des victimes de Robert William Pickton.

Née le 12 mai 1969 d'une mère métisse et d'un père Mexicain, Sarah fut proposée à l'adoption à l'âge de dix mois. Un couple de Vancouver, les de Vries, déjà parents de quatre enfants, décidèrent de lui offrir une nouvelle famille. Elle fut bien accueillie par ses frères et sœurs et eut une enfance heureuse qui ne connut qu'une véritable rupture à neuf ans, lorsque ses parents adoptifs divorcèrent. Elle alla vivre avec sa mère et le plus jeune de ses frères, tandis que les deux plus grands enfants restaient avec leur père.
  La séparation provoqua indéniablement une cassure dans la personnalité de Sarah, mais nul n'en eut réellement conscience. C'était une petite fille vive et gentille, toujours enjouée et désireuse de faire plaisir. Elle adorait écrire des poèmes et des histoires, et tenait un journal intime dont la lecture montre, cependant, une souffrance cachée. Ainsi, à l'adolescence, Sarah de Vries se sentait exclue à la fois des cultures noire et blanche, conscience sans doute exacerbée par le fait qu'elle vivait dans un milieu aisé où les métis étaient rares et pas toujours bien acceptés, alors que les noirs plus pauvres ne la reconnaissaient pas comme une des leurs. Ainsi, elle fut victime du racisme ordinaire et eut maintes fois l'occasion de se sentir humiliée. Elle pleura pendant des heures lorsqu'un jour le professeur demanda à chaque élève de dessiner son arbre généalogique. Plus tard, le malaise ne fit que s'accentuer, comme en témoigne son journal : "je n'ai pas de peuple, je n'ai pas de nation, je suis toute seule".

A partir de l'âge de 14 ans, Sarah de Vries se mit à fuguer régulièrement et jusqu'à sa majorité, elle ne revint chez elle que pour de courtes périodes, préférant souvent les communautés et les centres de détention pour jeunes. Alors qu'elle traînait dans le centre-ville de Vancouver, elle commença de vendre son corps pour subvenir à ses besoins. Trouver des clients ne lui posait aucun problème car elle était très attirante. En 1983, l'Eastside ne ressemblait pas encore au no man's land que l'on connaît aujourd'hui, mais des marginaux de toutes sortes erraient déjà le long du port : prostituées, droguées, adolescents en rupture de ban… Elle s'y fit des amis, et sa personnalité attachante lui valut la réputation d'une fille agréable et généreuse, cherchant les jeunes filles et les encourageant à retourner chez elles, aidant les sans-abri et les nécessiteux. Elle s'identifia à ce milieu sans racines et sans avenir qui connut un essor lorsque la grande exposition de 1986 draina dans le sillage des touristes une faune peu recommandable. Dépendante de l'héroïne et plus tard de la cocaïne et du crack, elle se trouva piégée dans le cercle vicieux de la drogue et de la prostitution. En décembre 1990, Sarah eut une petite fille qui naquit dépendante à l'héroïne. En 1991, elle passa six mois en prison, mais ne réussit pas à se guérir de son vice. Cinq ans plus tard, elle donna naissance à un fils qui présentait une double addiction à l'héroïne et à la cocaïne. A cette occasion, Sarah découvrit qu'elle était séropositive et contaminée par le virus de l'hépatite C.

Comme toutes ses amies du Low Track, Sarah avait entendu parler de violences faites aux prostituées, des sévices, des meurtres et surtout de ces inexplicables disparitions, plusieurs dizaines de "travailleuses du sexe" du centre-ville dont on était sans nouvelles depuis des années. Elle s'en inquiétait dans son journal : Suis-je la prochaine ? Me guette-t-il en ce moment ? Me traque-t-il comme un prédateur le ferait avec sa proie ? Attendant, attendant l'occasion parfaite, le bon moment ou bien une stupide erreur de ma part. Comment choisit-on une victime ? Bonne question, n'est-ce pas ? Si je le savais, je ne me ferais jamais zigouiller.

Sarah de Vries n'était pourtant pas la proie rêvée : elle n'était pas à la rue et gagnait suffisamment bien sa vie pour acheter de la drogue, de la nourriture, et louer une chambre verrouillée dans une petite maison de l'Eastside. Elle gardait le contact avec sa famille, en particulier sa sœur qui l'emmenait à tous ses rendez-vous médicaux. Elle rendit souvent visite à son fils avant qu'il aille vivre en Ontario avec sa grand-mère, et sa fille venait la voir tous les étés. Se liant facilement, Sarah s'était fait bon nombre d'amis, souvent des prostituées telles que Sylvia qu'elle fréquentait assidûment, et aussi des hommes, en particulier Wayne Leng, un avocat qui prendra plus tard fait et cause pour l'ensemble des femmes disparues. En 1997, Sarah quitta son domicile pour chercher un appartement où elle pourrait vivre avec son petit ami d'alors. Les choses tournèrent court et, de nouveau célibataire, elle dériva d'hôtel en hôtel, comme lorsqu'elle fuguait du domicile parental. Elle devait faire face à un quotidien de plus en plus sombre : il lui fallait plusieurs doses par jour et comme elle l'écrivait elle-même : "Pas d'argent. Pas de drogue. Pas de drogue, tu es malade. Si tu es malade, n'espère pas faire une passe".

Le 14 avril 1998 à 4h30 du matin, Sarah s'immobilisa au coin des rues Princess et Hastings en compagnie de son amie Sylvia. Celle-ci s'embarqua peu après dans une voiture et fit le tour du pâté de maison, itinéraire qui fut parcouru en moins d'une minute. Lorsqu'en repassant, Sylvia chercha Sarah de Vries du regard, elle avait disparu. Nul ne devait plus la revoir vivante.

Cette disparition était pourtant bien improbable puisque Sarah avait été  interviewée par une équipe de Radio-Canada à l'occasion d'un reportage sur les prostituées de L'Eastside. Elle ne cachait ni sa dépendance à l'héroïne, ni la misère de sa condition. Elle avait même été filmée sur Hastings quelques jours avant la tragédie, titubant sous l'effet de la drogue. Ces reportages faisaient d'elle une sorte de porte-parole, une figure emblématique, et nul ne s'attendait à ce qu'elle disparaisse dans des conditions aussi sordides.

Une semaine plus tard, Wayne Leng alerta Maggie, la sœur de Sarah. Celle-ci imagina immédiatement le pire : « Je savais qu'il était arrivé quelque chose. Je n'imaginais pas qu'elle était morte, mais je savais que c'était sérieux parce que ça n'arrivait jamais ».

Prévenant le 911, Maggie fut confrontée à l'inertie de la machine policière qui rechignait à s'intéresser à la disparition supposée d'une prostituée, chose somme toute courante et fort peu inquiétante. Wayne Leng s'était heurté lui aussi à une fin de non-recevoir puisqu'il n'était pas un membre de la famille.

C'est en discutant avec les proches de Sarah et en parcourant les rues de Vancouver pour y poser des affiches que Maggie découvrit que plusieurs dizaines de femmes de l'Eastside étaient portées manquantes et que les autorités ne s'en étaient guère souciées. Bien sûr, la thèse du tueur en série était sur toutes les lèvres, sauf sur celles des enquêteurs de la police de Vancouver. En revanche, l'inspecteur Kim Rossmo, un spécialiste des meurtres en série, était d'un avis très différent, mais il devait faire face à l'hostilité de sa hiérarchie. Il réussit cependant à obtenir la création d'un comité de réflexion qui fut démantelé après sa première réunion en septembre 1998. En 1999, Maggie de Vries fit une demande similaire qui fut rejetée. Les disparitions continuèrent donc jusqu'à atteindre une soixantaine, sans que la police ait réellement démarré une enquête.

Trois années s'écoulèrent avant que la Task Force hâtivement créée ne parvienne, sur dénonciation, à suspecter un éleveur de porcs de Port Coquitlam : Robert William Pickton, déjà connu des services de polices pour tapage nocturne, nuisances diverses et violence sur prostituées, mais jamais inquiété. Une inspection détaillée de sa ferme devait permettre d'établir une hallucinante liste de victimes qui y avaient au moins séjourné, parmi lesquelles figurait Sarah de Vries. Atterré, le Canada découvrit, au cours de l'année 2002, que Robert Pickton était fort probablement le plus grand tueur en série de son histoire. Mortifiées par tant de négligence et d'aveuglement, les autorités imposèrent un black-out sans précédent sur la couverture médiatique de l'enquête. Les Canadiens contournèrent l'interdiction imposée aux médias par la justice canadienne en s'abreuvant des informations distillées par la presse américaine, souvent partielles et parfois contradictoires. Lorsqu'en janvier 2007 s'ouvrit son procès, Robert Willie Pickton devait déjà faire face à vingt-six accusations de meurtre et était suspecté d'en avoir commis au moins quarante-neuf. Un chiffre hallucinant pour ce client régulier des prostituées du Low-Track dont ses amis disait qu'il était d'une grande générosité. Comme le fera très justement remarquer la journaliste Anne Melchior : Oui, définitivement, Robert Pickton a le cœur sur la main. Mais le cœur de qui au fait ? [Lire le volet I] [Lire le volet II] [Lire le volet III]

[Carte]

Bibliographie :

• Trevor Greene, Bad Date : The Lost Girls of Vancouver's Low Track, E C W Pr, 2001
• Mike Lewis, The Pig Farm Murders, Berkley Publishing Group, 2005
• Stevie Cameron, The Pickton File, Knopf Canada, 2007
• Articles de journaux (Associated Press, Vancouver Sun, The Province, Toronto Star)
•  Reportages (Radio-Canada et CBC News)

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23 mai 2009 6 23 /05 /mai /2009 06:00

John Martin Crawford : procès de la coupable indifférence

 

 

« L'accusé ne devrait jamais être libéré. De par la loi, je ne peux allonger sa période d'inéligibilité à une libération anticipée au-delà de 25 années, mais je recommande cette durée sans hésiter. Si je le pouvais, j'augmenterais ce délai ».


John Martin Crawford lors de son arrestation en 1992 pour le viol de Janet Sylvestre (© Gendarmerie Royale du Canada)

C'est ainsi que, le 29 mai 1996 à Saskatoon (Saskatchewan), le juge David Wright conclut le jugement qui condamne John Martin Crawford à la prison à vie pour les meurtres de Shelley Napope, Calinda Waterhen et Eva Taysup, trois amérindiennes qui ont eu la malchance de croiser  sa route quatre ans auparavant. Rasé de frais, les cheveux bien coiffés et vêtu d'habits neufs, Crawford ne ressemble plus guère à cet individu inquiétant empestant l'alcool et la sueur, abruti par les excès de drogues et de solvants. Pourtant, il arbore toujours la même mollesse trompeuse, et ne réagit pas à l'énoncé de la sentence qui l'envoie derrière les barreaux pour au moins 25 ans, toute sa vie sans doute si on se réfère aux recommandations que le Juge Wright fera parvenir à la commission de libération anticipée. Assise à quelques mètres de son fils, Victoria Crawford s'est raidie, mais elle n'a pas rendu les armes. Ils feront appel. Depuis toujours, elle a été sa meilleure alliée. Elle ferait n'importe quoi pour lui, même si elle ne comprend pas "pourquoi il raconte toutes ces choses", là où tout autre mère ne comprendrait pas "pourquoi il les a faites". Sans doute refuse-t-elle de se souvenir…

John Martin Crawford n'est pas un inconnu des tribunaux. Déjà en 1981 (il n'avait alors que 19 ans), il avait été condamné à 10 ans de détention pour le meurtre de Mary Jane Sirloin, une autochtone habitant à Lethbridge, une petite ville sans histoire et à la criminalité presque anecdotique. En mai 1992, il a été arrêté pour le viol d'une femme Cree de 35 ans, Janet Sylvestre, puis remis en liberté sous caution. Quelques mois plus tard, il a été interpellé pour voies de faits sur un homme qui avait refusé de lui donner une cigarette. Violence ordinaire d'un drogué alcoolique ? Au cours de sa détention, les gardiens seront frappés par son appétit sexuel autant que par sa voracité. Nul ne sait alors que trois femmes viennent de mourir sous ses coups. Trois femmes, et sans doute d'autres encore telles que Shirley Lonethunder, une mère de deux enfants disparue en décembre 91, ou Janet Sylvestre retrouvée étouffée en bordure de bois quelques semaines après avoir porté plainte contre lui pour viol. Quant à celles qu'il a agressées sexuellement, on ne les compte plus, à commencer par Louise Le May, 23 ans, et Mélanie Fiddler, 22 ans, qui tenteront de témoigner contre leur agresseur. En revanche, nombreuses sont celles qui refusent de porter plainte comme Theresa Kematch, violée et violentée sous le nez de la police alors même que les agents de la Gendarmerie Royale surveillaient John Martin Crawford, une situation qui n'est pas sans rappeler la sombre affaire Olson.

De tout cet incroyable scénario, la presse ne se fera guère l'écho. Quelques colonnes au cours du procès, un vague article lors de la procédure d'appel, guère plus en fait que le meurtre de Mary Jane Sirloin n'avait attiré l'attention 15 ans auparavant, ne décrochant guère plus que trois colonnes dans la seconde section du Lethbridge Herald, aux côtés d'un article relatant les activités d'un club de bienfaisance ! L'intérêt des médias n'aura sans doute jamais été aussi grand qu'au moment de la découverte des cadavres de Shelley Napope, Calinda Waterhen et Eva Taysup, avant qu'elle soient identifiées comme amérindiennes et reléguées au rang de victimes de seconde zone. Comme l'indique Warren Goulding dans "Just Another Indian. A Serial Killer and Canada's Indifference", le seul ouvrage consacré à l'affaire, où il cite les paroles de la sœur de Mary Jane Sirloin : « Il semble que chaque fois qu'une autochtone est assassinée, ce n'est pas un cas important. C'est juste une autre Indienne morte ».


Aveuglement et complicité


La naissance de John Martin Crawford le 29 mars 1962 à Steinbach, Manitoba, fut un évènement difficile et périlleux, tant pour la mère que pour l'enfant qui s'en tirèrent cependant sans trop de dommages. Mère célibataire, Victoria épousa Al Crawford en 1964 et donna naissance à un second garçon puis à une fille. Le couple, qui divorça au milieu des années 80, connaissait de nombreuses difficultés : père alcoolique et parieur impénitent, mère possédée par le démon du jeu qu'elle parviendra à terrasser… John Crawford était un enfant difficile, fuguant dès l'âge de 3 ans, se bagarrant dès qu'il pouvait, mais craignant le noir et faisant fréquemment des cauchemars. Brûlé accidentellement sur le thorax, le cou et le bras, il fut surprotégé par cette mère autoritaire qui lui témoignera plus tard "une loyauté surprenante et excessive". De l'avis même du Docteur Robin Menzies, psychiatre à Saskatoon, il s'agit d'une "interaction anormale entre enfant et parent".
Dès le début de l'adolescence, John Crawford fit l'expérience de la drogue : il sniffait régulièrement de la colle jusqu'à éprouver des troubles du comportement caractérisés par des accès de violence, puis essaya la marijuana, le LSD et les champignons hallucinogènes. Il ajouta plus tard à sa panoplie le Valium, la Ritaline et le Talwin (un analgésique narcotique). Après une première expérience sexuelle à 13 ans avec une fille de deux ans plus jeune dont il loua les services avec deux copains pour la somme de 5 dollars, il se mit à fréquenter régulièrement les peep shows et le milieu de la prostitution. A 16 ans, il commença à resentir des hallucinations auditives de type schizophréniques l'incitant au meurtre, ainsi que des hallucinations visuelles, détails qu'il dissimulera lors de son procès. Pourtant, lors de son premier séjour en prison en 1981, les psychiatres le diagnostiquèrent comme schizophrène et atteint  d'une psychose. Dès sa plus petite enfance, les signes étaient pourtant évidents et inquiétants. John Martin Crawford se comporta très tôt en parfait asocial : il se liait peu, s'exprimait volontiers par la violence et présentait une tendance à l'automutilation. Son intelligence était manifestement limitée et, sans être le parfait idiot que certains décrivaient alors, il éprouvait des difficultés à lire et à écrire couramment. Cependant, sa mère prétendra qu'il était un bon fils, gentil et respectueux, souvent en retrait et jamais violent. Sans doute était-il tout cela avec elle, soumis devant la seule autorité qu'il reconnaissait, un comportement qui lui vaudrait plus tard une fidélité aveugle de la part de sa génitrice. Pour la défense de son fils, Victoria Crawford dépensera en effet sans compter — au moins 80.000 dollars — pour le faire représenter par les meilleurs avocats. Elle n'hésitera pas à déménager de Lethbridge à Saskatoon et à parcourir 145 kilomètres chaque semaine pour aller lui rendre visite en prison. Jamais elle ne croira les nombreuses preuves accusant son rejeton et, contre l'avis de ses avocats, elle se lancera dans une procédure d'appel sans espoir. Cet aveuglement ne sera pas sans rappeler son absence de réaction face aux excès de John Martin, alors même qu'il avait des ennuis avec la police dans toutes les villes qu'il traversait, et sa piètre curiosité au sujet de ses virées nocturnes avec la Cougar 1986 qu'elle lui prêtait régulièrement, se bornant à lui imposer des horaires dignes d'un adolescent. Plus clairvoyante en matière de drogues, elle tentera sans trop de succès de le faire désintoxiquer. Il est vrai que 1992 fut l'année de tous les dangers.
Au cours du printemps et de l'été, John Crawford abusa régulièrement d'une impressionnante quantité de substances illicites ou dangereuses, drogues, solvants, alcool, au point que le 6 août, deux agents de la GRC le trouvèrent inanimé et à moitié dévêtu à Bare Ass Beach. Transporté d'urgence au St-Paul Hospital, les médecins constatèrent son décès avant de réussir finalement à le réanimer. Transféré au Melfort Union Hospital, un établissement spécialisé dans la désintoxication des alcooliques, il fut diagnostiqué comme sociopathe et manipulateur. Pourtant, personne ne s'alarma du fait que deux jours plus tôt, il avait été admis au Royal University Hospital pour comportement délirant suite à une abus d'alcool et de stupéfiants, et que deux mois auparavant, il avait été accusé du viol de Janet Sylvestre puis libéré parce que sa mère Victoria avait payé la caution de 4000 dollars… Nul ne savait alors que Shelley Napope, Calinda Waterhen et Eva Taysup avaient définitivement disparu : amérindiennes et prostituées, ce n'était que des ombres qui hantaient les bas-fonds de Saskatoon dans l'indifférence générale. Crawford avait pourtant purgé sept années de détention pour le meurtre de Mary Jane Sirloin, mais le fait, relaté alors dans un article de 46 mots publié par le Lethbridge Herald, n'avait guère marqué les consciences…
Alcoolique fréquentant les bars à la recherche d'une bonne âme pour lui payer un verre, Mary Jane Sirloin avait 35 ans ce 23 décembre 1981. On la vit en compagnie de John Martin Crawford qui réapparut plus tard en soirée, seul. Lorsqu'on retrouva le corps de Mary Jane le lendemain dans une caserne de pompiers désaffectée, la police ne fut pas longue à faire le rapprochement bien qu'il ait été difficile de trouver sur place le moindre indice, tant la scène de crime était pollué par les drogués et les marginaux de tous poils qui y trouvaient refuge. Un détail, cependant, confondit Crawford : le corps de Mary Jane portait des traces de morsures, et, comme dans le cas de Wayne Boden, le "Meurtrier Vampire" qui avait semé la terreur à Montréal à la fin des années soixante, il fut aisé de prouver qui était le coupable grâce aux empreintes dentaires. Coopératif au cours de l'interrogatoire, John Crawford prétendit qu'il s'agissait d'une mort accidentelle, un jeu sado-masochiste qui aurait mal tourné lorsque la victime avait vomi et suffoqué. Plaidant coupable en échange d'un allègement des charges, il fut condamné à dix années de prison, la peine habituellement attribuée pour un meurtre au second degré. Libéré après avoir purgé la moitié de sa peine, il fut de nouveau incarcéré pour bris de parole jusqu'à en avoir effectué les deux tiers, en 1989.
A sa sortie de prison, Crawford sembla s'assagir un peu et ne fit plus parler de lui en dehors du fait qu'en décembre 1990, il se fit piéger par une femme policier qui se faisait passer pour une prostituée, et écopa d'une amende de 250 dollars. L'expérience refroidit certainement ses ardeurs sexuelles, et il se fit discret tout au long de l'année suivante. C'était sans compter sur sa tendance marquée à l'abus d'alcool et de drogues en tout genre, parmi lesquelles les solvants utilisés dans la préparation des colles figuraient en bonne place. La "colle", de son propre aveu, accentuait dangereusement son agressivité. Sur ce plan, 1992 allait être une année noire.


Trop de preuves pour être vraies

Un beau soleil d'automne brillait sur la Saskatchewan en ce 1er octobre 1994. Brian Reichert, un employé de l'Agrograin Terminal de Saskatoon, se promenait sur les bords de la South Saskatchewan River lorsque son regard fut attiré par une zone bordée de rubans. C'était à n'en pas douter un site de cérémonies indiennes comme on en trouve parfois dans les zones boisées un peu à l'écart. Curieux, il s'avança et repéra tout de suite une forme blanchâtre qui émergeait de l'humus. Il identifia un crâne humain et quelques os épars, visiblement dispersés par des prédateurs. La police scientifique recueillit les indices sur une surface d'environ 520 mètres carrés et communiqua les restes humains au docteur Ernie Walker, médecin pathologiste chargé de leur attribuer une identité.

Janet "Smiley" Sylvestre à la fin des années 80. Violée par John Martin Crawford en 1992, le mystère de son assassinat en 1994 ne fut jamais résolu (© Gendarmerie Royale du Canada).

 Treize jours plus tard, un vieil homme repéra, en bordure de chemin, un corps dénudé dont la tête était recouverte d'un sac en plastique. Il s'agissait de Janet Silvestre surnommée "Smiley" (souriante) tant elle était avenante et sociable. Cette femme de 37 ans, mère de deux enfants, ne se connaissait pas d'ennemis et était populaire dans la communauté où elle fréquentait volontiers les bars dans l'espoir de se faire payer un verre. Mais, quelques semaines plus tôt, Janet Sylvestre avait prétendu que John Martin Crawford l'avait violée, aussi la police commença-t-elle à le soupçonner sérieusement de meurtre, d'autant plus qu'il s'était déjà rendu coupable d'homicide. Le mobile évident était la vengeance. A vrai dire, le nom de Crawford avait été déjà prononcé par un indicateur du nom de William "Bill" Corrigan, un petit malfrat condamné à maintes reprises, et qui fournissait quelques renseignements au Caporal Stan Lintick de la GRC. Ainsi, en 1993, Corrigan avait parlé d'un meurtre qu'aurait commis John Martin Crawford et un certain John Potter sur la personne d'une jeune femme prénommée "Angie". A l'époque, et bien que Corrigan soit considéré comme un informateur fiable, Lintick n'avait pas pris cette révélation au sérieux, mais à présent qu'un corps avait été découvert dans la région fréquentée par Crawford, ces paroles prenaient un tout autre sens. Le sergent Al Keller et le caporal Stan Lintick prirent donc la route de Winnipeg où Bill Corrigan avait fui après avoir détourné 1680 dollars de la caisse du Barry Hotel où il avait travaillé. Sous la pression, Corrigan finit par avouer qu'il avait été le témoin direct du meurtre. La Gendarmerie Royale décida donc de mettre Crawford sous surveillance. Les évènements devaient se précipiter.
C'est tout à fait par hasard que le caporal Todd, retournant sur les lieux de la macabre découverte dans la zone du Moon Lake, mit au jour un nouveau cadavre dont le crâne affleurait à peine le sol de la forêt. Des recherches plus étendues permirent de découvrir un troisième corps enveloppé dans une couverture et enserré par un fil électrique. Datant d'environ deux ans, les restes étaient contemporains des deux cadavres précédemment découverts, même si l'état de décomposition du dernier cadavre était moins avancé. Entre temps, le docteur Walker avait autopsié la première victime, constatant qu'il s'agissait d'une femme plutôt massive, probablement une autochtone, âgée de 29 à 32 ans et morte en 1991 ou 1992. Ses os, de même que ceux du second cadavre, avaient été mâchonnés par les prédateurs qui les avaient dispersés, et les squelettes n'avaient pu être que partiellement reconstitués. Les allégations de Corrigan étaient donc vérifiées au-delà des prévisions les plus pessimistes, mais l'état des corps ne permettait ni une identification rapide, ni une détermination aisée des causes de la mort. La proximité des trois cadavres laissait supposer que les meurtres étaient liés, et Kim Rossmo, policier et criminologue à l'université Simon Fraser et père du profilage géographique, conclut que le tueur habitait dans la région.
La surveillance de John Martin Crawford fut donc mise en place dès le 11 octobre 1994 puisque les déclarations de l'indicateur se voyaient confirmées.  Bill Corrigan et John Martin Crawford étaient plus des connaissances que de véritables amis, mais il était bien une chose pour laquelle ils s'entendaient à merveille : les soirées arrosées et les virées en ville sur les 20ème et 21ème rues de Saskatoon à la recherche de prostituées ou de filles faciles. Ils s'étaient connus au pénitencier fédéral de Prince Albert dont Crawford avait été libéré en 1989, et s'étaient retrouvés en 1991 lorsque Corrigan était sorti de prison. Leur relation avait pris fin un an plus tard quand Corrigan avait fui Saskatoon et, par la même occasion, avait pris ses distances avec cet homme qu'il jugeait dangereux et qui lui faisait peur. De petite stature, Corrigan était en effet un pleutre malgré ses allures de macho. La mise sous surveillance de John Martin Crawford allait permettre aux enquêteurs de se faire une idée plus précise de la personnalité de celui que la police soupçonnait à présent d'être l'assassin d'au moins quatre femmes.

En plus d'être drogué et alcoolique, John Martin Crawford présente des signes patents de schizophrénie (© Warren Goulding).

Crawford était un gros type impressionnant, avec ses 1 mètre 90 et ses 115 kilos, qui passait le plus clair de son temps à patrouiller en ville au volant de la Cougar modèle 86 de sa mère chez laquelle il habitait, à l'intersection de Q North Avenue et de 22th Street. A la fois mou et brutal, c'était un type peu sympathique, accroché à ses petites habitudes : il soupait invariablement à la maison, allait ensuite prendre quelques cafés au restaurant Tim Horton's où il s'asseyait toujours à la même table, et semblait très perturbé si elle était occupée. Il fréquentait régulièrement les prostituées de Saskatoon qui le connaissaient et ne l'appréciaient pas particulièrement. Il cherchait ainsi sa chance en effectuant une quinzaine de fois le même trajet et, une fois son choix fixé, concluait la soirée à l'arrière de la voiture. On apprendra par la suite que deux prostituées, Alice Le May et Mélanie Fiddler, avaient eu paradoxalement beaucoup de chance au cours de l'année 92. Violentées parce qu'elle demandaient trop cher pour des services que Crawford n'avait pas l'intention de payer, elles n'avaient dû leur salut qu'au fait que l'une avait prétendu ne pas pouvoir fréquenter la police, et que l'autre était trop saoule et trop effrayée pour se souvenir de quoi que ce soit.

La Cougar 1986 de Victoria Crawford que son fils utilisait pour ses virées meurtrières sur la 21ème rue (© Warren Goulding).

 La police était à présent sur la piste du tueur, mais la surveillance de John Martin Crawford n'allait pas se révéler très payante. Pire, elle connut deux accrocs majeurs. Le premier soir de planque, les policiers de la GRC suivirent leur cible jusqu'au Tim Horton's, mais, à leur grande déception, Crawford rentra chez sa mère. De manière incompréhensible, le sergent Colin Crocker, responsable de l'opération, décida de lever le camp sans même laisser un agent devant le domicile du suspect. Deux jours plus tard, Janet Sylvestre fut retrouvée morte. L'autopsie montra que sa mort datait probablement du soir où la surveillance avait été interrompue. La seconde bourde est encore plus incroyable.
Alors que le caporal Bob Todd dirigeait l'équipe de surveillance, John Martin Crawford remarqua une prostituée du nom de Theresa Kematch. Visiblement intoxiquée par l'abus de drogue et d'alcool, celle-ci n'hésita pas à s'embarquer dans la voiture de cet homme qu'elle ne connaissait pas. Celui-ci s'isola sur un parking avant d'entamer un rapport sexuel et de la violenter. Todd, qui s'était garé à quelques mètres de la Cougar, remarqua le manège de Crawford. Malgré cela, il jugea que la situation n'était pas "anormale", compte tenu des circonstances, et s'abstint d'intervenir car il cherchait à obtenir des preuves décisives pour confondre le tueur. Pourtant, une semaine après la découverte du premier squelette et du corps de Janet Sylvestre, John Martin Crawford faisait figure de suspect numéro un dans une double affaire de meurtre et avait été déjà condamné pour homicide. Nul ne pouvait donc douter du fait qu'il était capable de tuer. Todd attendait-il d'être témoin d'un nouvel assassinat ? Le comble sans doute est que, lorsque Theresa Kematch, visiblement choquée et malmenée, rejoignit la station PetroCanada la plus proche, la police la mit en état d'arrestation parce qu'elle était ivre et refusait de répondre aux questions. Elle ne fut relâchée qu'après 13 heures de garde-à-vue et Crawford ne fut pas inquiété alors même qu'il avait agi au vu et au su de la police. Il est vrai que les enquêteurs ne cherchaient pas à le coincer sous le simple motif de violence. Il fallait quelque chose de décisif et d'indiscutable… Fort heureusement, le vieux compagnon de Crawford, Bill Corrigan, avait bien des choses à se faire pardonner, et la police allait largement utiliser ses compétences d'indic.


Mettre un nom sur trois corps anonymes

Dès le début du mois de janvier 1995, le docteur Ernie Walker réussit à identifier les trois cadavres découverts dans la zone du Moon Lake à partir de la liste de 470 femmes autochtones disparues et recensées entre 1990 et 1994 au Canada. Pour cela, il utilisa la seule preuve indiscutable dont il disposait, compte-tenu de l'état des cadavres : les empreintes dentaires. Celles-ci révélèrent que le dernier cadavre retrouvé (et seulement partiellement décomposé) était celui d'Eva Taysup, tandis que les squelettes étaient tout ce qui restait de Calinda Waterhen et de Shelley Napope. Toutes trois étaient des prostituées occasionnelles ou régulières habitant dans les environs de Saskatoon et opérant dans la zone des 20ième et 21ième rues.

Les trois victimes de John Martin Crawford violées et assassinée en 1992 : Shelley Napope, Calinda Waterhen et Eva Taysup (© Gendarmerie Royale du Canada).

 Shelley Gail Napope avait probablement été assassinée en septembre 1992. Elle n'avait alors que 16 ans. Enfant peu timide et de contact facile, elle avait été mise en pension, ses parents se sentant incapable de la canaliser. Elle était restée très proche de sa famille malgré ses tendances à fuguer et son addiction aux drogues et à l'alcool. Son identité fut établie en décembre 1994, un mois après celle d'Eva Taysup.
Plus rebelle, Eva Taysup fuyait une famille de onze enfants ayant grandi dans la réserve de Yellow Quill, un environnement misérable et violent dans les années 70. Ses parents tentaient de protéger leurs enfants dans ce milieu peu propice à une adolescence normale. Eva trouva un moment son équilibre en épousant Ian Gardypie qui lui fit quatre enfants dont elle ne cessa de s'occuper jusqu'à sa disparition au début de 1991. En proie à des soucis d'argent, le couple s'était alors séparé, et les parents d'Eva savaient qu'elle allait mal. Débarqués à Saskatoon deux semaines plus tard, ils ne retrouvèrent aucune trace de la jeune femme.
Calinda Waterhen fut identifiée dans la première quinzaine du mois de janvier 1995. Elevée dans une famille d'accueil, elle avait fugué à maintes reprises au cours de son adolescence et avait versé dans la petite délinquance. Ainsi, elle mit au monde sa fille en prison en octobre 1991. Libérée mais dépressive, elle abandonna sa fille et quitta le domicile de son père pour ne plus jamais revenir. Inquiet de ne pas avoir de nouvelles, Steve Morningchild, son père, ne put obtenir la moindre information de la part de la GRC bien qu'il ait signalé sa disparition. En effet, sa fille était majeure et sa carte de sécurité sociale était alors régulièrement utilisée. Le manège dura jusqu'au 13 janvier 1995, date à laquelle il lui fut notifié que les restes de Calinda avaient été formellement identifiés.
Il devenait donc évident que, comme l'avait prédit le profileur Kim Rossmo, un tueur en série opérait bien à Saskatoon. De manière évidente, celui-ci s'en prenait à des amérindiennes fréquentant la vie nocturne, en particulier les bars, et pratiquant le plus vieux et le plus dangereux métier du monde. On ne pouvait ignorer la possibilité qu'un même individu soit responsable de la disparition de nombreuses autres femmes telles que Shirley Lonethunder, portée manquante le 22 décembre 1991. Bien que jamais rendue publique ni même considérée au cours du procès de John Martin Crawford, son histoire étrange mérite d'être mentionnée.
Mère de deux enfants, Shirley se prostituait occasionnellement à Saskatoon. Alarmés de rester sans nouvelles de sa part, puisqu'elle avait abandonné sa progéniture qu'elle adorait, son oncle et sa tante contactèrent un chamane au cours de l'été 92. Celui-ci prétendit qu'il avait eu une vision montrant qu'elle avait été tuée par deux hommes, et donna une description si précise des évènements que, lorsqu'elle leur fut rapportée, l'histoire laissa penser aux enquêteurs que Shirley était le premier cadavre retrouvé en octobre 1994. Même si les policiers se trompaient sur ce point, la professie du chamane devait, en revanche, se révéler partiellement exacte : nul n'entendit plus jamais parler de Shirley Lonethunder, pas plus que de Cynthia Baldhead qui disparut dans des conditions similaires la même année.



La trahison de Bill Corrigan

Bill Corrigan : s'il permit de confondre John Martin Crawford, son rôle exact dans les meurtres n'est pas totalement éclairci (© Warren Goulding).

 Confrontés à l'évidence qu'un tueur en série opérait à Saskatoon et au maigre bilan de leur surveillance nocturne, les enquêteurs changèrent de stratégie. Les identités des cadavres ayant été rendues publiques et leurs morts — ainsi que celle de Janet Sylvestre — reliées à un seul et même meurtrier, il devenait urgent d'obtenir des preuves décisives contre le suspect numéro un : John Martin Crawford. Une fois de plus, Bill Corrigan allait jouer un rôle déterminant.
Le commandement opérationnel de la GRC autorisa une opération digne d'un film policier. Le sergent Al Keller fut chargé de proposer à Corrigan un marché qu'il ne pouvait pas refuser. Contre la somme de 15.000 dollars plus frais et la liquidation des charges à son encontre (en particulier le vol au Barry Hotel), l'homme était chargé d'enregistrer toutes ses conversations avec John Crawford en prenant bien soin de l'aiguiller sur le terrain de ses précédents meurtres et en lui faisant donner suffisamment de précisions que seul le meurtrier pouvait connaître. Le plan reçut l'aval d'un juge qui émit un mandat pour autoriser les enregistrements que l'on peut trouver partiellement transcrits dans le livre de Warren Goulding.
Le 9 janvier, Corrigan arriva à Saskatoon où l'équipe du sergent Colin Crocker lui apprit à se servir de l'appareillage et le prépara aux discussions qu'il allait avoir avec Crawford. Quatre jours plus tard, l'opération fut lancée. Corrigan fut installé à l'Imperial 400 Motel non loin du centre-ville. La pièce tait truffée de micros et Corrigan lui-même fut équipé d'un système d'enregistrement mobile. A l'heure dite, l'indicateur appela son ancien ami pour lui proposer un rendez-vous dans sa chambre. Cela faisait alors un an que les deux hommes ne s'étaient pas vus, depuis que Corrigan avait mis les voiles pour Winnipeg.
Dès son arrivée, Crawford s'enquit du programme télé et de la nourriture, fidèle à son image de prédateur vorace et borné. Corrigan commanda pour 46 dollars de plats préparés qu'ils consommèrent devant la télévision. Lorsque le petit homme interrogea son compagnon, celui-ci ne se fit pas prier pour répondre : « Je n'en ai tué que trois. Il y a l'autre, tu sais, cette femme qui a porté plainte contre moi. Elle est morte, mais c'est quelqu'un d'autre. C'est pas moi ». La conversation revint sur Shelley Napope.
Crawford : Tu me l'a présentée comme se nommant "Angie".
Corrigan : Celle que tu t'es faites cette nuit-là, elle avait seulement 16 ans.
Crawford : J'aurais cru qu'elle en avait au moins 22. Le sperme et tout le reste, ça a disparu… …Je m'inquiète surtout pour l'autre, avec la couverture. Je n'ai rien fait sur la couverture. Je l'ai juste enveloppée dedans. Ils ont trouvé le câble, mais ils n'y trouveront pas mes empreintes. Je l'ai enterrée de ça (il mima une épaisseur d'une dizaine de centimètres). Les autres étaient juste en surface.
Un peu plus tard, il donna quelques détails sur l'assassinat de Calinda Waterhen et d'Eva Taysup. Il reconnut aussi avoir utilisé le canif que Corrigan lui avait prêté pour tuer Shelley Napope. Pour calmer son compagnon, Crawford ajouta : « T'inquiète pas. Tout ça c'est de ma faute. Reste calme et continue à la fermer ».
Le 14 janvier, Colin Crocker mettait fin à l'opération. Le 19 janvier, huit officiers de police prirent Crawford en filature alors qu'il sortait de chez sa mère. Sur l'avenue M Sud, une voiture de la GRC coupa la route de la Cougar qui freina en urgence. Tout fut terminé en quelques secondes. John Martin Crawford ne résista pas lorsque Al Keller lui passa les menottes. Comme le remarque Warren Goulding dans son livre "Just Another Indian. A Serial Killer and Canada's Indifference", la fin fut pour le moins comique. Tout ce que Crawford trouva à demander fut s'il serait à l'heure pour souper en prison et qui, de McDonald's ou de Burger King, fournissait les repas.


Les hésitations de la justice


Le procès de John Martin Crawford s'ouvrit à Saskatoon le 21 mai 1996 sous la présidence du juge David Wright. Seize mois s'étaient écoulés depuis l'arrestation du tueur en série, plus de deux ans après la découverte des corps et quatre ans après les disparitions des victimes. En revanche, il fallut moins d'une heure pour que la Couronne et la Défense s'accordent sur un jury de six femmes et six hommes. La première audience s'ouvrit devant un public claisemé. Le printemps tardif, qui succédait à l'hiver glacial des plaines, expliquait sans doute la faible affluence. La presse se faisait également discrète : seuls quelques journalistes étaient venus là pour couvrir cette affaire qui n'intéressait guère les blancs, et que les autochtones suivraient avec méfiance. Même l'accusé avait perdu cet aspect redoutable et inquiétant. Bien coiffé, moustache taillée, il était habillé de neuf et cachait mal ses 20 kilos supplémentaires qui renforçaient son apparente mollesse.
La confrontation qui s'annonçait était à la fois intéressante et décevante. Intéressante parce qu'elle mettait en lice les as du barreau de la Saskatchewan : Terry Hinz, un procureur qui n'avait perdu qu'une seule affaire, et deux avocats d'expérience engagés à grands frais par Victoria Crawford, Mark Brayford et Hugh Harradence qui avaient réclamé pas moins de 80.000 dollars pour défendre cette cause perdue d'avance. Car non seulement John Crawford avait décidé de plaider non coupable, mais de plus, il avait refusé de témoigner. Victimes amérindiennes et serial killer quasi absent… Rien de quoi passionner les médias qui gardaient en mémoire la conduite odieuse de Clifford Olson et les frasques très télévisuelles de la blonde Karla Homolka. Le procès devait pourtant connaître quelques grands moments au cours desquels la Cour allait aborder les points les plus épineux de l'enquête. Ainsi, le caporal Todd fut sommé de s'expliquer sur la raison de sa passivité alors même que Crawford, connu pour viol et meurtre et soupçonné d'avoir récidivé, violentait Theresa Kematch dans sa voiture à moins de dix mètres du policier. Le sergent Crocker fut lui aussi obligé de donner quelques explications sur cette curieuse stratégie qui, en octobre 1994, lui avait fait ordonner d'interrompre la surveillance du suspect parce qu'il était rentré chez sa mère. Janet "Smiley" Sylvestre avait-elle payé de sa vie cette négligence ? Bien entendu, la défense remit en cause le sérieux de l'enquête et la fiabilité des policiers. L'accusé avait-il pu apprendre par les médias l'existence de la couverture et du câble retrouvés avec le cadavre d'Eva Taysup ? Qui était au courant de ce détail ? Qui avait pu le mentionner à l'extérieur du cercle des enquêteurs ? N'avait-on pas fait pression sur lui ?
Les enregistrements eux-mêmes étaient sujets à caution : de manière évidente, la discussion était orientée par Bill Corrigan, et les réponses de Crawford étaient parfois assez difficiles à interpréter.  Une polémique opposa Couronne et Défense au sujet des modalités de diffusion des bandes audio auprès du jury : fallait-il livrer la totalité des bandes enregistrées par Bill Corrigan au risque de laisser la confusion s'installer ? Etait-il au contraire préférable de se limiter aux transcriptions réalisées par les policiers, mais qui étaient sujettes à caution ? Le juge Wright décida que les deux moyens, bandes audio et transcriptions, seraient fournis aux jurés. Mais ce fut surtout la crédibilité de William Corrigan qui fut mise en doute, d'abord parce qu'il avait été payé 15.000 dollars pour trahir Crawford, mais aussi parce qu'il avait passé fort peu de temps en liberté au cours de la décennie passée, ce qui n'en faisait pas un témoin digne de confiance. Le problème du couteau qui avait servi à poignarder Shelley Napope devint aussi un problème central : Corrigan ne niait pas le fait qu'il lui appartenait, mais il se contredit à plusieurs reprises lorsqu'il évoqua les conditions dans lesquelles il l'avait prêté à son ami. Il avait admis avoir été témoin de l'assassinat de la jeune Cree de 16 ans, et les avocats de Crawford n'étaient pas loin d'imaginer qu'il avait peut-être frappé lui-même Shelley… Il était évident que Bill Corrigan redoutait par-dessus tout d'aller en prison où l'espérance de vie d'une "balance" était très limitée.
Malgré les réserves émises à propos de la fiabilité de l'indicateur et les doutes concernant la déontologie de la procédure d'enquête, les enregistrements réalisés par Corrigan jouèrent un rôle déterminant dans la suite du procès. Après les avoir écoutés, nul ne pouvait plus douter de la culpabilité de John Martin Crawford. Les témoignages de Louise Alice Le May et de Mélanie Fiddler, qui auraient pu apporter quelques éclaircissements sur le modus operandi du tueur, furent rejetés sous le prétexte qu'ils auraient exclusivement porté préjudice à l'accusé sans réel bénéfice pour la justice.
Il fallut environ sept heures aux jurés pour délibérer, principalement à cause du témoignage douteux de Bill Corrigan. Il fut pourtant rendu à l'unanimité, chaque juré confirmant individuellement la culpabilité pour le meurtre au premier degré de Shelley Napope qui valait à John Martin Crawford une condamnation à la prison à vie assortie d'une peine de sûreté de 25 ans, et la double culpabilité de meurtre au second degré pour l'assassinat d'Eva Taysup et de Calinda Waterhen. Crawford n'avait pas été inculpé de meurtre prémédité pour ces deux victimes puisqu'il n'avait pu être prouvé qu'il y avait eu intention de tuer, alors que Shelley Napope avait été poignardée "à froid" après avoir subi une longue liste de sévices sexuels. En revanche, aucun indice, aucune information, ne permettait de mettre en cause le serial killer dans la mort de Janet Sylvestre qu'on avait retrouvée étouffée en octobre 94. Crawford faisait pourtant un coupable parfait, et le mobile (la vengeance) était évident. Cependant, le fait qu'il ait prétendu être innocent de ce meurtre (alors même qu'il avouait les autres) plaidait en sa faveur. Plus tard, au cours de l'appel, l'indicateur devait cependant prétendre que le ton de son "ami" sonnait faux et qu'à bien y réfléchir, il avait probablement assassiné la femme qui l'avait accusé de viol quelques semaines auparavant. Pour qui connaissait le "milieu" de la Saskatchewan, la raison de ce mensonge était pourtant évidente : le clan Sylvestre, même relativement désargenté, avait une certaine influence. Sa puissance aurait donc menacé la sécurité de Crawford, y compris à l'intérieur d'une prison fédérale, s'il avait été prouvé qu'il était le meurtrier de Janet. Au lieu de cela, John Martin Crawford allait pouvoir profiter du train-train rassurant des établissements pénitenciaires où il allait sans doute passer le reste de ses jours, puisque les recommandations du juge Wright ne lui laissait guère espérer une libération, même après une détention d'un quart de siècle.


Couacs et silences

Contre toute attente, Victoria Crawford refusa de s'avouer vaincue. Tout au long du procès, la petite femme, haute d'à peine 1 mètre 50, s'était débrouillée toute seule, arrivant chaque matin aux audiences sans l'aide de quiconque, et venant se placer systématiquement derrière son fils à qui elle parlait parfois. Elle avait déboursé sans compter et entendait bien faire revoir le procès. Plus de deux ans s'étaient écoulés depuis le jugement rendu à Saskatoon qui avait envoyé John Martin derrière les barreaux du pénitencier fédéral de Prince-Albert, au Nord de la province. L'appel s'ouvrit à Régina le 21 janvier 1999 avec un nouvel avocat, Brayford et Harradence ayant refusé de soutenir une telle procédure qui n'avait aucun fondement à leurs yeux. Bob Hrycan, le nouveau défenseur, justifia la demande d'appel en estimant que Crawford avait été mal défendu : selon lui, ses prédécesseurs n'avaient pas joué la carte de la maladie mentale, qui paraissait pourtant évidente, et n'avaient pas assez réclamé la mise à l'écart de Bill Corrigan, un témoin capital mais pour le moins douteux. Impliquer ses confrères (dans un milieu où une courtoisie policée était de mise) était une grave erreur. Mark Brayford et Hugh Harradence prirent alors faits et cause contre leur ancien client pour défendre leur honneur sali. Moins expérimenté, Hrycan n'avait pas pris conscience de toutes les incohérences qui minaient la défense de son client.

Victoria Crawford, mère protectrice et dévouée, a toujours défendu son fils. Elle accusa Bill Corrigan d'avoir influencé John Martin et de l'avoir incité à consommer de l'alcool et des drogues (© Warren Goulding).

S'il était indéniable que Bill Corrigan n'était pas un témoin au-dessus de tout soupçon, l'accuser du meurtre de Shelley Napope relevait de la plus pure fantaisie même si la question de la provenance du canif n'était pas résolue. En particulier, John Crawford (qui avait couché sur le papier le récit complet de ses méfaits) prétendait que Corrigan avait étranglé la jeune victime et que lui-même l'avait ensuite poignardée pour vérifier qu'elle était décédée, ce qui contrait l'accusation précédente de meurtre au premier degré. C'était oublier un peu vite les déclarations enregistrées par Corrigan. De même, Hrycan prétendait que Crawford était un malade mental et était de ce fait irresponsable de ses actes. Brayford et Harradence répliquèrent que s'il n'avait pas défendu cette thèse, c'était uniquement parce que Crawford avait plaidé non coupable, ce qui montrait bien qu'il mesurait parfaitement la portée et les conséquences de ses meurtres. Le tueur d'Amérindiennes était sans aucun doute un psychopathe, mais il n'était pas dément. Même s'il avait refusé de se soumettre à une évaluation psychiatrique formelle, les spécialistes qui l'avaient examiné étaient tous arrivés à la conclusion qu'il n'était pas fou. Enfin, en avocats confirmés, Brayford et Harradence avaient fait signer à John et Victoria Crawford une lettre par laquelle ils se déclaraient satisfaits du travail des défenseurs, document qu'ils devaient produire en retour. Sans surprise, l'appel de John Martin Crawford fut rejeté.
Dans son livre, Warren Goulding rapporte les déclarations écrites de John Martin Crawford où il décrit comment il aborda, enleva, violenta et tua ses trois victimes. Visiblement, Crawford, qui pouvait avaler vingt-quatre bières par jour et vider en sus une bouteille d'alcool fort, mélangeait volontiers boisson, colle et produits pharmaceutiques sans compter la marijuana. Il aimait entraîner à l'écart des prostituées d'origine amérindienne pour avoir plusieurs rapports sexuels avec elles, entrecoupés par des séances de beuverie et l'absorption de drogues. Lorsque les femmes demandaient leur dû, typiquement 100 à 140 dollars pour trois passes successives, il refusait de payer, estimant que 40 ou 50 dollars devaient faire l'affaire puisqu'il avait fourni alcool et drogue. Lorsqu'elles menaçaient de le dénoncer pour viol, il perdait son sang-froid et les étranglait ou les poignardait. Cette version, même si elle est plausible, minimise bien sûr sa responsabilité (mais pas sa culpabilité) puisqu'il a tué sous l'emprise de la drogue et de l'alcool. Il n'en demeure pas moins que John Martin Crawford n'avait aucune chance de gagner en appel. Il ne réussit qu'à démontrer une seule chose : on le savait brutal et cruel, mais il était également lâche au point de ne pas assumer ses actes.
Le calvaire des familles de victimes ne devait pas se limiter à la perte d'une enfant, d'une sœur ou d'une nièce. D'une manière générale, la police, toute occupée à sa traque du coupable, manqua étonnamment d'humanité. Les médias ne se montrèrent pas beaucoup plus compatissants. Ainsi, la procédure d'appel ne suscita pas plus d'intérêt de la part de la presse et du public canadiens que le procès lui-même n'avait passionné les foules. A la recherche de faits inhabituels voire exceptionnels, les journalistes avaient boudé les meurtres de trois Amérindiennes en rupture de ban par un serial killer aussi peu charismatique que Crawford. Le destin de ces femmes n'était que le reflet de la vie qu'elles avaient connue : une existence triste faite de violence et de débauche dans des réserves devenues le mouroir d'un peuple entier. Comment s'étonner alors que les autochtones n'aient pas bien accueilli les rares journalistes blancs venus aux nouvelles, bien souvent accusés de ne décrire que les faits négatifs et d'ignorer les événements heureux. Aucune des trois télévisions anglaises de Saskatoon, ni même le canal en français de Radio-Canada, ne firent mention de l'événement. Seul le Globe & Mail's de Regina consacra quelques lignes en page intérieure. Au même moment, l'affaire Terry Driver, le tueur qui avait assassiné une blanche de 16 ans, Tanya Smith, et blessé gravement son petit ami en Combie-Britannique, faisait la une des éditions nationales. A l'égal de John Martin Crawford, leur bourreau, Shelley Napope, Eva Taysup et Calinda Waterhen sombraient dans l'oubli. En dehors de son meurtrier, nul n'a jamais su non plus ce qui était arrivé à Janet "Smiley" Sylvestre. Shirley Lonethunder et Cynthia Baldhead ont été oubliées elles aussi, et combien d'autres dont on a perdu la trace ?
Dans une interview accordée à L'Edmonton Journal en 2003, Warren Goulding estimait que les mentalités n'avaient guère changé depuis les années 90. Malgré le fait que le cinéaste Jeremy Torrie ait produit en 2005 un film très hollywoodien basé sur le livre de Goulding, et que l'actualité, tant à Edmonton qu'à Vancouver, soit fortement marquée par les agissements de nouveaux tueurs en série, ses difficultés à trouver un financement l'ont amené à la conclusion qu'en dehors des amérindiens, "c'était comme si personne n'avait envie qu'on raconte cette histoire".

[Carte]

Bibliographie :

• Warren Goulding, Just Another Indian: A Serial Killer and Canada's Indifference, Fitzhenry & Whiteside Limited, 2003

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Published by Christophe Dugave - dans Deuxième partie
21 mai 2009 4 21 /05 /mai /2009 06:00

Gilbert Paul Jordan : Juste quelques verres de trop…

 

 

Ancien coiffeur et repris de justice devenu alcoolique, Gilbert Paul Jordan pouvait avaler plus d'un litre et demi de vodka par jour. Il passait pourtant inaperçu au milieu des innombrables marginaux qui hantent les bas fonds de Vancouver, promis à la déchéance comme tant de ses semblables. On aurait pu s'attendre à le trouver un matin, étendu ivre-mort quelque part dans l'Eastside ou bien noyé dans un des bassins du port. Il aurait pu finir sa vie dans un asile d'aliéné ou rongé par un cancer du foie. L'alcool était la vie de Jordan et il aurait dû être la cause bien naturelle de sa mort.  Mais Jordan avait une autre passion : le sexe avec des femmes enivrées et à demi inconscientes. Déviant sexuel et délinquant notoire, Gilbert Paul Jordan aimait louer les services de prostituées des quartiers chauds de Vancouver. Il leur offrait à boire, discutait avec elles et les saoulait jusqu'à ce qu'elles perdent connaissance. Après les avoir violées, il les forçait à avaler des quantités énormes d'alcool fort qui provoquait la mort des pauvres femmes par empoisonnement alcoolique.

Gilbert Paul Jordan à l'occasion de son arrestation en 1988 (© CBC)

De 1965 à 1988, Gilbert Paul Jordan assassina ainsi entre huit et dix femmes, majoritairement des prostitués d'origine amérindienne. Surnommé le "Boozing Barber" (le coiffeur alcoolique), il introduisit une nouvelle arme dans l'arsenal déjà très varié des tueurs en série : l'alcool. Le pire dans cette histoire est sans doute qu'une fois de plus, on accorda beaucoup plus d'intérêt au tueur qu'aux victimes, au point même qu'en dehors de trois jeunes femmes, aucun autre nom ne fut cité. On a même pas comptabilisé précisément les morts qu'il a provoquées : comment prouver en effet qu'un coma éthylique a été initié volontairement par une tierce personne, d'autant plus que la plupart des victimes étaient connues comme grosses buveuses ? En cela, Gilbert Paul Jordan est un cas à part.

Piégé par la police, Jordan fut arrêté en 1988, jugé et condamné à 9 ans de prison pour le meurtre de Vanessa Lee Buckner, la seule victime pour laquelle l'homicide a pu être prouvé. Signe des temps et de l'Amérique, on en apprend davantage sur les forfaits de Jordan dans un ouvrage de fiction que dans la presse de l'époque, et le principal hommage rendu aux femmes assassinées est le fait du théâtre.

Le "Boozing Barber" est mort à l'âge de 74 ans le 7 juillet 2006 en prison. Désormais, il ne tuera plus, mais de nombreuses familles de victimes continueront de chercher une vérité qui ne sera sans doute jamais mise à jour.


Promenades dans l'Eastside

Gilbert Paul Jordan vit le jour à Vancouver le 12 décembre 1931 sous le nom de Gilbert Paul Elsie. De sa jeunesse, on sait fort peu de choses sinon qu'il avait un grand frère, qu'il alla jusqu'au lycée et apprit le métier de coiffeur pour hommes en prison. De stature moyenne (1 mètre 75 pour 79 kilos), cet homme précocement dégarni ne se distinguait du commun des mortels que par son regard bleu et glacial, et surtout par son alcoolisme chronique qui avait débuté très précocement, à l'âge de 16 ans, lorsque ses parents s'étaient séparés. Il pouvait en effet ingurgiter d'énormes quantités d'alcool fort, de la vodka en particulier, dont il avalait 50 onces quotidiennement (soit environ 1,5 litres). Doté d'un tempérament violent, il avait également un appétit sexuel féroce et prétendit, lorsqu'il fut arrêté, avoir couché avoir environ 200 femmes différentes chaque année. Il aimait conjuguer amour et alcool, et son plaisir secret était de saouler ses victimes avant d'avoir des rapports sexuels (plus ou moins consentis) avec elles. A vrai dire, trouver des femmes n'était pas très difficile pour Jordan. Il compensait son manque d'attrait physique en payant les services de prostituées. Il préférait les femmes d'origine amérindienne, celle-là même qui noyaient leur détresse dans l'alcool et la drogue au point d'avoir perdu tout contact avec leur famille. Il les trouvait dans l'Eastside de Vancouver où grouille une population miséreuse de fugueuses, de travailleuses du sexe ou de sans domicile fixe, droguées et alcooliques pour la plupart et séropositives pour beaucoup. Le "Low Track" (les bas-fonds) était donc un terrain de chasse rêvé pour un homme tel que Gilbert Paul Jordan.

Vancouver Eastside : quelques rues du centre-ville en bordure de port, devenue le refuge d'une population miséreuse, junkies, prostituées, délinquants, sans-logis…

En effet, Vancouver bénéficie d'une position et d'un climat unique au Canada. Située tout au sud de la Colombie-Britannique, la ville se loge au creux d'une baie magnifique bordée d'îles sauvages (dont l'île de Vancouver) sur sa façade maritime, et s'étend jusqu'à la chaîne des Cascades qui limite l'Est et le Nord de l'agglomération. Troisième ville du Canada après Toronto et Montréal, c'est une cité prospère qui compte 2,2 millions d'habitants (Greater Vancouver) dont 550 000 en centre-ville. Elle abrite le plus grand port de commerce de la côte Ouest-Canadienne qui permet les échanges avec l'Asie, l'Océanie et le reste de l'Amérique. Un des autres atouts de Vancouver est son climat très doux qui subit une forte influence océanique et se trouve ainsi protégé du terrible hiver qui sévit au-delà des montagnes. La ville attire donc une population très active, mais héberge aussi des milliers de  sans abris et de marginaux qui ne pourraient survivre par leurs propres moyens dans les provinces voisines, soumises à une implacable mauvaise saison. Ainsi, Vancouver affiche des températures hivernales comparables à celles de Paris (qui se situe la même latitude) alors même qu'à la limite orientale de la province, Cranbrook City située à peine plus au nord subit un hiver de 5 mois avec des minima pouvant atteindre – 35 °C ! On conçoit que malgré la pluie qui noie souvent la mauvaise saison, les marginaux de tout poil préfèrent la douceur de la côte. C'est notamment le cas des prostituées qui arpentent jour et nuit les trottoirs de Hastings, Pender ou Powell Streets à la barbe de la police qui se déclare impuissante à endiguer le flot de 4000 à 5000 drogués concentrés dans cette zone. Avant la fin des années 80, l'Eastside était un quartier d'affaires très à la mode, mais l'héroïne, la cocaïne et le crack ont eu raison du roi Dollar. Ironiquement, l'Eastside est devenu le quartier le plus pauvre du Canada et fait que Vancouver tient la tête des villes occidentales pour les nouvelles infections par VIH. On y décrit des drogués volant, tuant ou se prostituant pour acheter leur dose, utilisant les seringues usagées et pompant l'eau des flaques ou des caniveaux pour dissoudre leur poudre, et vivant dans des taudis infestés de vermine. Dans ce contexte (même s'il était alors moins dramatique que de nos jours, Gilbert Paul Jordan, ses billets et les verres qu'il promettait, ressemblait à un bienfaiteur ou tout du moins à un client charmant, et rares étaient les prostituées qui se méfiaient de lui. Une dizaine de femmes sans doute payèrent cette imprudence de leur vie.

L'Eastside (ou Low Track, littéralement les bas-fonds) de Vancouver regroupent une population que la municipalité voudrait bien voir disparaître.


Frasques et méfaits d'un délinquant sexuel alcoolique

La carrière criminelle de Jordan – Chub ou Chubby pour les intimes – avait débuté dès 1950 avec un vol de voiture et comprenait une liste impressionnante d'infractions plus ou moins graves : conduite dangereuse, délit de fuite après un accident, attentat à la pudeur, viol, enlèvement et détention d'héroïne. En 1969, il se paya le luxe d'être arrêté à deux reprises le même jour pour conduite en état d'ivresse. Il était déjà bien connu des tribunaux, notamment pour deux évènements secondaires mais significatifs qui s'étaient déroulés en 1961. Ainsi, deux jours après Noël, il arrêta le trafic routier sur le Lions Gate Bridge en menaçant de se jeter dans Burrard Inlet, le bras de mer qui sépare Vancouver Downtown de North-Vancouver. Peu de temps après, il fit irruption dans une audience au palais de justice de North-Vancouver en faisant le salut Nazi, acte qui lui valut de comparaître en cour à son tour. Plus grave, Jordan avait été accusé d'enlèvement en mai 1961 après qu'une petite amérindienne de 5 ans ait été retrouvée dans sa voiture loin de la réserve où elle était censée résider.
Deux ans plus tard, il invita à boire des femmes rencontrées par hasard et fut accusé de vol et de viol sur les personnes de deux aborigènes. Il fut cependant acquitté pour la seconde accusation. En 1965, sa première victime, Ivy Rose Oswald, une standardiste née en Angleterre, fut retrouvée dénudée dans une chambre d'hôtel avec un taux d'alcoolémie de 0,51 (selon l'échelle de calcul en vigueur au Canada) qui dépassait la dose mortelle, mais la mort fut considéré comme accidentelle. Paul Elsie ne fut donc pas inquiété, mais il décida tout de même de changer de nom (comme le lui permettait la loi) et se fit officiellement appeler Gilbert Paul Jordan. Sous ce nom, il se fit remarquer pour outrage à la pudeur à Vancouver en 1971 et pour exhibitionnisme à Mackenzie (Colombie-Britannique) en 1973. Il préféra alors s'éloigner de la métropole et s'installa à Prince-George, à environ 500 Km au nord de Vancouver.
En 1974, Jordan se rendit coupable d'une agression sexuelle qui lui valut d'être condamné à 2 ans de prison, mais encore une fois, il échappa à l'étiquette d'agresseur dangereux comme le demandait l'avocat de la Couronne. L'année suivante, il dut faire face à une nouvelle accusation d'enlèvement et de sévices sexuels sur la personne d'une handicapée mentale et écopa de 26 mois de prison ferme. Au cours de ce long séjour en détention, il apprit le métier de coiffeur. L'apport financier substantiel d'un héritage lui permit d'ouvrir un petit salon de coiffure à sa libération : le Slocan Barber Shop s'établit donc sur Kingsway Avenue dans l'Eastside.
 Jordan recommença de recruter des femmes seules, principalement des prostituées, pour les inviter à boire dans son magasin ou dans une chambre d'hôtel. Cet homme solitaire, mais quelconque, ne devait guère inspirer l'inquiétude puisqu'il payait d'avance, semblait vouloir se confier, et invitait les "travailleuses du sexe" à prendre un verre, puis deux, puis trois…avant de les violer. A trois reprises, des femmes moururent dans son magasin entre juillet 1982 et juin 1985. Les victimes n'avaient apparemment subi aucune violence et avaient visiblement ingurgité de fortes quantités d'alcool fort qui avaient provoqué les décès, aussi la police ne décela-t-elle pas d'irrégularité. De manière sans doute assez légère, le coroner n'ordonna pas l'ouverture d'une enquête, adhérant sans doute à l'hypothèse d'une malheureuse "loi des séries". Boire en compagnie de Jordan pouvait être mortel, mais les victimes étaient des femmes adultes et, au regard de la loi, ce n'était donc pas un crime. Sans doute avaient-elles été violées également mais aucune autopsie ne vint confirmer ou infirmer cette hypothèse. Il est très probable que Gilbert Paul Jordan ait abusé d'un bien plus grand nombre de femmes, mais beaucoup s'en tirèrent sans doute avec une "gueule de bois" carabinée et aucune, semble-t-il, ne porta plainte.
Il changea cependant de technique pour ne pas attirer l'attention. Toujours tapi derrière un bar à la recherche d'une proie, Jordan se mit à emmener les prostituées qu'il recrutait dans différents hôtels. Pour d'éventuels témoins, c'était un client comme les autres, et dans le capharnaüm de l'Eastside, nul ne faisait attention à lui. Il commit cependant l'erreur qui devait mettre fin à ses activités.


La goutte qui fait déborder le vase

Vanessa Lee Buckner était une prostituée occasionnelle. Elle avait la réputation de boire en société mais n'était pas une alcoolique notoire. Le 12 octobre 1987 vers 7 heures du matin, un coup de téléphone anonyme annonça son décès au service d'urgence de la police métropolitaine et, lorsqu'on la retrouva dans une chambre du Niagara Hotel en centre-ville, le médecin urgentiste diagnostiqua une mort par coma éthylique. Les analyses confirmèrent l'hypothèse et montrèrent que son alcoolémie était de onze fois supérieure à la limite autorisée pour conduire et deux fois la concentration pouvant entraîner la mort. Apprenant les conditions de son décès, son père interpella les enquêteurs qui, cette fois-ci, daignèrent reconstituer la dernière soirée de Vanessa. En effet, dans les cas analogues précédemment répertoriés, la mort semblait presque "naturelle" et le sentiment général qui prévalait dans la police à cette époque était que les victimes étaient assez peu intéressantes puisqu'il s'agissait d'amérindiennes prostituées et alcooliques.
Dans le cas de Vanessa, les soupçons se portèrent rapidement sur l'homme avec qui elle avait passé sa dernière soirée et dont le signalement correspondait au propriétaire du salon de coiffure situé à proximité. Le mois suivant, Edna Shade fut retrouvée saoulée à mort dans des conditions semblables et on retrouva dans la chambre d'hôtel les empreintes digitales de Jordan qui furent corrélées à celles trouvées dans la chambre qu'avait occupée Vanessa Buckner. Entre temps, la police avait réussi à retracer l'appel anonyme et décida de mettre le coiffeur sous surveillance. En l'espace de seulement une semaine, Jordan fut aperçu en compagnie de quatre femmes d'origine amérindienne dont deux furent retrouvées avec des alcoolémies supérieures à la dose fatale chez un individu normal. Finalement, les enquêteurs décidèrent d'intervenir et sauvèrent in extremis la victime que le tueur encourageait à boire. Ainsi, les détectives dissimulés derrière la porte de la chambre, l'entendirent encourager la malheureuse : « Cul sec, Baby. Vingt dollars si tu le bois d'un coup… Tu en veux un autre ? Je te donne cinquante dollars si tu réussis à l'avaler ».
 Gilbert Paul Jordan fut arrêté et condamné à 15 ans de prison pour homicide en 1988. En absence de preuve, on ne pouvait en effet l'accuser de meurtre au premier degré, le crime le plus grave dans le code pénal canadien, qui pouvait lui valoir la prison à vie avec une limite basse de 25 ans sans libération possible. En appel, la sentence fut réduite à 9 ans de détention et il ne fut pas déclaré "dangerous offender", terme qui aurait pu lui valoir des conditions d'emprisonnement très strictes et une peine de prison incompressible. Finalement, il fut libéré après seulement 6 ans, mais fut placé en probation et consigné sur l'île de Vancouver, au large du continent. La Cour lui imposa des conditions draconiennes d'abstinence et d'isolement. Ainsi, il ne devait "pas avaler une goutte d'alcool et ne pas se trouver en compagnie de femmes ou de personnes détenant de l'alcool".

Gilbert Paul Jordan après qu'il ait brisé les conditions de sa probation en 2004 (©  Saanich Police). Le "coiffeur alcoolique", mourrut par où il avait pêché.

Jordan demanda une nouvelle fois à changer de nom pour s'appeler "Paul Pierce", profitant de la loi provinciale qui permettait à quiconque de changer de patronyme  sans avoir à fournir d'empreintes digitales ni d'extrait de casier judiciaire. Cette fois-ci pourtant, sa demande fut refusée. Il transgressa alors les conditions de probation et s'enfuit vers le Manitoba. Arrêté à Winnipeg le 11 août 2004, il fut renvoyé en prison. Il avait cependant trop tiré sur la corde et sa santé chancelante déclina rapidement jusqu'à son décès en juillet 2006.
Gilbert Paul Jordan apparaît comme le premier serial killer qui se servit de l'alcool comme d'une arme meurtrière et non comme un simple moyen pour annihiler les défenses de ses victimes. Bien qu'il ait tué après avoir bu des quantités importantes de breuvages alcoolisés, on ne peut pas dire qu'il ait tué sous l'influence de l'alcool. Bien au contraire, il est fort probable qu'à l'image des alcooliques profonds, Jordan avait les idées relativement claires, et il ne fait aucun doute qu'il savait parfaitement ce qu'il faisait. Peut-être avait-il quelques bon côtés superficiels (la fameuse face Dr. Jekyll) qui lui permettaient d'attirer ses victimes, mais le procureur le décrivit comme "froid et manipulateur", ce qu'il était indiscutablement. En 1997, il fut l'objet d'une étude détaillée dans une série d'émissions de la télévision Canadienne, mais une fois encore, on oublia les victimes pour se consacrer essentiellement sur les aspects techniques. Une pièce de théâtre, "The Unnatural and Accidental Women", écrite par Marie Clément, leur rendit hommage en s'intéressant davantage à leur histoire qu'à celle du tueur, alors même que l'ensemble des médias canadiens les avait ignorées. Ce n'était après tout que des autochtones dont la mort presque honteuse n'avait pas plus sensibilisé l'opinion publique que ne l'avait fait leur vie misérable. Encore une fois, on pouvait dire d'elles : "Juste une autre Indienne".

[Carte]

Bibliographie :

• Marie Clements, The Unnatural and Accidental Women, Talon Books, 2005 (Ouvrage de fiction)

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  • : Transcanadienne, sur la piste des tueurs en série d'une mer à l'autre
  • : Un blog intégralement consacré aux meurtriers multirécidivistes au Canada.
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Du nouveau sur le blog

Mes romans et recueils de nouvelles sont visibles sur le site de LIGNES IMAGINAIRES.

Clifford Olson est décédé le 30 septembre 2011 à Laval, près de Montréal. Il fut, non pas par le nombre mais par son sadisme et son absence totale de remords, l'un des pire sinon le pire tueur en série du Canada. Sa triste histoire (non réactualisée) peut être lue ici.

 

Dans un tout autre registre, voici mon second roman "Lignes de feu", un thriller qui se déroule aussi au Québec mais cette foi-ci en septembre 2001, rencontre un certain succès…

 

lignes de feuPour en savoir plus, cliquez ici ou sur la couverture (© photo : S. Ryan 2003)

 

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Un nouveau cas de serial killer jugé en Colombie Britannique : Davey Mato Butorac, 30 ans, est actuellement jugé à Vancouver pour les meurtres de deux prostituées droguées, Gwen Lawton et Sheryl Korol retrouvées mortes en 2007 à Abbotsford et Langley. Il est également suspecté d'avoir assassiné une troisième victime.  Comme c'est maintenant la mode au Canada pour les affaires de tueurs en série, le procès est frappé d'une interdiction de diffusion des informations. Et comme cela semble également en vogue depuis le procès Pickton, Butorac n'est poursuivi que pour "meurtre au second degré", c'est à dire sans préméditation…

Citations

Si seulement les filles savaient qui je suis et ce dont je suis capable !
Si on pouvait lire dans mes pensées, on m'enfermerait et on jeterait la clé.

Angelo Colalillo (1965-2006), tueur en série (Québec)

       
Les enfants ont besoin d'un endroit pour jouer !… 

Les prédateurs ont aussi besoin d'un endroit pour jouer.

Peter Woodcock (1939- ), tueur en série (Ontario).

 

Robert Pickton a le cœur sur la main. Mais le cœur de qui au fait ?

Anne Melchior, journaliste à propos de Robert William Pickton (1950- ), tueur en série (Colombie-Britannique).  

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