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26 mai 2009 2 26 /05 /mai /2009 12:31
Robert Pickton : Le Saigneur de "Piggy Palace" (III)


Insaisissable psychopathe ou bien attardé chanceux ?

Copie d'écran d'une émission de télévision canadienne montrant Pickton dans sa ferme (© AFP).

Robert Willie Pickton est un serial killer atypique, même si ses victimes et son modus operandi sont pour le moins classiques : des prostituées toxicomanes attirées à l'écart et assassinées au cours d'une soirée de débauche. Son comportement après son arrestation est en revanche surprenant. La plupart des tueurs en série recherchent, avant tout, le pouvoir au travers de leurs actes, et ils jouissent autant de cette puissance par la terreur qu'ils inspirent à autrui que par l'acte lui-même. Certains tueurs sont très exhibitionnistes et exposent leurs victimes avec plus ou moins de raffinement. D'autres se contentent de les abandonner sur place. Comme Pickton, beaucoup dissimulent ou détruisent les corps de peur que la police ne découvre suffisamment d'indices pour les faire inculper. Cependant, rares sont ceux qui, une fois arrêtés et confondus par les indices, ne confessent pas la totalité de leurs crimes ou, tout du moins, une grande partie. Dans la majorité des cas, la psycopathie se caractérise par une absence totale de sentiment de culpabilité, et donc par un manque total de remords. Le tueur n'a donc aucun complexe à expliquer par le menu ce qu'il a fait subir à ses victimes, et égraine en général la liste complète de celles qu'il a trucidées. L'excès de zèle en la matière est même courant, et nombreux sont ceux qui surestiment leur tableau de chasse, la peine encourue n'étant pas proportionnelle au nombre de vies brisées. Rares sont en revanche les serial killers qui nient tout en bloc malgré l'abondance des preuves. C'est le cas de Robert Pickton qui, à la veille de son procès et après cinq années de détention préventive, continuait de clamer son innocence. Deux raisons pouvaient l'inciter à garder le silence : soit il ne tirait aucun véritable plaisir de ses actes et en éprouvait donc de la honte, soit il protégeait un ou plusieurs complices ou des commanditaires.
Il est difficile d'esquisser le portrait psychologique de Robert William Pickton, d'abord parce que n'ayant pas avoué et raconté les meurtres, on ne dispose que de peu d'éléments pour se faire une idée de ses fantasmes et de ses motivations. De ce que nous connaissons de son comportement, Robert Pickton présente quelques similitudes avec le tueur en série français, Patrice Allègre, à ceci près que ce dernier a fini par avouer la plupart des crimes qu'on lui imputait, même s'il reste de nombreuses zones d'ombre dans son histoire criminelle. Comme Allègre, les gens qui ne connaissent Robert Pickton que superficiellement le décrivent comme gentil, sympathique, prêt à rendre service. Il est calme, mais on devine au travers des descriptions faites de lui, qu'il est prompt à s'emporter. Pourtant, rien n'indique qu'en dehors de ses actes criminels, il soit capable de véritable violence.  Il semble fuir les autres, non par réelle misanthropie (il a des amis, des relations régulières), mais parce que, comme Allègre, il n'accepte aucune règle. Le Français a très tôt choisi la petite délinquance, le Canadien a préféré la discrétion des divers petits trafics qui se déroulaient sous le couvert de Piggy Palace. Le témoignage de Kim Kirton, l'une des deux seules rescapées, est particulièrement significatif. Le soir du 23 novembre 2001, Pickton semblait décidé à passer du bon temps en recrutant deux prostituées, Kim Kirton et Mona Wilson. D'après le témoignage de Kim, Pickton aurait même été décidé à louer les services d'une autre fille, mais il y a renoncé pour une raison inconnue. On peut aisément concevoir que "Willie" ait prémédité de tuer une femme dans la force de l'âge – il en avait les moyens physiques. On peut imaginer qu'il ait envisagé de maîtriser deux femmes qu'il aurait préalablement droguées et saoulées. Peut-on croire alors qu'il ait voulu en faire autant avec trois prostituées dans la trentaine (il cherchait les toxicomanes confirmées, faciles à attirer), déjà rompues à la dure existence de la rue ? Ce n'était pas des petites filles faciles à manipuler, et même si leur forme physique laissait à désirer, elles étaient sans doute encore capables de résister à un agresseur. La preuve est que, lorsque Pickton s'en est pris à Mona Wilson, Kim Kirton a pu prendre la fuite. De même, Wendy Eistetter avait désarmé et blessé "Willie". On ignore bien sûr si Wendy était sous l'effet du crack, mais le choix de cette drogue semble pour le moins surprenant de la part d'un tueur qui aurait voulu annihiler les défenses de ses victimes. En effet, le crack, dont les effets sont plus violents et la dépendance plus forte que pour la cocaïne, conduit plutôt à un état d'euphorie, une sensation d'amélioration des performances. Un homme désireux de mettre une victime à sa merci n'aurait donc pas choisi cette drogue et aurait préféré l'héroïne (la plupart des prostitués dépendantes du crack était aussi héroïnomanes) ou des sédatifs du type GHB ou rohypnol, la "drogue du viol", qui diminuent les défenses et le jugement des consommateurs. Quel était alors le plan véritable de Robert Pickton ? N'a-t-il pas réellement été victime d'une bad trip ? Parmi les effets secondaires connus du crack, on note en effet des comportements inadaptés – voire psychotiques – assez semblables à l'épisode décrit par Kim Kirton. Celle-ci rapporte un changement brutal dans l'attitude de Pickton : agitation, yeux exorbités, voix aiguë, débit accéléré, délire paranoïde… Si on tient compte du fait que l'homme avait déjà fumé une grande quantité de crack et buvait de l'alcool (ce qu'il n'était pas habitué à faire aux dires de ses connaissances), on comprend mieux cette dérive soudaine. Mais ces brusques changements de comportement ne sont pas sans rappeler aussi les violentes sautes d'humeur de Patrice Allègre. Ainsi, Karine, une habitante de Foix qui l'avait accueilli en 1997, décrit une dispute soudaine entre Allègre et sa compagne : « Là, il m'a choquée, d’un seul coup il n’avait plus le même visage. Ce n’était plus le même individu… ». Si la comparaison est osée (Allègre n'était pas sous effet du crack), elle est néanmoins troublante.
Le fait que Robert Pickton ait régulièrement fréquenté les prostituées et que beaucoup d'entre elles (certaines étant de futures victimes) l'aient décrit comme un individu sympathique, suggère que la violence et le meurtre ne font peut-être pas partie intégrante de la sexualité déviante du tueur. Il peut avoir des relations sexuelles "normales". Dans le même ordre d'idées, les psychiatres experts (le Docteur Zagary et le Docteur Ajzemberg) ont déclaré durant le procès de Patrice Allègre : « Il ne tue pas pour avoir un rapport sexuel… L’acte sexuel conclut le passage à l’acte mais l’essentiel s’est déjà joué… …Son plaisir de donner la mort est moins grand que celui d’avoir le pouvoir de la donner ». Peut-être Robert Pickton n'a-t-il même aucun plaisir fantasmatique à tuer. Dans cette hypothèse, c’est un "accident de parcours" lié à l'usage des stupéfiants.  La personnalité secrète et solitaire de Pickton n'est d'ailleurs pas sans rappeler certains effets à long terme de la cocaïne tels que l'apparition de comportements de méfiance et de paranoïa conduisant à un isolement et à une difficulté à communiquer.
Un détail troublant demeure. D'après le témoignage de Kim Kirton, Pickton avait disposé deux couteaux sur une table, ce qui contredit en apparence la théorie de la non préméditation. Il faut cependant replacer les faits dans leur contexte. Pickton était un éleveur de porcs, travaillant à journée entière dans une ferme où l'usage d'un couteau était fréquent, notamment pour saigner les porcs. Son frère Dave précise dans une interview : « Savez-vous combien de cochons mon frère tuait par an ? Deux mille », chiffre qui fut confirmé par Patt Casanova, un ami qui venait fréquemment l'aider à l'abattage. De plus, tout ceux qui sont entrés dans la maison d'habitation occupée par "Willie" l'ont décrite comme négligée et en désordre. On peut donc imaginer que si Pickton manquait d'ordre au point de laissait traîner les effets de ses précédentes victimes, il ne rangeait certainement pas les couteaux qu'il devait posséder en grand nombre. Les chiffres sont aussi en faveur de cette hypothèse. On constate une recrudescence brutale des disparitions (et sans doute des meurtres) en 1995 avec un pic en 1997 puis une lente diminution jusqu'à une nouvelle augmentation en 2001 : ces variations pourrait être expliquées par des délires psychotiques (le bad trips) associé à une mauvaise utilisation du crack (associé à l'alcool par exemple) ou a un manque d'habitude conduisant à un surdosage. On peut en effet supposer que Pickton a connu d'avantage d'accès de démence au début de cette période, bien qu'on ignore quand il a commencé à associer drogue et prostituées. Robert Pickton a-t-il tué en overdose ? Cela ne signifie en aucun cas qu'un manque de planification des crimes relève Pickton de sa pleine et entière responsabilité. Car, dans le fond, Pickton ne se sent nullement coupable.

Lettre de Robert Pickton datée du 2 août 2006 en réponse au courrier que lui avait adressé Thomas Loudamy sous le pseudonyme de Mya Barnett. Cet Américain entretint une abondante correspondance avec des criminels dangereux dont plusieurs tueurs en série tels que Clifford Olson (©Vancouver Sun). Cliquer sur la lettre pour l'aggrandir.

L'absence de remords est très sensible dans les lettres que Robert Pickton a adressées en 2005 et 2006 en réponse aux courriers de Thomas Loudamy, un habitant de Fremont en Californie qui a pris l'habitude de communiquer avec des meurtrier nord-américains, en particulier des tueurs en série tels que Clifford Olson, et signe sous le pseudonyme de Mya Barnett. Dans ces trois lettres, qui ont été effectivement postées depuis le North Fraser Pretrial Center, Robert Pickton assure qu'il est innocent des meurtres dont on l'accuse, et prétend que la police s'acharne sur lui, inventant les preuves qui faisaient jusque-là défaut, payant de faux témoins. Lisant régulièrement la Bible, il en cite de nombreux passages, en relation avec sa situation : Dans chaque ville, ils aidaient les Chrétiens a être fort et droits dans leur foi. Ils leurs disaient qu'ils devaient connaître de nombreuses souffrances avant d'être admis dans la Sainte Nation de Dieu. Loin de se sentir impliqué dans toutes cette histoire, Robert Pickton se considère même comme étranger au monde des hommes : Moi-même, je ne suis pas de ce monde, mais je suis né dans ce monde par ma mère terrestre et si je devais changer quelque chose, je n'en ferais rien, puisque je n'ai rien fait de mal, écrit-il dans une lettre du 26 février 2006 signée "Willie". "Etranger au monde des hommes", Pickton l'est certainement si l'on songe qu’il a très certainement assassiné une trentaine de femmes et sans doute beaucoup plus. Dans un anglais approximatif bourré de fautes et constellé d'annotations et de phrases soulignées, Pickton décrit les conditions de sécurité draconiennes qui président à ses transferts entre le centre de détention préventive de Port Coquitlam et le tribunal de New Wesminster, et déplore les coûts prohibitifs d'une enquête qui a coûté près de 110 millions de dollars, un record en la matière.
Robert Pickton n'est pas le seul à défendre la thèse de l'erreur judiciaire, même si son frère Dave le fait de manière beaucoup moins appuyée, apparemment déchiré entre doute et abattement. Pour lui, Robert a été manipulé « Il y avait un tas de gens inquiétants qui tournaient autour de lui… Quelqu'un a été assez malin pour ça. On voyait des types bizarres débarquer tout le temps : "Willie, puis-je utiliser le téléphone dans la roulotte ?" ». Peut-on imaginer que quelqu'un d'extérieur à la ferme y ait entassé des affaires sans que Willie ne s'en soit rendu compte ? Et comment imaginer alors que des cadavres aient été donnés en pâture aux cochons et que d'autres restes humains aient été mêlés à la viande de porc sans que Robert Pickton n'en ait eu connaissance ? Mais le raisonnement inverse est également possible : peut-on un instant imaginer que ces crimes organisés (même s'ils n'étaient pas prémédités au sens littéral du terme) aient été accomplis par un seul homme aux capacités intellectuelles limitées, et que ses proches soient restés dans l'ignorance totale de ses agissements ?


Robert Pickton a-t-il bénéficié de complicités ?

Le moins que l'on puisse dire est que Robert Pickton n'inspirerait que peu de crainte à qui le verrait sans connaître ses antécédents criminels. C'est un homme de taille moyenne pesant environ 70 kilos, à l'allure nonchalante, renfermé mais pas asocial. Rien à voir avec un Clifford Olson, un Michael MacGray ou un Allan Legère dont le caractère violent est évident. On peut imaginer que le crack a amplifié, sinon induit, des pulsions meurtrières chez Robert Pickton. Mais cela n'explique pas comment il parvenait à se débarrasser incognito des corps en les découpant, en les broyant, opérations qui ne pouvaient guère passer inaperçues. Comme se plaît à le répéter son frère David : « Je suis déconcerté. Je me tape la tête contre les murs. Il ne savait pas utiliser le matériel. Il n'avait pas l'intelligence, la coordination ». Il ne savait peut-être pas utiliser l'outillage complexe, mais il savait tout de même conduire… Dès lors, on peut s'étonner que Dave lui-même, qui habitait alors dans une autre parcelle de la ferme sur Dominion Avenue, n'ait jamais eu vent des agissements de son frère. Dave s'occupait lui aussi de Piggy Palace, et il participait aux soirées où des prostituées (dont beaucoup disparurent par la suite) s'exhibaient lors de stripteases. Il ne pouvait ignorer que certaines de ces femmes étaient portées manquantes, au moins dans les dernières années d'activité criminelle de Robert Pickton et qu'elles faisaient l'objet de recherches intensives. Et si Robert était trop attardé pour imaginer et réaliser une élimination systématique et méticuleuse des cadavres, qui donc le conseillait et l'assistait dans cette tâche ?
Il est aussi possible que Robert Pickton ait agit seul, mais dans ce cas, il est beaucoup moins "simple" que ne le prétend son frère, et sa responsabilité pleine et entière ne fait alors aucun doute. En effet, bien que la viande porcine (et occasionnellement humaine) qu'il produisait n'ait jamais été mise sur le marché officiel (contrairement aux inquiétude de la population), Robert Pickton approvisionnait ses amis, ses connaissances, ainsi que de nombreux émigrés originaires des Philippines, dans le cadre d'un abattoir clandestin. Il devait donc savoir manier le matériel de boucherie, y compris les machines, même s'il était assisté lors des campagnes d'abattage. N'oublions pas que, d'après la cassette où il racontait son histoire, il disait avoir débité des carcasses pendant 7 ans ! Et s'il était réellement incompétent pour utiliser le matériel, on revient immanquablement à l'hypothèse d'une tierce personne, complice, participant ou sauveur, se chargeant de faire disparaître les traces compromettantes.

Patt Casanova, un ami de Robert Pickton, fréquentait régulièrement la ferme. Malgré son rôle trouble qui conduisit à son arrestation, aucune charge ne fut retenue contre lui (© CBC)

Ainsi, Patt Casanova, un homme de 62 ans, connaissait Robert Pickton depuis 20 ans et l'aidait régulièrement dans ses campagnes d'abattage, en particulier le week-end. Bien qu'il ait été (à ses dires) davantage une relation d'affaires qu'un véritable ami de Willy, il revendait la viande à l'extérieur pour le compte de Pickton et lui prétait du matériel. Pouvait-il ignorer le manège de Pickton et confondre cadavre humain et carcasse de porc ? On devait ainsi retrouver des tissus adipeux d'origine humaine sur une scie à ruban lui appartenant… Mais le rôle ambigu de Casanova ne s'arrête pas là : En effet, il semble qu'il ait régulièrement demandé à Gina Houston de lui procurer des prostituées à la ferme où il restait parfois seul pour des périodes assez longues…
Une autre hypothèse doit être envisagée, même si elle ne repose sur aucun fait tangible. Dans le cadre des activités festives de Piggy Palace, Robert et Dave Pickton étaient fréquemment en contact avec des membres d'organisations criminelles tels que les Hell's Angels, qui ne devait pas manquer de rencontrer les prostituées. Quand on sait tous les excès dont sont capables les bandes de motards criminalisés (trafic de drogue, proxénétisme, meurtre etc…), on imagine aisément les débordements éventuels auxquels pouvaient se livrer des gangsters imbibés d'alcool et probablement drogués. Cependant, il existe un décalage d'un an entre l'augmentation des disparitions et la création de la "Piggy Palace Good Time Society" en 1998. Des soirées avaient-elles lieu clandestinement dès 1997 ? Robert Pickton s'est il au contraire servi de Piggy Palace pour drainer vers la ferme des prostituées qui ne se méfiaient plus ? Quoi qu'il en soit, l'implication de membres du crime organisé serait une raison largement suffisante pour que Robert Pickton reste muet jusqu'à la fin de ses jours. Les Hell's Angels sont en effet suffisamment puissants et encore assez bien implantés au Canada pour réduire Pickton au silence, soit en l'atteignant directement au sein de l'établissement pénitentiaire, soit en s'en prenant à sa famille. On a d'ailleurs appris que Scott Chubb, l'informateur qui permit la perquisition en février 2002, fut victime de menaces en 2003 de la part d'un membre des Hell's Angels qui lui déconseillait de témoigner au procès.
Lors de ce type de disparitions en série, il est également difficile de ne pas imaginer que les victimes aient été trucidées à l'occasion du tournage de snuff movies, ces films pornographiques hyper-violents distribués et vendus très chers par des réseaux parallèles et montrant tous les stades d'une mise à mort réelle filmée par un cinéaste amateur. En effet, quel meilleur certificat d'authenticité qu'un avis de recherche émis par la police ? Paradoxalement, les prostituées vivant en marge du système n'étaient peut-être pas les meilleures cibles pour ce genre d'activité cinématographique. Vivant au contact permanent du danger, elles devaient être informées de ce genre de pratiques et se seraient montrées beaucoup moins coopératives que des mineures naïves. Qui plus est, la recrudescence des meurtres, environ 25 ans après l'apparition des snuff movies, supposerait la création d'un nouveau marché alors même que celui-ci reste très confidentiel.
Même si on ne peut rejeter d'emblée ces hypothèses, il est fort probable que les meurtres sont en grande partie imputable aux seules activités de Robert William Pickton et qu'elles sont la conséquence de bad trips particulièrement violents. Sans doute ne connaîtrons-nous jamais le modus operandi précis du tueur, pas plus que celui-ci ne dévoilera l'existence d'un éventuel complice.
L'inspecteur Don Adam, de la GRC, dirigeait la Task Force menant l'enquête sur les disparues de Vancouver (© Vancouver Sun).

 Difficile aussi de ne pas aborder une nouvelle fois le problème de l'inefficacité navrante des différents corps de police canadienne qui n'ont réagi que très tardivement, embourbés dans leurs dogmes et leurs dissensions. Comme toujours, les autorités policières se retranchent derrière la difficulté qu'elles éprouvent à différencier les disparitions réelles des changements volontaires d'adresse et d'identité de la part de personnes aussi instables que des prostituées toxicomanes. Ce problème, certes réel, ne peut être invoqué lorsqu'on prend le temps de regarder les chiffres. Il ne faut pas être un statisticien confirmé pour constater une augmentation inquiétante du nombre de disparitions inexpliquées de femmes à Vancouver à partir de 1995 et surtout de 1997. Même si les chiffres exacts n'étaient effectivement connus qu'avec plusieurs années de retard, beaucoup de disparitions avaient été signalées à l'échelle de quelques semaines ou de quelques mois. Des enquêteurs tels de Kim Rossmo (qui avait une certaine expérience en matière de tueurs en série) et Dave Dickson (un ancien de l'Eastside) n'avaient pas manqué de relever ce fait. Sans que la police de Vancouver soit complice au sens propre du terme, il est clair que son inertie a largement profité au meurtrier. Beaucoup de questions restent encore sans réponse, mais l'un des problèmes les plus déstabilisants, celui qu'aucun procès ne solutionnera jamais, concerne ce point précis : combien de victimes seraient encore en vie si ses supérieurs avaient écouté Rossmo ? C'est probablement à ce genre de question absurde et angoissante que des dizaines de parents tentent de répondre lorsque le silence des médias les laisse seuls, face à leurs souvenirs.


Le procès du plus grand tueur en série de l'histoire canadienne

Une des pièces à conviction : un inhaleur contre l'athme ayant appartenu à Sereena Abotsway (© Vancouver Sun).

Achevées en novembre 2003, les recherches, qui ont déjà coûté la somme faramineuse de 70 millions de dollars, ont finalement conduit à une identification ADN de trente-deux femmes dont quatre restent inconnues. Les preuves recueillies ont permis d'inculper Robert William Pickton de vingt-sept meurtres au premier degré, l'infraction la plus grave du code criminel canadien. Pour une raison que nous ignorons encore du fait du black-out imposé aux médias, les preuves concernant Dawn Crey et Yvonne Boen n'ont pas été retenues par l'accusation, de même que les restes de trois "Jane Doe" n'ont pas été présentées comme preuves à charge. En juillet 2003, alors que Pickton était inculpé de quinze assassinats, le juge David Stone de la cour provinciale de Colombie-Britannique, avait décrété qu'il y avait assez d'éléments pour commencer le procès mais les retards s’accumulèrent et un délai d'auditions préliminaires de 6 mois repoussa encore le début des audiences qui furent programmées pour le printemps 2005. A cette occasion, Robert Pickton ne fut pas transféré au tribunal et répondit aux questions par vidéoconférence depuis sa prison. En décembre, l'équipe de six avocats (dont Peter Richie), demanda un délai supplémentaire pour examiner les analyses d'ADN. Une nouvelle fois, le début du procès fut reporté lorsque le procureur ajouta douze nouvelles charges en mai 2005.

Peter Richie, l'avocat de Robert Pickton : une mission presque impossible (© CBC).

 La procèdure commença le 30 janvier 2006 par la phase du "voir et dire", une procédure préliminaire qui permet aux deux partis d'examiner quelles preuves peuvent être ou non admissibles. Comme nous l'avons vu, la justice avait bloqué la diffusion d'informations précises au sujet des preuves réunies contre Pickton afin que d'éventuels jurés ne soient pas influencés avant le début du procès. En effet, Peter Richie craignait que l'affaire, dont l'ampleur était sans précédent au Canada, ne soit traitée "à l'américaine", avec force détails racoleurs et révélations choquantes. Par exemple, les bruits les plus fantaisistes colportés à propos de la commercialisation de la viande des cochons nourris à la chair humaine, viande à laquelle aurait été mêlée la chair des victimes, avait soulevé une vague d'horreur qui pouvait influencer le jury. Comme le confiait Peter Richie :  « Notre problème permanent est que nous ne pouvons pas contrôler ces rumeurs… …Il va nous falloir surveiller tout ce qui est publié sur le sujet ».
Le risque d'un jugement partial a d'ailleurs justifié l'appel de trois mille cinq cent jurés potentiels au lieu des cinq cents généralement pressentis dans les procédures pour meurtre. Sachant que seulement douze jurés plus deux suppléants seront finalement choisis, on imagine le temps nécessaire pour parvenir à un accord sur la composition du jury. En fait, une telle abondance de candidats se justifie aussi par le fait que le juge avait décidé que deux procédures indépendantes seraient intentées contre Pickton : le premier procès devait juger le prévenu pour les meurtres de Sereena Abostway, Mona Wilson, Andrea Joesbury, Brenda Wolfe, Georgina Papin et Marnie Frey qui sont "matériellement différents" des  autres cas. Vingt autres accusations de meutre furent regroupées dans une seconde procédure indépendante. En effet, en mars 2006, le juge Williams estima que les preuves concernant la première "Jane Doe" ne satisfaisaient pas les exigences minimales de l'article 581 du code criminel (qui stipule que la victime doit être identifiée) et ramena le nombre total d'accusations à vingt-six. La constitution du premier jury fut achevée en décembre 2006, en vue d'un procès en janvier 2007, soit près de 5 ans après l'arrestation de Robert Pickton. La lenteur des procédures s'explique en partie par l'ampleur des recherches entreprises, mais aussi par l'abondance des informations en résultant. Ainsi, on estime que le dossier de l'affaire Pickton représente deux millions de pages et cent mille procédures distinctes ! La durée du premier procès était évaluée à un an au minimum, ce qui n'était pas sans poser des problèmes pratiques aux jurés choisis pour l'occasion, que ce soit en matière de vie familiale ou professionnelle. Cette durée inhabituelle se justifiait par le fait que 260 témoins allaient être auditionnés… Les coûts sont également astronomiques : le procès Pickton devrait coûter au bas mot 46 millions de dollars (sans compter les recherches), une somme que beaucoup voudraient voir utilisée à d'autres fins.

Le juge Williams eut la difficile mission de présider le tribunal jugeant Robert Pickton pour les meutres de 6 victimes (© CBC).

Le procès de Robert William Pickton pour les six meurtres au premier degré s'ouvre le 22 janvier 2007 sous la présidence du juge James Williams. En plus de 310 journalistes accrédités, dont beaucoup d'étrangers, une foule nombreuse se presse au palais de justice de New Wesminster. On s'attend en effet à un véritable déballage d'horreurs et de révélations fracassantes, peut-être même à des aveux de l'accusé… Il est vrai que les audiences préliminaires ont amené la Cour à examiner des preuves si impressionnantes que plusieurs journalistes ont été obligés de consulter un psychiatre. Dès la seconde journée d'audience, le jury composé de sept hommes et cinq femmes va visionner l'enregistrement du premier interrogatoire de l'accusé, un document de piètre qualité. Divers témoins vont de succéder. Andy Bellwood déclare : « Il m'a parlé de la façon dont il les tuait ». D'après Bellwood, Pickton tuait les femmes d'une balle derrière la tête, les saignait et les donnait en pâture à ses cochons. Ce témoignage est confirmé par Lynn Ellingsen, qui a vécu sur la propiété de Pickton. Elle assure avoir vu une femme suspendue à un crochet à l'endroit même où Willie écorchait les porcs. L'ayant surprise, celui-ci l'avait alors menacé de la placer "à côté" si elle parlait à quiconque de ce qu'elle avait vu. Lynn Ellingsen est la première à placer Pickton sur les lieux du carnage au cours du procès, et son témoignage semble capital. Scott Chubb, l'informateur qui a permis l'arrestation de Pickton, a travaillé périodiquement sur la ferme entre 1993 et 2001. Il a également confirmé les soupçons des enquêteurs qui avaient retrouvé des seringues avec de l'antigel dans la ferme de Port-Coquitlam et cite les paroles du tueur : « Si tu voulais te débarrasser de quelqu'un comme une toxicomane ou quelque chose comme ça, tu pourrais prendre du lave-glace, en mettre dans une seringue et lui injecter ».  Le jeu de 70 photos prises dans la roulotte montreront d'ailleurs deux seringues contenant un liquide bleu…

Trois témoins-clé dans l'affaire Pickton : (de gauche à droite) Andy Bellwood, Lynn Elingsen et Scott Chubb (© CBC).

Tout ces témoignages accablants vont pourtant être remis en cause par la défense qui conteste la crédibilité des témoins que la police a d'ailleurs arrêté. En effet, Lynn Elingsen est une prostituée, toxicomane et alcoolique. Elle continue de consommer du crack de manière régulière et était sous son emprise le soir où elle prétend avoir vu le tueur écorcher une femme. Patt Casanova, dont le rôle exact est bien loin d'être élucidé, ne pouvait ignorer l'activité nocturne de l'éleveur. Il déclare d'ailleurs avoir vu des effets féminins dans la roulotte. Collaborateur de Pickton lors des scéances d'abattage de porcs, il est également intimement lié à Lynn Ellingsen à qui il prêtait de petites somme d'argent. Incapable de lui rembourser en monnaie sonnante et trébuchante, celle-ci payait ses dettes en nature, à priori plusieurs dizaines de fellations. La femme vivait alors avec Robert Pickton qu'elle volait à l'occasion pour satisfaire ses besoins en crack. Le troisième témoin, Dinah Taylor, elle aussi arrêtée par la police, est accusée par Dave Pickton et Gina Houston d'avoir participé aux meurtres. Quant à Scott Chubb, il s'avère qu'il a été payé par la GRC pour fournir les renseignements… Les pièces à conviction sont également remises en causes puisque des policiers, pourtant formés à la préservation des scènes de crime, ont souillé des indices.

Début février, la procédure s'enlise dans les méandres juridiques et, après deux semaines de procès, la salle se vide peu à peu. Ce désintérêt du public s'explique aisément : victimes marginales, tueur à la personnalité insignifiante, procès se déroulant dans une petite salle d'un tribunal de province alors même qu'un nouveau tribunal avait été construit à Vancouver… Il est vrai qu'on est loin de la surmédiatisation du procès de Paul Bernardo et Karla Homolka. Pourtant, le 6 février, le témoignage d'un membre de la GRC va attirer les foules : cet agent, dont le nom reste confidentiel pour des raisons de sécurité, a été incarcéré dans une cellule de 9 mètres carrés où Robert Pickton, fraîchement arrêté, viendra le rejoindre. Il lui fera des révélations qui seront intégralement enregistrées. D'abord timide, Pickton a commis l'erreur de faire confiance à cet inconnu qui disait ne pas le connaître. La totalité des onze heures de cohabitation ont été enregistrées. Alors que l'homme lui racontait sa propre histoire criminelle inventée de toute pièce, Pickton déclara : « Mais ce n'est rien comparé à la mienne ». Il aurait alors affirmé avoir assassiné cinquante femmes. Alors qu'il écoutait le policier lui expliquer comment il se débarrassait des corps en les jetant dans l'océan, Pickton s'est exclamé : « J'ai fait mieux que ça… Une usine d'équarrissage ». Précisant qu'il avait tué quarante-neuf prostituées, il a amèrement regretté ses maladresses : « J'ai été imprudent avec quatre… J'ai creusé ma propre tombe en étant imprudent. Ça m'emmerde. C'est le problème. Ils n'ont rien autrement ». Au cours de la conversation, l'éleveur de cochons a affirmé avoir eu pour objectif d'atteindre le chiffre de cinquante victimes avant d'observer une pause pour reprendre de plus belle. Un cynisme digne des pires psychopathes !

La procédure va alors se poursuivre 10 mois durant par l'audition de 128 témoins et l'examen de 200 preuves et s'achève en décembre 2007. Maître Adrian Brooks, l'un des avocats de Pickton, va étaler sa plaidoierie sur trois jours et demi. Il remet en cause la crédibilité des témoins à charge, dont beaucoup ont connu des passés cahotiques : repris de justice, drogués, alcooliques, marginaux… Lynn Ellingsen est-elle crédible lorsqu'elle voit une femme suspendue à un crochet alors qu'elle-même est sous l'effet du crack ? Maître Brooks sait également tirer parti des antagonismes entre les différents témoins. Ainsi, Gina Houston prétend que Dinah Taylor, qui a passé trois mois chez Pickton au printemps 2001, annonçait à qui voulait l'entendre qu'elle allait tuer "cette salope" d'Andrea Joesburry… Les preuves matérielles sont également remises en cause : l'expert Ron Nordby a estimé que les taches de sang dans la roulotte, identifiées comme appartenant à Mona Wilson, ne sont pas compatibles avec un "évènement majeur" et proviennent sans doute de l'accumulation de petites hémorragies consécutives. Les prélèvements ADN sont également mis en doute puisqu'on a détecté peu de traces de Pickton et beaucoup provenant d'autres personnes ayant fréquenté la ferme. Que dire alors de la confession de l'accusé enregistrée à son insu alors qu'il était en cellule ? L'expert Lary Krywaniuk a soumis Pickton à deux tests de Q.I. à quelques mois d'intervalle : il obtient un score de 86, en limite basse de la tranche 85-115 qui correspond à une intelligence moyenne. Peut-on alors imaginer que Pickton se soit laissé manipuler ?

Mike Petrie, l'avocat de la Couronne (© CBC).

L'avocat de la couronne, Maître Mike Petrie, va utiliser les arguments contraires au cours d'une plaidoirie de presque trois jours, démontrant que les six victimes faisant l'objet de cette première procédure avaient été démembrées de manières semblables et étaient identiques à celle que l'accusé utilisait pur débiter les porcs. En accord avec une dizaine de témoins, Robert Pïckton est décrit comme "pas si bête". Nul n'a forcé l'accusé à faire des confidences à son codétenu, et le témoignage d'Andy Bellwood est pour le moins accablant : Pickton lui a bel et bien montré comment il tuait les prostituées, exhibant les menottes qu'il utilisait pour les attacher par surprise alors qu'il avait un rapport sexuel avec elles, et un collet en fil de fer qui servait à les étrangler. Et si tous les témoignages sont sujets à caution, il n'en reste pas moins des centaines de preuves ADN découvertes sur la propriété, ainsi que des restes humains et de nombreux objets personnels ayant appartenu aux victimes.

Le 28 novembre 2007, le juge Williams entame trois jours de recommandations au jury, une durée inhabituelle qui s'explique par le nombre de preuves et de témoignages, et par les pressions psychologiques que ce procès fleuve a fait peser sur les jurés. Les consignes font l'objet d'un document écrit de 700 pages ! Le 1er décembre marque le début des délibérations. Elles dureront 10 jours, avec une interruption par le juge Williams au terme du 6ème jour, suite à une demande des jurés pour savoir s'ils peuvent envisager le cas où Pickton ne serait pas directement responsable des crimes… Enfin, le dimanche 9 décembre, le verdict tombe : au grand dam des familles de victimes, Robert William Pickton n'est reconnu coupable que de meurtre au second degré, c'est-à-dire sans préméditation. Comme dans le cas d'un meurtre prémédité, la loi canadienne prévoit que la peine maximale est la prison à vie, mais contrairement au premier degré qui prévoit une durée incompressible de 25 ans, Pickton pourrait être remis en liberté après seulement 10 années de détention, autrement dit, il pourrait demander une libération anticipée à partir de la fin février 2012 ! C'est, bien sûr, sans tenir compte du résultat du second procès pour le meurtre de vingt autres femmes, ni de la décision du juge Williams qui peut décider seul de la durée de la peine et du délai avant qu'une demande de libération soit recevable. Le verdict soulève tout de même une vague de protestation : comment peut-on avoir tué six personnes de manières identiques sur une période de 4 ans sans rien avoir planifié ?

Les 6 victimes dont l'assassinat faisait l'objet du premier procès Pickton : (de gauche à droite)
Marnie Lee Frey, Brenda Wolfe, Georgina Faith Papin, Sereena Abotsway, Mona Wilson, Andrea Joesbury (© GRC).

Bien entendu, les proches des victimes sont déçus, mais pas désespérés. Greg Garley, le frère de Mona Wilson, déclare : « Nous le savions. Nous savions qu'il était coupable. Maintenant la province le sait, le monde entier le sait », ajoutant qu'un poids vient de lui être enlevé des épaules. En revanche, Jean-Paul Brodeur, spécialiste de criminologie à l'université de Montréal, ne cache pas sa surprise : « C'est inhabituel d'avoir un verdict de non-préméditation dans le cas de meurtres en série… …Cela va aux limites de la crédibilité ». Comme beaucoup de personnes au Canada et à l'étranger, il estime qu'il s'agit "plus d'une victoire pour la défense que pour la couronne". Bill Fordy, le principal enquêteur de la GRC ayant interrogé Pickton, s'est déclaré déçu du verdict : « La principale équipe d'enquêteurs ont probablement l'impression d'avoir laissé tomber (les victimes) ».
Cette décision découle certainement de l'absence d'aveux de Robert Pickton. La conversation enregistrée à son insu avec son pseudo-codétenu n'a pas apporté de preuve décisive, aucun détail précis, et s'il a reconnu avoir assassiné quarante-neuf femmes, il n'en a cité aucune. De plus, ses lettres à Thomas Loudamy ne constitue pas non plus des preuves suffisantes puisque, s'il justifie plus ou moins ses actes avec des connotations bibliques (Pickton y écrit avoir pour mission " en ce monde de le débarrasser du mal ", et que les êtres " immoraux, impurs et avides… …subiront la terrible colère de Dieu "), il n'apporte aucun élément compromettant. La crédibilité des témoins de l'accusation est pour le moins sujette à caution et cela a certainement semé le doute dans l'esprit des jurés. Robert Pickton n'a-t-il pas joui de complicités actives ou passives ? Et dans ce cas, est-il vraiment le seul et unique tueur ? La seule certitude le concernant est qu'il était au courant et qu'il a participé au dépeçage des cadavres et à leur élimination.

On ne peut pas non plus compter sur le second procès pour allonger notablement la sentence. Il s'ouvrira sans doute au début de l'année 2009, pour l'assassinat de vingt autres femmes, mais ces meurtres avaient été déconnectés des six précédents parce que les preuves présentées étaient moins claires… Ce second procès sera-t-il seulement une procédure "pour la forme" ? Curieux avertissement que transmet la société aux meurtriers potentiels : ainsi, la sœur de Wendy Crawford estime que "le Canada envoie un mauvais message aux criminels, leur disant qu'ils peuvent tuer autant de gens qu'ils le veulent, puisqu'ils ne seront accusés que de six meurtres".
Quoi qu'il en soit, il serait vain d'attendre une quelconque vérité de la part de Robert William Pickton : sans surprise, celui-ci a plaidé "non coupable" et maintiendra sans doute sa ligne de défense. Au cours de son procès, il n'a guère montré d'intérêt que ce soit pour sa propre personne ou l'histoire dramatique des victimes. Il n'avouera sans doute jamais les crimes dont on l'accuse. Malgré les preuves et les témoignages, nul ne saura jamais le fin mot de l'histoire, et c'est peut-être ce qui sera le plus pénible pour les familles de victimes : continuer à croire et espérer. Clifford Olson est sans doute un monstre odieux et cynique, mais quoi de pire qu'un silence de mort ? En ce sens, Robert Pickton le vaut largement.
Plusieurs livres ont déjà été consacré à Robert Pickton, en particulier "The Pig Farm" et "The Pickton File" de Stevie Cameron. "Killer Pickton", un film Australien interdit au Canada lui a également été consacré en 2005. Mais le plus surprenant et le plus choquant est, qu'à l'image de Karla Homolka, Pickton a lui aussi ses fans… Ainsi, il est possible d'acheter par correspondance des T-shirts "I love Robert Pickton" !
Seule consolation dans cette affaire : le mardi 11 décembre 2007, le juge James Williams, choqué par l'absence de remords de Pickton et profitant de l'absence de recommandation du jury concernant l'incompressibilité de la détention, condamne Robert William Pickton à la peine maximale, soit la prison à vie accompagnée d'une durée incompressible de 25 ans. Lorsqu'il sortira de prison, Pickton sera devenu un vieillard de presque 80 ans.
En revanche, rien n'a été épargné aux familles de victimes : on a parlé des femmes disparues en termes de droguées et de prostituées, mais on les a rarement considérées comme des êtres humains. Leurs proches se sont sentis exclus de la procédure, jusqu'au jour de la délibération où ils ont été priés de faire disparaître jeux de société et passe-temps qui leur permettaient de tromper l'attente alors qu'ils campaient dans les couloirs du palais de justice de New Wesminster, et ce, afin de "respecter le decorum" !
On peut également supposer que divers procès "satellites" vont se dérouler en marge de la procédure principale. Ainsi, dès l'annonce de la condamnation de Pickton, les familles des victimes ont demandé l'ouverture d'une enquête publique. En effet, il semble impensable que les responsables du Vancouver Police Department ne soient pas amenés à s'expliquer sur le déroulement pour le moins étrange de l'enquête criminelle. Un comble quand on sait que les polices canadiennes sont parmi les plus efficaces au monde et qu'au Canada, la criminalité tend à baisser depuis le début des années 1990, au point qu'en 2002, Robert Pickton était responsable d'une augmentation de 4 % du taux d'homicides en Colombie-Britannique ! Malheureusement, l'Eastside de Vancouver continue de concentrer une criminalité active, et le "nettoyage" du centre-ville en vue des jeux olympiques de 2010 ne fera que déplacer le problème. Nombreux cont ceux qui réclament des logements sociaux et des programmes de réinsertion pour les marginaux plutôt que des actions de prestige. Quoi qu'il en soit, il est fort probable que la misère et la criminalité seront déplacées vers d'autres sites et que d'autres femmes disparaîtront dans les années à venir. La police, l'opinion publique réagiront-elle enfin, ou se contenteront-elle d'accrocher encore et encore de nouveaux visages sur les avis de recherches ?

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© Christophe Dugave 2008

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26 mai 2009 2 26 /05 /mai /2009 11:27
Robert Pickton : Le Saigneur de "Piggy Palace" (II)


Un caractère tranquille et étrange

Robert William Pickton, éleveur de porcs à Port Coquitlam, grand amateur de prostituées (© Associated Press).

 Robert Pickton est un homme secret et solitaire bien qu'il compte de nombreux amis, pas toujours très recommandables il est vrai. Ses connaissances le décrivent comme un type travailleur et serviable. Bill Hiscox, un ancien employé, parle de "Willie" comme de quelqu'un de calme et de renfermé, "un caractère tranquille et étrange" avec qui il était difficile d'entamer une conversation, et dont le seul plaisir semblait être celui de conduire son minibus. Certains de ses familiers lui témoignent une admiration certaine. Ainsi, Denna Grant, 63 ans, sa voisine depuis 35 ans, déclare : « Je confirais ma vie à Robert … Ce n'est pas une personne superficielle. C'est un gars qui travaille dur ». Elle explique encore avec conviction : « Il ne s'amusait jamais, ne buvait pas, ne fumait pas ». Et à propos des soirées de Piggy Palace, la boîte de nuit implantée dans la ferme qu'elle croit consacré aux mariages et aux fêtes de charité, elle assure : « Vous n'étiez même pas autorisé à fumer un joint, alors certainement pas de la cocaïne !… On y traitait les personnes âgées avec respect ». Une autre voisine de longue date, Vera Harvey, admet que Pickton était un peu lent mais qu'il travaillait dur et vivait sainement. Interrogée par un journaliste du Canadian Press, elle assure que Pickton était trop occupé pour commettre les forfaits dont on l'accuse. Là encore, sa générosité est appréciée : « Il s'arracherait la chemise du dos pour vous la donner ». Un cocon de sympathie, ou tout du moins d'indifférence, est le dénominateur commun de nombreux tueurs en série qui passent ainsi inaperçus ou jouissent d'une bonne réputation. En réalité, peu de gens connaissaient la véritable personnalité de Pickton.
On en apprit un peu plus sur Pickton à l'audition d'une cassette audio datée du 28 décembre 1991 et adressée à une certaine Victoria où il se présentait comme Bob Pickton de Vancouver. Il racontait notamment qu'après avoir débité des carcasses pendant sept ans, il avait repris la ferme de ses parents à Port-Coquitlam. Il y avait établi une première porcherie, qui avait brûlé en 1978, et l'avait reconstruite. Il subit un nouveau coup dur deux ans plus tard lorsque le cours de la viande de porc s'effondra. Il fut contraint de conduire des camions puis de travailler dans une usine de caoutchouc. Bien qu'il soit issu du milieu agricole, il rêvait alors de quitter la ferme pour travailler dans une scierie.
Robert William Pickton naquit d'Helen Louise et de Léonard Pickton en 1950. Après avoir quitté la vieille ferme de Coquitlam rasée par le tracé de l'autoroute Lougheed, il s'installa avec ses parents dans une nouvelle exploitation que ceux-ci achetèrent en 1963 sur Dominion Avenue à Port-Coquitlam, dans la banlieue Est de Vancouver. Il y passa son adolescence en compagnie de son jeune frère Dave, sa sœur aînée Linda ayant quitté le domicile parental à l'adolescence pour aller suivre ses études. Destiné à reprendre la ferme familiale et doté de capacités intellectuelles limitées, Robert Pickton n'entreprit pas de longues études et se consacra à l'élevage des cochons et des moutons. A la mort de son père en 1978 puis de sa mère décédée d'un cancer un an plus tard, il reprit l'exploitation (sa sœur aînée étant mariée et son frère David s'étant établi à son propre compte). Alors que Linda vivait une existence paisible, Dave connut pour sa part quelques ennuis avec la justice pour une agression sexuelle qui lui valut d'être condamné à 1000 dollars d'amende et 30 jours de probation en 1992. La police reçut également une ordonnance de destruction d'un de ses chiens considéré comme dangereux mais, pour une raison inexpliquée, l'ordre fut annulé. Sa première entreprise de démolition fit faillite, et il s'installa avec son frère Robert après son divorce qui le laissait seul avec deux grands enfants. Dave allait se reconvertir dans l'organisation de spectacles plus ou moins clandestins.

Dave Pickton, frère ainé de Robert, prétend ne jamais avoir nourri le moindre soupçon (© Associated Press).

En 1996, Robert et Dave décidèrent de partager l'exploitation agricole de 16 hectares pour y créer une association à but non lucratif, la Piggy Palace Good Time Society qui organisait des soirées et des spectacles. Le bar-discothèque bénéficiait d'un équipement très professionnel récupéré par Dave Pickton sur quelques-uns de ses chantiers de démolition. Selon ses propres statuts, la société "organisait, co-organisait, dirigeait et réalisait des évènements particuliers, des réceptions, des bals, des shows et des expositions pour diverses sociétés de services, des organisations sportives et autres groupes". Dans la plupart des cas, il s'agissait de soirées employant des prostituées, avec strip-tease, lap-dance (danse osée utilisant une barre verticale enlacée entre les cuisses) etc… Elles avaient lieu dans la partie de la propriété occupée par Dave Pickton qui dirigeait les réjouissances. Celles-ci tenaient plus de la beuverie ou de la rave party que d'une fête de charité. L'animation était assurée par une équipe féminine issue de l'Eastside… Ces évènements, arrosé par de grandes quantités d'alcool au mépris de la législation en vigueur, attiraient toute une faune marginale et inquiétante, en particulier des revendeurs de drogue et des bandes de motards criminalisés telles que les Hell's Angels, parfois jusqu'à 1800 personnes en une seule soirée. Les frères Pickton semblaient d'ailleurs entretenir d'excellentes relations avec les membres des Hell's, cette "honorable" institution de motards nord-américains qui trouvaient là matière à s'amuser, mais aussi à travailler. En effet, les nombreuses prostituées présentes, toxicomanes pour la plupart, étaient aussi leurs clientes directes ou indirectes.
Parallèlement, les activités agricoles de la ferme périclitaient. Comme devaient le déclarer plus tard les représentants des éleveurs de porcs de Colombie-Britannique : « Robert Pickton n'a jamais été enregistré auprès de BC Pork. En fait, il a plus de moutons que de cochons ! ». Bien que fonctionnant au ralenti, l'exploitation n'était pas pour autant à la veille de déposer son bilan. Depuis 1963 en effet, les surfaces construites avaient largement empiété sur les terres agricoles des Lower Main lands, et en homme d'affaire avisé, Robert Pickton avait vendu 10 hectares à la société Eternal Holdings pour la somme de 1,76 millions de dollars en septembre 1994. Moins d'un an plus tard, la famille Pickton avaient touché plus de 3,3 millions de dollars pour la vente de terres à la ville de Port Coquitlam et au Coquitlam School District. En mars 2001 s'ajoutèrent près de 770.000 dollars pour une parcelle où se construisirent des maisons de ville et des maisons particulières qui devaient être par la suite placées aux premières loges pour assister aux fouilles menées dans la ferme. Ainsi, loin d'être dans le besoin, les Pickton avaient réalisé une très belle plus-value sur une ferme achetée 18.000 dollars au début des années 60, puisque le total des opérations s'élevait à 6,6 millions de dollars et que les terres restantes avaient une valeur estimée de plus de 3 millions de dollars.
Les belles heures de Piggy Palace prirent fin en 2000 lorsque les autorités eurent connaissance des buts réels de l'association qui perdit son statut "à but non lucratif". Les frères Pickton furent condamnés pour non-respect du plan d'occupation des sols – puisqu'ils avaient clairement détourné une terre agricole de sa vocation première – et détournement des statuts de l'association. Peut-être doit-on relier ce fait à la relative accalmie que connurent les rues de l'Eastside à l'aube du nouveau millénaire puisque seulement trois prostituées disparurent mystérieusement des trottoirs de l'Eastside en l'an 2000.  Mais déjà, les soirées du Piggy Palace avait fait parler d'elles bien au-delà du cercle des initiés. Ainsi, à la suite d'une fête donnée le 31 décembre 1998, les frères Pickton reçurent une injonction les sommant de ne plus organiser de soirées festives, précisant que la police était "autorisée à arrêter et emmener toute personne assistant aux dites fêtes".
Robert Pickton avait lui aussi attiré l'attention de la justice à titre personnel en 1997. Ainsi, au mois de mars, il fut traduit en justice pour tentative de meutre sur Wendy Lynn Eistetter, une prostituée toxicomane, qu'il poignarda à plusieurs reprises jusqu'à lui ouvrir l'estomac. Celle-ci réussit néanmoins à désarmer son adversaire et à le blesser à son tour avant de prendre la fuite. Un automobiliste lui vint en aide ce 23 mars à 1 h 45 du matin et la conduisit aux urgences les plus proches tandis que de son côté, Robert Pickton se rendait à l'Eagle Ridge Hospital avec une blessure sérieuse. Entendu par la police, il fut relâché avec une caution de 2000 dollars et, la prostituée ayant refusé de témoigner, l'affaire n'eut pas de suites.

Hastings Alley, dans l'Eastside de Vancouver : coupe-gorge la nuit,  vitrine de la misère humaine le jour, à deux pas des beaux quartiers du centre-ville. Robert Pickton y dénichait ses futures victimes…

Toujours est-il qu'en plus de les attirer sur sa propriété, Robert Pickton fréquentait assidûment les dames du Low-Track et avait recours à leurs services à titre personnel. Comme il les racolait fréquemment pour venir animer les chaudes soirées du Piggy Palace, il est probable que des liens de confiance se tressaient entre certaines femmes et celui qui allait devenir leur meurtrier. Pickton possédait notamment un minibus aux fenêtres teintées qu'il utilisait pour tous ses déplacements. Comme le dira plus tard Bill Hiscox, un de ses anciens employés : « C'était la fierté et la joie de Willie » (Robert Pickton préférait en effet se faire appeler par le diminutif de son second prénom). Il pouvait ainsi transporter plusieurs femmes aux mœurs légères sans inquiéter le moins du monde le voisinage, ce qu'il fit apparemment à maintes reprises. Curieusement, ces faits n'ont jamais été décrits par ses "amis", ceux qui le tenaient en haute estime, alors même qu'il était de notoriété publique que les frères Pickton organisaient, de manière tout à fait illégale, des soirées à caractère licencieux qui défiaient les différentes législations relatives aux bonnes mœurs, à la vente des alcools et au trafic de stupéfiants. La réaction des autorités fut donc assez molle, et il fallut bien longtemps avant que la police ne soupçonne vraiment Robert Pickton d'être un tueur en série. Il est vrai que "Willie", comme bon nombre de serial killers, s'était ménagé un pool de sympathie parmi les prostituées. Loin d'être repoussées par cet homme à l'hygiène douteuse, elles se disputaient ses faveurs parce qu'il était généreux et apportait toujours d'amples provisions de drogue. Certes, les fêtes du Piggy Palace étaient un peu débridées et bruyantes et la famille Pickton était riche à millions après la vente de ses terres. Ne s'agissait-il pas de simples racontards ? Quoi qu'il en soit, la démission des autorités policières et judiciaires joua pour beaucoup en faveur de "Willie" qui put continuer la sinistre besogne qu'il avait entreprise depuis plusieurs années déjà…


Un long travail de fouilles

La ferme de Robert Pickton alors que les premières recherches étaient en cours au printemps 2002. Les fouilles, qui permirent de recueillir 600.000 pièces à conviction, durèrent plus de 2 ans et  coûtèrent 70 millions de dollars (© Associated Press).

Bill Hiscox traversait une mauvaise passe lorsqu'il rencontra Robert Pickton. Il tentait d'oublier la mort de sa femme dans l'alcool et la drogue. Sa "sœur" de famille d'accueil l'avait sauvé de la déchéance en lui trouvant un emploi chez P&B Salvage à Surrey, dont les propriétaires n'étaient autres que Dave et Robert Pickton. Elle y avait ses entrées puisqu'à l'époque, elle était la petite amie occasionnelle de Robert. Bill Hiscox venait chercher sa paye à la ferme de Port Coquitlam qu'il décrira plus tard comme un endroit terrifiant où un énorme verrat de plus de 250 kilos montait la garde, courant le long du grillage avec les chiens. Au cours du procès, l'agente Daryl Hetherington fera d'ailleurs de la ferme un bilan cauchemardesque : carcasses de voitures rouillant dans la boue, bâtiments en ruine, animaux maltraités, affamés, s'entredévorant…
Hiscox était au courant de l'attirance de Robert pour les prostituées et avait connaissance des fêtes organisées par la Piggy Palace Good Time Society. A la fin de l'année 1998, Hiscox lut des articles consacrés aux disparues de Vancouver et commença de soupçonner Pickton, d'autant plus qu'il en avait discuté avec son amie Lisa qui faisait le ménage chez l'éleveur. Celle-ci avait remarqué que Pickton entassait dans sa roulotte et chez lui des vêtements féminins, des sacs et des pièces d'identité. « Il avait une ferme à Port Coquitlam et fréquentait souvent le centre-ville à la recherche de filles. Quelque chose a commencé à me turlupiner à propos de ce type », devait-il déclarer par la suite. Il contacta les détectives de la Task Force embryonnaire et leur fit part de ses préoccupations, mais la police ne réagit guère : « Ils ont dit qu'ils ne pouvaient vraiment rien faire, ils ne pouvaient y aller sur la base de simples suppositions », dit Hiscox. « Les enquêteurs voulaient parler à Lisa, mais elle ne voulait rien avoir à faire avec la police ou qui que ce soit ».

Ancien employé de Pickton, Bill Hiscox dénonça ses agissements à la police dès 1998, mais son témoignage n'eut guère d'effets.

 La suite des évènements n'est pas très claire. Il semble que Hiscox ait insisté : « Avec toutes ces filles qui disparaissaient, et tous les sacs à main et les papiers d'identité qui traînaient ça et là dans la caravane, et d'autres trucs… …Et vous savez, il a un caractère étrange, oui, très, très étrange. Il se fait appeler "Willie". Il est le propriétaire de P & B Salvage ici à Surrey. Il récupèrent des déchets dans les vieilles maisons et des trucs comme ça. Il a vraiment un caractère étrange ». Les enquêteurs envisagèrent tout de même la possibilité que Robert William Pickton soit le tueur, et ils accompagnèrent Bill Hiscox à la ferme qui fut fouillée à trois reprises, apparemment sans résultat. Cela peut en partie se comprendre, car, comme l'explique lui-même Hiscox : « Il a une ferme de 16 hectares, un tas de grosses machines et de bazard, vous voyez, des endroits rêvés où cacher des tas de choses ». De plus, les policiers avaient alors tant de suspects potentiels — aux alentours de six cents dont cent étaient des "suspects sérieux" — qu'il ne s'intéressèrent pas particulièrement à ce "Willie". Personne ne s'alarma du fait qu'il fréquentait régulièrement les prostituées à titre personnel, mais aussi dans des soirées qui tenaient davantage de l'orgie que de la fête de bienfaisance. Nul ne sembla non plus se formaliser du fait que Robert Pickton avait été accusé de tentative de meurtre sur la personne de Wendy Lynn Eistetter… Au dire de la police, il était un "suspect intéressant", mais il n'avait pas été mis sous surveillance alors même que les disparitions approchaient la cinquantaine !
Robert William Pickton fut tout de même mis sur la sellette le 5 février 2002 lorsqu'il fut interrogé pour détention d'armes sans permis. Sur dénonciation de Scott Chubb, un ancien employé, le caporal James Petrovitch et trois autres agents vinrent perquisitionner la propriété et, s'ils ne trouvèrent pas de dépôt d'armes illégales, ils découvrirent tout de même un revolver .22 long rifle auquel pendait un godemichet, deux paires de menottes dont une recouverte de fausse fourrure rouge, et des effets personnels ayant appartenu à des femmes ainsi que des papiers d'identité, entassés en divers endroits. Cette fois-ci, les soupçons des policiers se précisèrent lorsqu'on identifia les affaires de Sereena Abotsway et de Mona Wilson. Le 7 février 2002, Robert William Pickton était officiellement arrêté. Le soir même, les trente policiers de la Task Force renforcés de techniciens de l'identification et de chiens "chercheurs de cadavres", investirent la ferme pour une recherche d'envergure. La famille Pickton, par la voix de son avocat, Peter Ritchie, fit savoir qu'elle aiderait la police dans la mesure de ses moyens, mais qu'elle mettait en garde les autorités contre les risques consistant à creuser le sol à la va-vite en raison des conduites de gaz et de la présence de grandes quantités de terre rapportée…

Les autorités tentèrent de compenser leur inertie par le déploiement de moyens sans précédents adaptés à l'ampleur de la tuerie et la surface devant être passée au peigne fin.

Dès le 10 février, la propriété toute entière avait été bordée par de hautes clôtures isolant la scène de crime, et comprenait un centre de commandement capable de coordonner les recherches de dizaines de policiers. Deux jours plus tard, la Task Force comptait quatre-vingt-cinq policiers, seize enquêteurs principaux et quarante spécialistes de l'identification criminelle qui passaient à la loupe chaque centimètre carré de terrain. Dans le même temps, Catherine Galliford, constable à la GRC et responsable de la communication, restait extrêmement discrète sur la nature des preuves découvertes à la ferme de Dominion Avenue, d'autant plus que Robert Pickton était de nouveau libre. En revanche, les enquêteurs de la Task Force avaient demandé aux membres des familles de disparues de leur fournir des effets susceptible de contenir de l'ADN des victimes afin de pouvoir procéder à une comparaison. Les preuves qui manquaient ne devaient guère se faire attendre. Le 14 février, le détective Scott Driemel déclara à la presse qu'on avait trouvé des échantillons d'ADN dans la caravane qui avait concentré une bonne part des efforts de recherches.
Le 22 février 2002, Robert William Pickton était officiellement arrêté et inculpé pour le meurtre au premier degré de Sereena Abotsway, disparue en juillet 2001, et de Mona Wilson, assassinée le 23 novembre de la même année. La fouille de Piggy Palace prit alors une ampleur inédite, mobilisant des pelleteuses, des bulldozers et des centaines de personnes. Elle fournit, au cours des mois suivants, une avalanche de nouveaux indices et de preuves accablantes.


Des tonnes de preuves et encore des incertitudes

Vue générale de l'environnement de la ferme Pickton à Port Coquitlam au printemps 2002, peu après le début des fouilles. Les limites du lot, bordé par un centre commercial et plusieurs lotissements, sont figurées par des lignes rouges : (1) Dominion Avenue ; (2) maison d'habitation où résidait Robert Pickton ; (3) grange ; (4) dépotoir (© Global Air Photo)

 La fouille des différents lots appartenant aux Pickton va durer de février 2002 à fin novembre 2003, impliquant des dizaines de policiers et de techniciens de l'identification criminelle, épaulés par plus d'une centaine d'étudiants en anthropologie spécialisés dans la reconnaissance des os d'origine humaine. Bénéficiant tantôt d'un équipement lourd qui remuera plus de 280.000 mètres cubes de terre, de boue, de lisier de porc et de déchets divers, tantôt équipés d'outils de précision, les chercheurs vont mettre à jour les restes de vingt-huit autres disparues dont trois femmes non identifiées. Certaines se résument à de simples traces d'ADN, comme ce fut le cas pour Dawn Crey disparue en novembre 2000. Pour d'autres, il restait des fragments d'os ou des dents : ainsi, Marnie Frey dont on retrouva un morceau de maxilaire inférieur et trois dents au nord de la propriété en avril 2002. La police détecta également des restes de chair humaine sur divers outils servant à débiter la viande de porc (scies, hachoir) ou à préparer la nourriture des cochons. Il devint donc rapidement évident que non seulement, les cochons avaient dû manger de la chair humaine, mais que les restes des disparues s'étaient tôt ou tard retrouvés mélangés à de la viande porcine destinée à la vente !
La fouilles des bâtiments apporta aussi son lot de preuves permettant d'incriminer directement Pickton. Ainsi, des traces de sang appartenant à Mona Wilson furent découvertes en grande quantité dans la roulotte située près de la porcherie, sur un matelas et sur le sol. Cette trouvaille montrait donc sans ambiguité que Mona avait bien été agressée sur la propriété et qu'elle y était probablement morte. Mieux encore, la police reliait directement le meurtre à des lieux privatifs fréquentés essentiellement par Pickton alors que les autres preuves avaient été localisées en divers points de l'exploitation où passaient et travaillaient de nombreux étrangers. Les enquêteurs identifièrent également divers objets ayant appartenu aux victimes et qui traînaient ça et là dans les locaux à usage privé. Plusieurs portaient des preuves ADN indiscutables : un cheveux et un baton de rouge à lèvres ayant appartenu à Andrea Joesburry et Brenda Wolfe, un sac, un chemisier et un chandail portant les traces de Sereena Abotsway, un fragment de bouteille où s'était déposé l'ADN de Mona Wilson…
Les découvertes vont se succéder tout au long du printemps puis de l'été 2002. Au mois d'avril, le procureur Mike Petrie annonce que, sur la base de nouveaux indices, Robert Willie Pickton est inculpé pour l'assassinat de Jacqueline McDonnell portée disparue depuis 1998 et pour les meurtres plus récents (2001) de Heather Bottomley et Diane Rock. Le 9 avril, Pickton est inculpé de son sixième assassinat sur la personne d'Andrea Joesburry. Le 17 avril, la police commence à fouiller un autre lot de la famille Pickton situé à Burns Road et fait appel à des policiers en retraite et à une centaine d'étudiants en archéologie et en anthropologie pour fouiller Piggy Palace. Briene De Forest-Rusnak, une étudiante en anthropologie embauchée pour les fouilles, raconte qu'elle travaillait douze heures par jour du lundi au jeudi et encore huit heures le vendredi sur l'un des 215 secteurs de recherches qui représentaient au total 38.000 mètres carrés. Un mois plus tard, les restes de Brenda Wolfe (disparue en 1999) sont retrouvés, et identifiés un peu plus tard grâce à une analyse comparative de son ADN. Le 24 octobre 2001, la famille Jardine reçoit un e-mail lui apprenant qu'on a identifié l'ADN d'Angela dans la ferme de Dominion Avenue. Dans un premier temps, Pickton ne sera pas inculpé pour ce meurtre car, comme dans le cas de Sarah de Vries, on a retrouvé trop peu de matériel génétique pour que l'analyse soit d'une fiabilité suffisante. En revanche, les recherches estivales ont permis de mettre au jour les restes de nouvelles victimes : Heather Chinnock, Inga Hall, Tanya Holyk, Sherry Irving, Georgina Papin, Patricia Johnson, Helen Hallmark, Jennifer Furminger…
Une petite histoire sordide vint troubler la paisible succession d'horreurs que les enquêteurs mettaient à jour depuis quelques mois. Un hypothétique voisin des Pickton, du nom de Danza Hamilton, proposa sur le site internet e-Bay des lots de terre de Piggy Palace pour la somme de 9,99 dollars ! Suivait une brève description de l'histoire des disparues de Vancouver censée émoustiller les éventuels acheteurs qui ne se déclarèrent pas avant que l'article soit retiré de la vente. Les bruits courraient également que dans le North Fraser Pre-Trial Center où Pickton était détenu, des poèmes, soit disant écrits par le fermier, étaient à vendre. Cela paraissait peu probable compte tenu de la personnalité de l'accusé qui n'avait jamais brillé par son intellect et ne semblait guère avoir écrit alors qu'il était en liberté. Une enquête des services correctionnels de Colombie-Britannique devaient d'ailleurs conclure que c'était un canular, puisque Pickton n'était pas en contact avec les autres détenus qui auraient pu véhiculer ses écrits.
Sept autres accusations s’ajoutèrent aussi pour les morts de Marnie Frey, Tiffany Drew, Sarah de Vries, Cynthia Feliks, Diana Melnick, Angela Jardine… Après le début de l'enquête préliminaire cinq nouvelles inculpations aux noms de Cara Ellis, Andrea Borhaven, Kerry Koski, Wendy Crawford et Debra Jones vinrent enrichir les états de service de Robert Pickton qui apparaissait d'ores et déjà comme le tueur en série le plus prolifique du Canada. D'autres preuves furent retrouvées mais tenues secrètes en raison du black-out décrété par la justice. Pourtant, il existait encore de nombreuses zones d'ombres. De quarante noms sur la liste originelle à cinquante-quatre en 2001, le décompte des disparues passait à soixante-trois en octobre 2002 puis à soixante-neuf deux ans plus tard. Si l'on soustraiyait celles qui avaient été retrouvées mortes ou vives et que l'on imaginait qu'autant restaient à découvrir, il manquait alors au bas mot une trentaine de femmes dont on était toujours sans nouvelle. Car contrairement à beaucoup de tueurs en série qui, une fois capturés, se confient aisément, voire amplifient leurs actes, Robert Pickton restait égal à lui-même : silencieux, secret, insaisissable.
Les recherches s'achevèrent à la fin 2003 et livrèrent un nombre sans précédent d'indices : au total 600.000 pièces à conviction dont 400.000 échantillons ADN ! Les preuves les plus indiscutables et sans aucun doute les plus morbides furent trouvés quelque temps après le début des fouilles, dans un vieux congélateur situé dans un local qui ne faisait pas partie de la zone de recherche prioritaire. Il s'agissait de deux seaux contenant la tête, les pieds et les mains de Sereena Abotsway et d'Andrea Joesburry. La présentation des dépouilles devait profondément troubler les enquêteurs. En effet, les crânes, coupés sur toute la hauteur à l'aide d'une scie alternative, avaient été débités en deux temps et présentaient ainsi des traces non-jointives et des zones de cassures. De même, les mains et les pieds avaient été tranchés d'une manière qui ressemblait trait pour trait à la méthode utilisée par Pickton pour débiter les porcs comme l'attestait les nombreux débris animaux localisés sur le site. La découpe des têtes frappa même certains policiers qui avaient enquêté sur un cas similaire sept ans auparavant. En effet, en 1995, on avait découvert un crane découpé de manière semblable entre un ruisseau et une autoroute à Mission. A cette époque, les restes n'avaient pu être identifiés et le dossier était resté en suspens…
En 2005, il ne restait plus grand-chose de la ferme Pickton dont les bâtiments avaient été détruits par la police au cours des fouilles : rien que d'énormes tas de terre et de déchets, et beaucoup d'histoires horribles tapies sous la poussière. Même aujourd'hui, la police est avare de renseignements précis, d'autant plus que la justice a frappé les indices recueillis du sceau du secret, officiellement pour ne pas "nuire à l'accusé". Il est vrai que cette affaire, d'une ampleur sans précédent, a déjà fait couler beaucoup d'encre, de salive et de pleurs. Les médias canadiens sont donc sous le coup d'une injonction de la Cour interdisant de dévoiler des informations précises sur l'affaire Pickton. Les rebondissements de cette affaire hors du commun sont en effet pour le moins terrifiants…
L'opinion publique se réveilla tout à fait lorsque la presse révéla que les cochons élevés par Robert Pickton avaient probablement consommé de la chair humaine puisque de l'ADN des victimes avait été retrouvée dans des machines servant à préparer la nourriture des porcs et à préparer des morceaux vendus au public. Mais plus grave encore, les habitants de la région de Vancouver découvraient, au comble de l'horreur, qu'ils avaient peut-être consommé de la chair humaine sans le savoir. Chacun se demandait alors s'il avait pu s'exposer à une contamination bien que, de l'avis des autorité sanitaires, cela semblait bien improbable. Bien que démentie par la suite, cette possibilité provoqua une nouvelle crise de l'industrie de la viande porcine dans la provinnce.
Les preuves recueillies contre Pickton étaient accablantes, mais beaucoup de points restaient à préciser. Ainsi, en juillet 2003, le juge de la cour provinciale, David Stone, estimait qu'il y avait assez de preuves pour un procès. Un an plus tard, le procès était encore repoussé de 9 mois… En mai 2005, Pickton était alors inculpé de vingt-sept meurtres au premier degré avec des preuves confondantes, mais aucun modus operandi précis…Pourtant, en février 2003, une femme du nom de Kim Kirton allait se révéler au grand jour. A l'entendre, elle était l'une des seules femmes à avoir vu Robert Pickton à l'œuvre et à pouvoir le raconter.


Des cris qui ne cesseront jamais

Kim Kirton échappa miraculeusement à la mort mais dut abandonner Mona Wilson, son amie, pour sauver sa propre vie (© missingpeople.net). 

 Kim était une prostituée toxicomane comme on en voit partout dans l'Eastside, mais après six ans de galère dans les rues et les arrière-cours, elle a tenté d'échapper à l'enfer de la drogue et de la prostitution en suivant un programme de réhabilitation. Pendant des années, elle a côtoyé Robert Pickton qui, dit-elle, était un client bien connu et apprécié des prostituées car ses stocks de drogue semblaient inépuisables. Elle précise qu'il venait se balader régulièrement dans le Low-Track et qu'il sélectionnait soigneusement ses rendez-vous. « Il ne voulait pas prendre n'importe qui »,  dit-elle. D'après Kim, il préférait les habituées, celles qui était là depuis suffisamment longtemps pour ne plus pouvoir résister à l'appel de la drogue.
Robert Pickton a fait appel aux services de Kim Kirton à deux reprises. « Il avait l'air d'un gars vraiment chouette, dit-elle. Il avait un tas de dope. Avant que nous allions chez lui, avant même que nous ayons quitté le centre-ville, nous avions probablement fumé pas loin d'un gramme de crack ». A vrai dire, Kim ne s'était pas sentie en danger avec Pickton lors de leur première rencontre car il y avait une autre femme dans le véhicule. A l'arrivée, bien sûr, le ton avait quelque peu changé : « C'était toujours drogue à volonté, explique-t-elle mais en fin de compte, il voulait faire quelque chose.
Lors de sa première visite à la ferme, Kim fut frappée par le désordre et la saleté qui régnaient jusque dans l'habitation : « il y avait un tas de trucs comme des vêtements féminins, des sacs, un peu partout », explique-t-elle. Lorsque Kim demanda à Pickton l'origine de toutes ces affaires, il répondit évasivement :  « Eh bien, beaucoup de femmes sont allées et venues par ici, tu sais. J'imagine seulement que ces trucs ont été laissés et que tout le monde les a oubliés ». Les cent dollars qu'elle reçut pour sa prestation (en plus de la drogue consommée) lui firent oublier ces détails, et lorsque Pickton la sollicita une seconde fois, elle accepta sans hésitation.
Cette fois-ci, Pickton voyait un peu plus grand : « Le programme,  explique Kim Korton, était de trouver deux autres filles et d'aller chez lui pour une partouse. On a tourné en rond et finalement, on a pris Mona ». A cette époque, Mona Wilson était une amie de Kim et allait fréquemment avec elle pour des doubles rendez-vous. « Elle pensait toujours plus aux autres qu'à elle-même ; si vous étiez en manque et sans le sou, elle vous aidait », raconte Kim. Notons que le récit est quelque peu différent de celui fourni par Steve Rix (l'époux de Mona Wilson) qui prétendait avoir vu deux hommes dont l'un l'avait menacé avec un bâton alors qu'il ne mentionnait pas de seconde femme (mais sans doute Kim Kirton était-elle invisible dans la voiture).
La soirée commença comme la précédente, mais les choses allaient vite mal tourner. « On s'est installés et on s'est envoyés en l'air, dit-elle. Eux ont surtout fumé et bu, j'ai fais mes trucs de mon côté parce que je ne bois pas, et puis il est parti sur un délire comme quoi on allait le voler ». Kim pensait alors qu'il déraillait et faisait un mauvais trip, mais il a continué en se faisant de plus en plus menaçant. « Sa voix était haut perchée et il parlait vraiment vite, comme s'il faisait un exposé :  il a dit qu'il allait se débarrasser de nous, nous faire disparaître, et qu'il ne serait pas pris et qu'on ne manquerait à personne à cause de ce que nous étions ».

Mona Wilson, disparue le 23 novembre 2001 et portée disparue une semaine plus tard, pourrait être la seule victime pour laquelle on dispose d'un modus operandi. Cependant, le témoignage de Kim Krton est-il fiable ? (© Gendarmerie Royale du Canada)

L'homme s'était dirigé vers Mona et avait attrapé un des deux couteaux qui traînaient sur la table. Prise de panique, Kim se rua dehors et se cacha non loin de là derrière un buisson. Elle entendit les cris de détresse de Mona Wilson qui s'éteignirent peu à peu. Terrorisée, Kim n'avait pas bougé de sa cachette.
Plus tard, elle rentra en centre-ville en autostop et tenta de noyer sa honte dans la drogue. Elle avait enfreint la loi sacrée de la rue : ne jamais abandonner sa partenaire. Bien entendu, elle ne contacta pas la police et fit tout pour oublier ce qu'elle avait vu et entendu. Elle se doutait que Mona était morte, mais elle n'avait pas relié cet épisode précis avec les disparues de Vancouver. Ce n'est que lorsqu'elle apprit que les restes de Mona Wilson avait été retrouvés dans la ferme de Port Coquitlam qu'elle décida de parler, d'abord à la presse, puis au procureur. Bien qu'elle n'ait pas mentionné de coup de feu, il paraît certain que Robert Pickton a achevé sa victime en lui tirant une balle dans la tête puisque l'autopsie des restes de Mona Wilson a montré que son crâne portait une marque de balle.
Après deux mois d'abstinence totale, Kim Kirton déclarait vouloir se consacrer essentiellement à son tout jeune bébé. En parlant, elle a soulagé sa conscience, mais une question continue de l'obsèder : si elle était retournée en arrière ce 23 novembre 2001, aurait-elle pu sauver son amie ou bien serait-elle morte elle aussi ?
Dans la tête de Kim Kirton, il  y a des hurlements qui résonnent encore. Des cris qui ne cesseront jamais.


Quelques clameurs au milieu d'un grand silence

Malgré le battage médiatique autour de l'affaire des disparues de Vancouver et l'étalage d'horreurs qui suivit la fouille de la ferme de Dominion Avenue, il se trouvait des gens pour prendre la défense de Robert Pickton. Ainsi, Denna Grant ou Verra Harvey, voisines des Pickton, témoignèrent en faveur de leur voisin dont elle vantaient les nombreux mérites. Pour elles, ce n'était pas ce rustre asocial et vicieux qu'on décrivait dans les médias. Visiblement, les soirées de Piggy Palace ne les gênaient pas trop, et elle ne semblaient guère se formaliser du fait que la ferme soit devenue un immonde dépotoir. Elles n'avaient vu ni prostituées, ni Hell's Angels dans les environs, et les parfums de drogue, les vapeurs d'alcool, ne parvenaient pas jusqu'à elles.
De même, Gerald MacLaughlin, un jeune employé de Robert Pickton, vécut dans la roulotte pendant deux ans jusqu'en novembre 2000. Il travaillait sur l'exploitation le jour et la gardait la nuit. Il conserve une excellente opinion de son patron et a déclaré ne jamais avoir vu de femme dans la caravane en dehors de Dinah Taylor, une amie intime de Pickton. Willie avait été pour lui comme un père ou un tuteur, lui fournissant du travail et ne lui demandant pas toujours de payer son loyer. Il le percevait comme un homme amical et chaleureux même s'il était très "terre à terre". « Il avait une bonne éthique du travail » déclare McLaughlin. Il raconte également que beaucoup de monde allait chez Pickton car il se servait de sa maison comme d'un bureau et d'une salle de réunion où chacun venait boire une bière et discuter après le travail.

Gina Houston, la voisine de Robert, suspectée un instant d'être la complice du tueur (© The Province).

Gina Houston, une autre amie, alla plus loin encore. Elle rendit visite à Pickton alors qu'il était en prison et prit sa défense avec tant de véhémence que la police commença de la soupçonner de complicité. Cette mère de famille, qui avait 34 ans au moment de l'arrestation du principal suspect, louait en ville un casier où elle entassait divers objets personnels et qui avait le malheur de se trouver juste à côté de celui qu'occupait Robert Pickton. Bien qu'elle ait démenti publiquement avoir eu le moindre rapport avec les femmes disparues, il semble – du moins le prétend-elle – que la police se soit acharnée sur elle au point qu'elle se décrive comme la seule suspecte encore en liberté. Elle assure notamment avoir été mise sous surveillance depuis 1998, une allégation qui serait lourde de sens puisque Robert Pickton lui-même ne semble pas avoir été freiné dans ses activités par une quelconque présence policière. Bien que la police ait perquisitionné son casier et saisi divers effets personnels, Gina Houston n'a fait en revanche l'objet d'aucune poursuite.

Dinah Taylor aurait-elle pu aider Pickton ? Etait-elle au courant de ses agissements ? (© Vancouver Sun).

Au cours de la même période, Dinah Taylor, qui vivait dans le même hôtel que certaines des disparues, eut la surprise de voir son nom ajouté à la liste des femmes manquantes. Elle démentit publiquement la rumeur, apportant elle aussi son soutien à Robert Pickton à qui elle avait rendu de fréquentes visites dans sa ferme de Port Coquitlam. Elle prétendit notamment ne jamais avoir craint pour sa sécurité et rejeta la proposition de la police de la mettre sous régime de témoin protégé. Son rôle exact semble pourtant assez trouble et Dave, le propre frère de Pickton, n'hésitera pas à l'accuser d'avoir tué plusieurs victimes, affirmations confirmées depuis par Gina Houston. Celle-ci prétend, mais sans fournir de preuve décisive, que Dinah est responsable de trois ou quatre morts dont celle de Mona Wilson. Quoi qu'il en soit, il est presque certain que Dinah a rabattu vers Pickton de nombreuses prostituées qu'elle connaissait bien pour avoir été l'une des leurs…
Les proches de Robert Pickton étaient donc concernés directement par l'affaire, surtout s'ils étaient de la famille. Linda Wright, la propre sœur de Robert et Dave, ne put échapper à la tempête médiatique qui s'abattait sur le nom de Pickton. Bien qu'elle ait été mise très tôt hors de cause (elle ne vivait pas sur l'exploitation, n'avait jamais participé aux soirées de Piggy Palace et s'occupait de sa famille), elle se plaignit de subir les conséquences de la publicité qui avait été faite au sujet des agissements de son frère. « Notre nom a été terni, c'est humiliant. Tout ce que nous avons fait de bien dans notre vie a été détruit ».
Linda Wright, qui ne semblait pas mettre en doute la véracité des accusations portées contre son frère qu'elle n'était jamais allée voir en prison, déclara cependant :  « Ça a été un cauchemar pour nous, encore qu'un cauchemar, on peut se réveiller. Nous ne voulons pas minimiser la peine et la douleur des familles de victimes. Cependant, nous nous sentons comme des victimes ». Son frère Dave, qui avait des filles du même âge que certaines des femmes assassinées, se disait lui aussi "totalement dévasté". On peut aisément comprendre la situation difficile des proches de l'accusé dont tout le monde se détournait. Pourtant, une polémique se développa en juin 2002 autour de cette famille soi-disant ruinée qui avait réalisé de juteuses opérations immobilières quelques années auparavant. Linda précisa que la mise aux normes des terrains vendus avait elle aussi coûté très cher : « on peut croire que nous avons gagné beaucoup d'argent mais ce n'est pas le cas à cause des égouts, de l'eau, des lignes téléphoniques et de la route. Nous avons eu à installer tout ça…». Une route à l'extrémité nord-est de la propriété originelle a coûté plus d'un million de dollars, mais c'était sans préciser que la société qui avait effectué une grande partie des travaux était celle de Dave Pickton… En fait, si le problème des finances se posait, c'était que Robert Pickton se retrouvait sans le sou en raison de l'occupation de sa ferme par la police, et qu'il ne pouvait plus financer sa coûteuse défense par Peter Richie, un avocat réputé. Au cours de l'été 2002, celui-ci annonça d'ailleurs qu'il se retirait, car il ne pouvait continuer à représenter gratuitement Robert Pickton. Le prévenu, qui n'avait pas droit à une assistance juridique (puisqu'il n'était pas indigent), allait alors devoir se défendre tout seul. Finalement, Richie continua d'assurer sa mission contre une hypothèque de 375.000 dollars sur les terres non vendues. La famille Pickton demanda au gouvernement de débloquer la situation,  mais celui-ci ne montra guère d'empressement à libérer les terrains.
Des voix se firent également entendre pour protester contre les conditions de détention de Robert Pickton (qui n'avait toujours rien avoué). Ainsi, en juin 2002, Dave Pickton déclara que son frère était isolé et n'avait pas le droit aux sorties quotidiennes. Il déplora qu'il n'ait pas accès au téléphone et à la douche aussi couramment que les autres détenus, et qu'il soit maintenu dans un état de stress extrême. Ainsi, David Pickton aurait eut connaissance d'un interrogatoire serré que son frère aurait subi pendant douze heures ininterrompues. David ne croit pas que son frère ait pu préméditer autant de meurtres. Il le décrit comme un rustre asocial : « Mon frère ne fréquente guère les autres. Quand j'allais prendre un café, il restait dans le camion à m'attendre. ». Il ne semblait pourtant pas si sauvage avec les prostituées de l'Eastside…
Peu de gens en revanche se préoccupent des familles des victimes. Leurs souffrances se ressemblent tant et durent depuis si longtemps que rares sont ceux qui s'en émeuvent encore. La plupart des proches de disparues ne se font guère d'illusions. Alors que le procès se préparait, tous attendaient des réponses, mais Robert Pickton ne parlait toujours pas. Certains, tels que Sandra Gagnon, la sœur de Janet Henry, et  Ernie Crey, le frère de Dawn, ont rencontré David Pickton et ont pu visiter la ferme et le Piggy Palace, "un bar décent" comme il le qualifie lui-même. Tout ce que sait Sandra Gagnon, c'est que le jour de sa disparition, Janet se rendait à une soirée organisée par "Oncle Willie". Quant à Dawn Crey, son ADN a été identifié sur les terres de Robert Pickton avec celui de trente autres femmes, sans qu'on sache exactement ce qu'elles venaient faire là.
Malgré l'indifférence du public et l'inertie de la police, les familles des victimes se sont regroupées et plusieurs associations ont vu le jour. Des sites Internet, dont le plus connu est  "missingpeople.net" animé par Wayne Leng, un ami de Sarah de Vries, continuent de recueillir des informations sur les femmes disparues. Une fresque peinte en l'honneur des disparues a été inaugurée à Montréal au cours de l'été  2006. Pourtant, malgré les restes et les traces exhumées, le principal reste toujours enfoui. Lorsque Sandra Gagnon demande à Ernie Crey s'il fait des cauchemars, celui-ci répond avec lassitude : « Oui, et il y a beaucoup de nuits où je ne dors pas. Les gens chez nous disent que les esprits ne sont pas en paix ».

[Lire le volet I] [Retour en tête de chapitre] [Lire le volet III]

© Christophe Dugave 2008
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26 mai 2009 2 26 /05 /mai /2009 10:24
Robert Pickton : Le Saigneur de "Piggy Palace" (I)


Risque et discrétion

L'histoire des disparues de Vancouver et de Robert Pickton se croisent et s'entrecroisent, à tel point qu'il est encore bien difficile de démêler l'écheveau. La plupart des femmes qui ont été portées manquantes depuis 1983 (voire même 1978) étaient des toxicomanes ou des alcooliques, souvent les deux, et avaient recours à la prostitution pour se payer leurs doses quotidiennes de drogue. Beaucoup d'entre elles étaient sur le trottoir depuis l'adolescence ou la préadolescence, lorsqu'elles avaient fugué ou avaient suivi un petit ami qui les avait larguées. Elles avaient appris à vivre seules dans un milieu hostile, et fuyaient bien évidemment la police. Certaines avaient changé de nom et ne correspondaient même plus avec leur famille. D'autres ne revoyaient leurs proches que lorsqu'elles effectuaient des séjours en milieu hospitalier, car nombreuses étaient celles qui avaient contracté des maladies infectieuses en plus des pathologies consécutives aux abus d'alcool et de drogue. Faire le trottoir dans l'Eastside était (et reste encore) une activité dangereuse.

Une prostituée, probablement toxicomane, dans le Downtown Eastside de Vancouver… Une activité à haut risque.

Une droguée doit gagner environ 200 à 1000 dollars par jour dont la majeure partie passera en héroïne, en cocaïne ou en crack. L'état général moyen d'une prostituée et le type de client qu'elle fréquente font qu'elle ne peut guère réclamer plus de 20 à 50 dollars la passe, une fellation à partir de 10 dollars. C'est dire ce que doit accomplir journellement une "travailleuse du sexe", et le nombre d'hommes qu'elle est amenée à fréquenter. Certains sont peu recommandables. On ne compte plus les agressions sexuelles, les intimidations, les vols et les rackets, sans compter les vengeances. Car si l'Eastside semble avoir été colonisée par les junkies et les prostituées, les gangs — Hell's Angels et autres motards — et les Triades asiatiques, les ont suivis dans l'ombre. Vivre de son corps à Vancouver Down-Town comportait donc un risque considérable, et la probabilité de rencontrer un tueur en série était, somme toute, relativement faible au regard de tous les dangers qui guettaient les prostituées que l'Angleterre de Jack l'Eventreur appelait à juste titre "les Malheureuses". Jusqu'en 1995, on observa donc un "pourcentage de pertes" qui englobait les morts violentes non déclarées, les morts naturelles sous un autre patronyme, et les disparitions volontaires. Par la suite, ces phénomènes se mêlèrent aux disparitions surnuméraires et furent utilisés par les autorités pour justifier leur peu d'empressement à démarrer l'enquête. Il est vrai néanmoins que les prostituées toxicomanes ont des parcours pour le moins difficiles à retracer, d'autant plus qu'il est aisé de changer de nom en Colombie-Britannique, et cela, sans justifier d'une raison précise ni présenter d'extrait de casier judiciaire. Ainsi, certaines prostituées étaient connues sous différents patronymes, tandis que d'autres avaient changé de province et vivaient une nouvelle existence, parfois depuis plusieurs années, lorsqu'elles apprirent qu'elles étaient portées disparues et recherchées activement.



Des noms et des visages sur des statistiques implacables


Lorsque la police de Vancouver décida de demander l'appui de la gendarmerie royale du Canada au sein d'une Task Force, les disparues étaient au nombre de soixante-neuf dont seulement quatre furent retrouvées vivantes. Le graphique ci-dessous montre pourtant une augmentation significative du nombre de disparitions à partir de 1995 (© Christophe Dugave 2008).

Mettre le malheur et la mort en chiffres et en tableaux est toujours un exercice délicat. Comptabiliser les disparitions de prostituées toxicomanes à Vancouver était particulièrement difficile compte tenu de leur comportement souvent erratique. Toujours est-il que si l'on dresse un bilan annuel des femmes portées manquantes de 1983 à 2001 et qu'on porte les données sur un graphique, on ne peut que constater une augmentation anormale sur la période 97-99 qui s'amorce dès 1995 et reprend en 2001 après une "accalmie" pour le début du nouveau millénaire. Ainsi, de 1983 à 1994 inclus, on observe annuellement une, deux ou trois disparitions inexpliquées dans l'Eastside avec deux années fastes en 87 et 90, puisqu'aucune prostituée ne fut portée manquante sans que la défection ne soit expliquée. Bien entendu, cela ne reflète pas la triste réalité : beaucoup de "travailleuse du sexe" succombent chaque année à la suite d'agressions sexuelles, de violences pour des motifs crapuleux (elles transportent souvent beaucoup d'argent sur elles), ou tout simplement d'overdose ou de maladies. Ainsi, en 1993, on rapporte au moins douze meurtres de femmes pour le sud-ouest de la Colombie Britannique. Ce fut le cas de Tina Leadley assassinée le 24 avril, comme vingt-cinq autres prostituées depuis 1989. Lynn Duggan fut retrouvée dans la zone du Mont Seymour après avoir été portée disparue de son appartement où la police trouva de nombreuses traces de sang. Patricia Pendleton, 29 ans, torturée à Mission à coups de couteau dans la gorge et le torse, vingt-six au total… Et tant d'autres encore. Certains corps, bien sûr, n'étaient pas identifiés. Cependant, tous ces faits sont connus et établis, et les chiffres dont il est ici question ne se rapportent qu'à des disparitions "atypiques". Ainsi, d'autres femmes, disparaissaient sans laisser la moindre trace, ce qui n'est pas très compliqué en Colombie-Britannique. En effet, si la région de Vancouver concentre une population importante sur une faible surface, il existe de nombreux sites sauvages à proximité : forêts, montagnes, fjords presque inaccessibles, où il est aisé de dissimuler des corps. Sans restes humains identifiables, la police est alors impuissante. Il existait donc une certaine régularité dans le mystère, un "bruit de fond" morbide en quelque sorte, représentant entre quinze et vingt femmes sur une période de douze années, disparitions qui, dans certains cas, ne furent déclarées que neuf ans après les faits voire davantage ! Parfois, les disparitions étaient volontaires. Ainsi, Mary Florence Lands, une amérindienne mère de deux garçons et d'une fille dont elle avait perdu la garde en raison de son alcoolisme, avait quitté l'Eastside pour la Saskatchewan où elle vivait depuis seize ans. Portée disparue en 2004, soit treize ans après son dernier contact avec sa famille à Vancouver, elle téléphona à la police en apprenant qu'elle avait été ajoutée sur la liste des femmes manquantes ! Toutes cependant n'eurent pas la même chance.
Le profil commun des disparues de Vancouver comprenait différentes caractéristiques que l'on retrouvait indépendamment ou simultanément :  toxicomanes, alcooliques, améridiennes, prostituées… et il serait pénible de répéter sans fin leurs histoires souvent si identiques. Certaines femmes sortaient pourtant du schéma général. Ainsi Ingrid Soet, 30 ans, disparut en août 1989 alors qu'elle quittait sa famille à Burnaby pour aller rejoindre son petit ami. Ingrid était traitée pour schizophrénie mais menait une existence quasi-normale et n'avait apparemment aucune raison de changer de vie. Ses parents pouvaient alors craindre le pire : c'était une jolie fille, blonde aux yeux bleus, et il était probable qu'elle avait été kidnappée. « J'ai peur qu'elle soit entrée dans une sorte de secte et qu'elle soit retenue contre sa volonté », déclara madame Soet. Ses parents ne se découragèrent pas et, devant l'inefficacité de l'enquête policière, ils eurent recours à un médium qui les orienta vers la Sunshine Coast. Les Soet écumèrent les environs de Sargeant Bay et apposèrent nombre d'affichettes signalant la disparition d'Ingrid. Quelque temps plus tard, une femme appela au domicile des Soet pour leur apprendre qu'elle avait des renseignements à propos d'Ingrid mais elle raccrocha brusquement. Les parents d'Ingrid n'entendirent plus jamais parler d'elle.
Dorothy Anne Spence, au contraire, avait un profil plus classique. Agée de 36 ans au moment de sa disparition, elle se droguait et se prostituait dans le Low-Track. Fille d'une famille aborigène de 9 enfants, c'était une femme charmante lorsqu'elle n'était pas sous l'emprise de la drogue, aimant rire et cuisiner et entretenant des relations étroites avec sa sœur au point d'avoir partagé le même appartement à Vancouver pendant plusieurs années. Lorsque cette dernière partit vivre en Ontario avec son mari, Dorothy emménagea dans la zone de l'East-Broadway. Les deux sœurs gardèrent contact jusqu'à ce que  Dorothy disparaisse mystérieusement en août 95. Lorsqu'elle l'apprit, sa sœur eut le sentiment qu'elle ne reverrait plus jamais Dorothy vivante. L'avenir devait lui donner raison.

Janet Henry eut la chance d'échapper au tueur en série canadien Clifford Olson au début des années 80, mais croisa la route de Robert Pickton. Cette fois-ci, la rencontre lui coûta la vie (© vanishedvoices.com).

La destinée est souvent ironique. Avec Janet Gail Henry, la vie se montra d'un cynisme à peine croyable. Enfant, Janet croisa la route de Clifford Olson qui la drogua et la viola, mais l'épargna pour une raison inconnue. Sa jeunesse fut pour le moins tragique comme l'explique sa sœur Sandra Gagnon. Après la mort du père, pêcheur à Alert Bay, la famille Henry fut littéralement écrasée par le malheur : une sœur, Lavina, violée et tuée à Nanaimo au début des années 70 ; Debbie, une autre sœur, abusée en famille d'accueil et suicidée à l'âge de 21 ans… Sandra Gagnon elle-même fut séquestrée et violée à 16 ans. Stan, le frère jumeau de Debbie, mourut en 1990 après avoir été heurté par une voiture de police à Vancouver. L'aînée de la famille, Dot, souffrait alors de diabète et était hospitalisée. Malgré cette vie cauchemardesque, Janet devint une jeune femme active qui avait intégré une école de coiffure à la sortie du lycée. Elle se maria et eut une fille, Debra. Malheureusement, sa vie bascula à la fin des années 80 lorsqu'elle divorça et que son ex-mari obtint la garde de l'enfant. Commença alors une nouvelle descente au enfer : Janet déménagea pour l'Eastside et se laissa entraîner dans des soirées. Elle commença alors à se prostituer pour payer sa drogue jusqu'à ce que sa disparition soit signalée le 28 juin 1997, deux jours seulement après son dernier contact avec sa famille. Elle avait 37 ans et malgré les appels désespérés de sa fille Debra, nul ne retrouva cette amérindienne petite et menue au visage émacié écrasé par des lunettes trop grandes. Elle ne fut malheureusement pas la seule femme déclarée manquante, cette année-là. En effet, pas moins de treize femmes disparurent sans laisser de traces en 1997. On devait établir par la suite de manière certaine que six d'entre elles avait été démembrées dans la ferme de Robert Pickton. Sherry Irving, Cara Ellis, Andrea Borhaven, Marnie Frey, Helen Hallmark et Cynthia Feliks avaient rencontré leur destin, et celui-ci avait été pour le moins sinistre, tout comme celui de Diana Melnick en 1995 et de Tanya Holyk en 1996.
Heather Kathleen Bottomley et Jacqueline McDonell ont eu des histoires très similaires. Adolescentes insouciantes et curieuses, elle voulaient tout essayer au mépris du danger. Toutes deux eurent un petit ami qui les initia aux drogues dures. Mères célibataires, elles se révélèrent incapables de prendre soin de leur bébé, trop occupées à se procurer leur dose quotidienne en se prostituant. Piégées par les stupéfiants, porteuses de MST, elles devinrent des habituées du Low-Track où elles rencontrèrent Robert William Pickton. Peut-être fut-il leur client à l'occasion d'une dernière fête, sans doute était-il un habitué dont elles ne se méfiaient plus… Heather disparut le 17 avril 2001, et son absence fut signalée le jour même à la police car il était de notoriété publique qu'elle avait des tendances suicidaires. Elle n'avait que 25 ans. Jacqueline était de deux ans sa cadette lorsqu'elle avait cessé d'arpenter les rues de l'Eastside en janvier 98.
Le cas de Cynthia Feliks montre combien il était parfois difficile aux membres de la famille de déceler une disparition malgré des liens multiples et des périodes de relation plus stable. Dès son adolescence, Cynthia fuyait périodiquement le domicile familial, bien qu'elle soit restée très attachée à sa belle-mère qui avait pris soin d'elle après qu'elle ait été arrachées aux griffes d'un père incestueux. La vie de Cynthia était alors faite de visites très ponctuelles et de longues périodes d'absence. Droguée à l'âge de 20 ans, elle se maria et eut une fille, ce qui ne la stabilisa nullement. « Parfois, elle téléphonait », raconte sa mère adoptive, Marilyn Kraft. « Je savais quand c'était elle, son premier mot était "Maman". C'était : "Maman, j'ai besoin de venir à la maison" ou bien "Maman, voudrais-tu venir me voir en prison ?" ». La dernière fois que madame Kraft vit sa belle-fille, c'était pour Noël 96… Les appels continuèrent l'année suivante et cessèrent totalement après décembre 1997. « J'ai su que quelque chose n'allait pas quand les appels ont cessé », déclara la belle-mère de Cynthia. Elle ignorait alors que celle-ci avait péri de mort violente quelque part dans le domaine de Robert Pickton à l'âge de 43 ans.
Sereena Abotsway avait également des liens très fort avec sa mère de substitution depuis qu'elle avait été placée en famille d'accueil à l'âge de 4 ans. Elle trouvait le temps de lui téléphoner chaque jour et, lorsqu'elle cessa de donner des nouvelles et ne vint pas fêter son trentième anniversaire le 20 août 2001, Anna Drayers et son mari Bert se doutèrent que quelque chose de terrible était arrivé. Les conclusions de l'enquête menée à la ferme de Robert Pickton devait leur donner raison, trois ans plus tard. Le hasard voulut que Serrena ait été une amie de Sarah de Vries qui avait disparu en avril 1998, et ait participé à une marche en sa mémoire dans l'Eastside, un an plus tard. Après Sereena, deux autres femmes au moins allait mourir dans la ferme de Dominion Avenue. Mona Wilson fut, semble-t-il, la dernière à disparaître le 23 novembre 2001.
Bien que mariée, la belle Mona était une prostituée notoire. La drogue était bien plus forte que Steve Rix, son mari, qui ne pouvait la dissuader de sortir avec d'autres hommes pour satisfaire ses énormes besoins financiers. Le témoignage de ce dernier a permis de reconstituer l'emploi du temps de sa dernière journée. Ce jour de novembre, deux hommes les accostèrent alors qu'ils sortaient de l'hôtel Astoria sur l'East Hasting Street, brandissant des bières et des billets de cinquante dollars. Mona décida de les suivre malgré les injonctions de Steve. Celui-ci ne devait plus jamais la revoir. « J'ai eu le pressentiment que c'était mauvais, expliquera celui-ci à la police puis aux journalistes. J'ai dit, Mona, n'y vas pas ! J'ai essayé de l'en empêcher mais un des gars a sauté de la voiture et m'a menacé avec un bâton. Elle a embarqué, ils ont donné un coup de klaxon puis ils ont filé… Je ne l'ai jamais revue depuis, et nous nous étions mis d'accord que si elle avait à découcher plus d'une nuit, elle me le disait ou alors elle m'appelait ».
Steve Rix sera malheureusement incapable de décrire les deux hommes pas plus qu'il ne pourra donner un signalement précis du véhicule. Pourtant, la police s'intéresse déjà à Robert William Pickton dont le comportement étrange étonne Bill Hiscox, une de ses ancienes relations. Hiscox a apporté son témoignage dès la fin de 1998, alors même que le nombre de femmes disparues dans l'Eastside atteint la quarantaine et qu'un petit groupe de recherche vient d'être formé. Il faudra pourtant plus de trois ans aux enquêteurs et au moins dix-sept nouvelles victimes pour que la police se décide enfin à intervenir en février 2002. Le compte total des disparues de Vancouver dépassera alors les soixante-neuf, un chiffre d'autant plus effrayant que les familles hurlaient depuis longtemps dans un désert d'indifférence.


Des voix dans le désert

Les familles et les amis des disparues furent longtemps les seuls à prétendre qu'un tueur en série opérait dans les limites du "Grand Vancouver". A vrai dire, le bruit courait déjà sur les trottoirs, mais cela n'incitait pas les prostituées à faire preuve de davantage de prudence : la probabilité de tomber sur un serial killer était mince comparée au risque quotidien que représentaient les clients, les souteneurs, les trafiquants et les autres junkies. Comme devait le préciser le détective Dave Dickson, un vétéran de l'Eastside : « Si elles sont fortement dépendantes de la drogue, elle sont probablement en train de sauter dans la voiture d'un type en se fichant pas mal de ce qu'on peut raconter... Elles ont des histoires tellement horribles, elles ont été abusées sexuellement toute leur vie. Elles n'ont plus peur de rien ».
Les policiers du Vancouver Police Department, le VPD, étaient peu enclins à accepter cette théorie, un "saupoudrage" de criminels multiples étant moins médiatique qu'un unique grand prédateur sexuel qui les aurait mis en échec. Pourtant, force était de constater que le nombre de disparitions avait augmenté brutalement depuis 1995. L'inspecteur Kim Rossmo était l'un des seuls à croire fermement à cette théorie. « Je voulais faire une analyse scientifique et objective en regardant les données disponibles. Il y avait une grappe de disparitions significative dès 1996. Le nombre était très élevé. Pourquoi n'y avait-il pas de corps? Pourquoi ça n'arrivait qu'aux femmes? La meilleure explication - la seule explication - c'était un meurtrier en série ».

L'inspecteur Kim Rossmo de la police de Vancouver prétendit dès 1998 qu'un serial killer opérait dans l'East-Side. Inventeur du profilage géographique, il avait l'expérience des délinquants sexuels et des tueurs en série. Plutôt que d'écouter ses arguments, sa hiérarchie préféra le rétrograder, mesure qui l'incita à démissionner (© Texas State University).

Rossmo était parfaitement conscient du jeu pervers que jouait sa hiérarchie, et il ne cachait pas son désaccord. Créateur du "profilage géographique", une technique permettant de relier des crimes isolés en fonction des lieux, des dates et des "signatures criminelles", il avait initié la mise au point d'un logiciel particulièrement efficace permettant de localiser la zone d'habitation d'un agresseur multirécidiviste. Il avait donc une expérience certaine des délinquants sexuels et pouvait se désolidariser de la version officielle dès le mois de septembre 1998. La direction du VPD campait sur ses positions, arguant qu'il était difficile de conclure quoi que ce soit à propos d'une population aussi incontrôlable que celle des junkies et des prostituées. De plus, les techniques de profilage géographique mises au point par Rossmo ne fonctionnaient pas en l'absence de corps ou de preuves tangibles, et le ViCLAS, un système complémentaire d'analyse des indices, très gourmand en informations, était lui aussi inopérant. Obtenir des renseignements auprès des prostituées était pour le moins difficile puisque celles-ci n'étaient pas prêtes à collaborer avec un inspecteur qui pourrait les envoyer en prison le jour suivant. Ainsi, les enquêteurs identifièrent un homme qui avait agressé cinq femmes dans la rue en moins de deux mois, mais aucune des victimes n'accepta de témoigner. Les autorités jouaient donc un jeu ambigu qui cachait mal leur embarras. Comme l'annonça l'inspecteur Gary Greer devant la presse : « Nous ne disons en aucun cas qu'il y a un tueur en série dans le coin. Nous ne disons en aucun cas que ces personnes disparues sont mortes. Nous ne disons rien de tout ça ». Mais Rossmo s'en tenait à sa théorie, car son expérience lui rappelait un cas similaire.
Au début de la décennie, Kim Rossmo avait participé à la traque de John Martin Crawford, l'assassin d'au moins quatre amérindiennes. L'affaire des disparues de Vancouver dégageait les mêmes relents sulfureux. Comme il devait le déclarer après avoir quitté le VPD : « La réalité politique, c'est que si ces femmes avaient été des Blanches de l'Ouest de Vancouver, la réaction aurait été fort différente. Et je mets quiconque au défi de me dire le contraire… sans mentir! ».
Plusieurs autres enquêteurs avaient également été interpellés par les plaintes répétées des familles de disparues. Ainsi, le détective Dave Dickson avait été le premier à recenser les femmes ayant disparu de l'Eastside sans laisser de trace depuis 1971, et il avait constaté lui aussi une très nette augmentation du phénomène. Un comité fut mis sur pied à la demande de Rossmo qui proposa même de rédiger un communiqué mettant en garde la population. C'était sans compter sur les guerre intestines qui faisaient rage dans la police de Vancouver : le comité fut dissous après sa première réunion et le communiqué, jamais diffusé. Quelques temps plus tard, le 28 avril 1999, Maggie de Vries, la sœur de Sarah, demanda aux autorité la création d'une commission identique, mais sa demande fut rejetée. La police décida cependant d'offrir 100 000 dollars à quiconque permettrait de résoudre l'énigme… C'était bien le moins que la mairie pouvait faire puisqu'une somme identique venait d'être offerte pour résoudre une série de cambriolage dans un quartier riche. En juillet de la même année, la police se décida enfin à lancer des avis de recherches alors que le nombre apparent de disparues dépassait la trentaine. Malgré cette annonce, le VPD se refusait toujours à envisager l'hypothèse d'un tueur en série.

Avis de recherches des disparues de Vancouver émis à la fin de l'année 2002 alors que Robert Pickton était déjà inculpé du meurtre de 15 femmes (fond bleu) (© GRC).

A partir de l'automne 1999, la pression médiatique se renforça. Le 31 juillet, l'affaire avait été le sujet de la célèbre émission "America Most Wanted" et on pouvait avoir l'impression que les disparues de Vancouver intéressaient plus les chaînes de télévision américaines que les autorités canadiennes. Les dirigeants du VPD décidèrent enfin d'enquêter sur les disparitions. Il fallut attendre 2001 pour que la police de Vancouver et la Gendarmerie Royale unissent leurs potentiels au sein d'une Task Force comprenant plusieurs dizaines d'enquêteurs. Jusque-là, les efforts réels avaient été relativement limités, même si le VPD avait couplé deux de ses enquêteurs avec deux détectives de la GRC pour enquêter sur les femmes disparues. En août 1999, les policiers avaient fait une première touche en recueillant le témoignage d'une femme qui prétendait avoir échappé à un homme après que celui-ci lui ait sauté dessus dans la cage d'escalier d'un hôtel de l'Eastside et l'ait entraînée dans son véhicule. Cependant, l'absence de détails ne permit pas d'aller très loin. De plus les autorités privilégiaient les suicides et les disparitions volontaires fréquents chez les prostituées du Low-Track.
Curieusement, nul ne semblait s'interroger sur les raisons qui avaient poussées certaines victimes à s'enfuir en laissant derrière elles, enfants, effets personnels et argent. Ainsi, Stephanie Lane disparut en mars 1997 en abandonnant toutes ses affaires, en particulier un chèque de l'Aide Sociale non-encaissé. Ce fut également le cas pour Kerry Koski qui laissa sur son compte en banque une somme dont elle aurait eu besoin pour satisfaire sa toxicomanie. Bien sûr, il était difficile d'attendre un comportement cartésien de la part d'Angela Jardine qui avait l'âge mental d'un enfant de 10 ans et s'évapora en novembre 98 à l'âge de 28 ans… Heather Bottomley, quant à elle, avait des tendances suicidaires : n'avait-elle pas tout simplement commis l'irréparable ? Ce n'était sans doute pas la seule dans ce cas. Sans compter que depuis 1985, plus de soixante prostituées avaient été tuées par des clients, des drogués ou des dealers et des souteneurs. Mais si les femmes disparues s'étaient suicidées ou avaient été assassinées, pourquoi ne retrouvait-on jamais les corps ? Comme le soulignait Rossmo dès 1999 : « Le fait qu'elle ne laissent aucune trace est déconcertant. Je crois qu'il s'agit d'un meurtrier en série ». Il est vrai qu'au cours des recherches, certaines femmes furent retrouvées ; certaines vivantes, beaucoup d'autres mortes.


Les mortes et les survivantes

Quelques surprises, heureuses ou non, vinrent semer le doute dans l'esprit de ceux qui croyait à l'hypothèse d'un serial killer, et redonnèrent un peu d'espoir aux familles des disparues de Vancouver. Ainsi, Patricia Perkins, l'une des premières femmes dont on avait tardivement constaté la disparition (18 ans après son dernier contact avec ses proches), fut retirée de la liste après qu'elle ait contacté la police en 1999. Agée de 22 ans en 1978, Patricia avait abandonné son fils âgé de 1 ans et avait fuit sa condition en déménageant dans les provinces de l'Est. Lorsqu'elle s'était aperçue qu'elle était portée manquante sur une liste établie en 96, elle avait refait surface, libérée de l'emprise de la drogue et vivant dans de bonnes conditions en Ontario. La même année, Rose Ann Jensen fut découverte lorsque les enquêteurs effectuèrent une recherche  nominale dans différentes bases de données des services de Santé. Il s'avéra qu'elle avait fuit l'Eastside pour "raisons personnelles". Anne Wolsey et Tammy Fairbairn furent retrouvée plus tardivement, l'une en mars 2002 et l'autre en mai 2005. Ann, déclarée disparue par sa mère à Vancouver le 1er janvier 1997, avait tout bonnement rejoint son père qui n'entretenait plus aucune relation avec son épouse depuis leur divorce. En fait, seule l'arrestation d'un suspect avait suffisamment relancé l'affaire des disparues de Vancouver pour qu'Anne prenne enfin conscience qu'elle était activement recherchée. Tammy, pour sa part, ne s'était tout simplement pas rendue compte qu'elle avait été ajoutée sur l'avis de recherches. Toutes celles qui furent retrouvées n'eurent cependant pas la même chance.
Les proches de Linda Coombes signalèrent sa disparition à deux reprises en 1994 et 1999, espérant qu'on la retrouverait peut-être ou qu'elle referait surface. Ils ignoraient alors que Linda était décédée d'une overdose d'héroïne le 15 février 1994 et que son corps avait été amené à la morgue de Vancouver et classé "Jane Doe" (Madame X). Sa propre mère ne la reconnut pas tant la drogue, les maladies et la malnutrition avaient ravagé son visage, et seuls les analyses ADN permirent d'établir son identité en 1999. Karen Anne Smith n'eut pas plus de chance : elle fut signalée à la police le 27 avril 1999 alors qu'elle avait succombé aux suites d'une hépatite C. L'ambiguïté fut levée une fois encore par une analyse ADN.

Linda Grant, ici sur la photo tenue par sa fille Dawn, était une victime potentielle de Pickton. Vivant en fait aux USA, elle retrouva finalement sa famille après 23 années de séparation (© Vancouver Sun).

L'histoire de Linda Louise Grant fut pour le moins singulière. Linda avait été portée disparue en 1984 et, compte tenu du temps passé, plus personne n'espérait la revoir un jour. Elle refit pourtant surface en juin 2006 en apprenant (en surfant sur le Web) qu'elle était toujours sur la liste. Elle vivait dans le sud des Etats-Unis depuis 1983 et recevait de ce fait fort peu de nouvelles du Canada. Elle expliqua notamment qu'elle ne s'était jamais inquiétée de faire partie de la liste des femmes recherchées par la Task Force puisqu'elle ne correspondait pas au profil des disparues : elle n'avait jamais consommé de drogues dures et ne s'était jamais prostituée. Linda contacta tout d'abord les enquêteurs de la GRC qui se montrèrent réservés, mais lui donnèrent tout de même l'adresse e-mail de sa fille Dawn âgée de 28 ans. Elle lui fit parvenir un message électronique. Désemparée, Dawn finit par répondre, et une visioconférence fut organisée à laquelle participaient Briana, 27 ans, la seconde fille de Linda, et plusieurs autres membres de sa famille. Linda n'eut aucun mal à convaincre ses filles de son identité. « Elle savait les noms de chacun dans notre famille, nos anniversaires, l'histoire de la piscine de jeu et de la balle qui avait traversé la fenêtre », expliqua Dawn Grant. La famille de Linda Grant put enfin apprendre ce qu’avait été son long chemin de croix. En 1983, elle était enceinte d'une troisième fille qu'elle laissa pour adoption lorsqu'elle passa la frontière après avoir perdu la garde de ses enfants. Elle décida alors de refaire sa vie, se maria et eut trois autres filles. Sans sa curiosité pour le cas Pickton, elle n'aurait sans doute jamais repris contact avec sa famille qui la croyait morte après 23 ans  de silence.
Lorsque la police décida réellement de s'intéresser au dossier des disparues de Vancouver, on restait sans nouvelles d'une cinquantaine de femmes et l'on ne pouvait guère espérer qu'elles referaient toutes surface. Si le nombre élevé de victimes rendait peu probable la thèse d'un tueur unique, il était tout à fait envisageable que plusieurs assassins aient opéré simultanément ou consécutivement sur une période de 20 ans. Comme l'expliquait le Deputy Police Chief Gary Greer : « Avec une prostituée qui arpente une rue donnée, qui embarque avec un client, puis avec un autre, qui fait tout pour ne pas être vue — Pour un prédateur, c'est parfait ».
Les enquêteurs décidèrent de ne privilégier aucune piste et s'intéressèrent à de nombreux suspects, depuis les simples acteurs de la prostitution comptabilisés dans une base de donnée, la Deter and Indentify Sextrade Consumers (DISC), jusqu'aux tueurs en série récemment arrêtés aux Etats-Unis, en passant par les délinquants sexuels notoires. Mais bien que la Task Force aient compté des éléments de valeurs dans leurs rangs, elle allait devoir se passer de l'expérience de Kim Rossmo qui avait payé le prix de la vérité. En désaccord total avec sa hiérarchie, il avait eu le tort de le faire savoir haut et fort. A la suite d'une rétrogradation punitive, il donna sa démission du VPD.


Plongée dans les ténèbres

Comme l'expliquèrent plus tard les policiers, leur principal problème n'était pas de chercher un suspect mais de faire le tri parmi les trop nombreux tueurs potentiels. Les assassins possibles se comptaient par centaines. Les marins en particuliers étaient sur la sellette.
Vancouver est, devant Montréal, le plus grand port du Canada, largement ouvert sur l'Orient d'où débarquent des quantités toujours grandissantes de marchandises. La population des marins en escale est à la mesure de ce trafic, énorme, avec des besoins spécifiques à satisfaire. Ainsi les clients des prostituées sont très souvent des membres d'équipages des grands cargos et des porte-containers qui finissent par avoir leurs habitudes et leurs propres réseaux. On pouvait donc, à juste titre, se demander si certains d'entre eux n'étaient pas allés plus loin que la simple passe… Tout était possible depuis le trafic de femmes jusqu'aux orgies sado-masochistes en pleine mer. Il eut été facile, dans ce cas, de se débarrasser des corps loin de toute côte, et compte tenu des courants, il était peu probable qu'on retrouve jamais les corps. Mais le danger à terre était aussi bien réel, et certains individus intéressaient plus particulièrement la police.
Ainsi, Michael Leopold, 36 ans, avait été arrêté en 1996 après avoir agressé une prostituée qu'il avait tenté d'étouffer en lui faisant avaler une balle en caoutchouc. Fort heureusement, un passant avait entendu la victime hurler et était intervenu, mettant Leopold en fuite. Celui-ci s'était rendu à la police 3 jours plus tard. Les enquêteurs de la Task Force vinrent l'interroger quelques années plus tard, car les fantasmes qu'il avait confiés au psychiatre de service étaient pour le moins édifiants : il rêvait en effet d'enlever, de violer et d'assassiner des prostituées. Il assura cependant que l'agression dont il s'était rendu coupable était bel et bien son coup d'essai. Si les enquêteurs crurent à sa bonne foi, la justice s'était déjà chargée de lui rappeler la gravité de ses actes en le condamnant à 14 ans de prison en août 2000. Une dizaine de femmes devaient encore disparaître après cette date…
Barry Thomas Neidermier, natif d'Alberta, justifiait déjà à 43 ans d'un palmarès pour le moins significatif : contrebande, proxénétisme d'une adolescente de 14 ans, agression contre des vagabonds du Low-Track, rapt, agression sexuelle, séquestration, vol, administration de substances nocives… De plus, on le spouçonnait d'être l'assassin de cinq femmes à Calgary, crimes qu'il aurait commis entre juillet 91 et avril 93. Cependant, aucune des victimes de Neidermier n'était issue de la liste des disparues de Vancouver bien que quatre d'entre elles soient des prostituées. La constable Anne Drennan déclara devant les journalistes : « Il est impossible de dire à ce point de l'enquête si Neidermier peut être relié à ces affaires. C'est certainement un suspect intéressant et il continuera d'être un suspect intéressant ».
Ronald Richard McCauley était lui aussi digne d'intérêt.  Condamné en 1982 à 17 ans de prison pour un double viol, il avait été libéré le 14 septembre 1994 avant d'être de nouveau arrêté un an plus tard pour une nouvelle agression. On le suspectait d'avoir tué quatre prostituées — trois d'entre elles ayant été découvertes entre Agassiz et Mission où résidait McCauley, tandis que la quatrième avait été retrouvée dans la zone du Mont Seymour, au nord de Vancouver. Les enquêteurs estimaient qu'il pouvait aussi être responsable des disparitions de Catherine Gonzales, Catherine Knight et Dorothy Spence survenues en 1995, mais, dans un cas comme dans l'autre, aucune preuve tangible ne venait confirmer les soupçons.
A la suite de l'agression manquée d'une femme en août 2001, la police se mit à rechercher  un violeur non identifié qui avait déclaré à sa victime "être impliqué dans l'agression sexuelle et le meurtre de plusieurs femmes de l'Eastside". L'agresseur avait disparu après que sa victime ait réussi à s'échapper de son véhicule et, malgré la description qu'elle en fit, toutes les recherches demeurèrent vaines. La piste était en effet intéressante si on compare les dates puisqu'Andrea Joesburry et Sereena Abotsway venaient de disparaître, la première en juin et la seconde le mois suivant. Après une accalmie, les deux dernière victimes connues allaient se volatiliser en octobre et novembre, soit deux mois après la tentative manquée d'agression, détail qui allait fortement frustrer les enquêteurs, incapables de mettre un nom sur l'individu décrit par la victime. S'ajoutaient une liste impressionnante d'attaques diverses de prostituées, de la simple insulte au coup de poignard…
D'autres individus à l'âme encore plus noire pouvaient être soupçonnés. L'état américain voisin de Washington avait abrité quelques tueurs en série fameux tels que Rogers, Jesperson, Yates, Armstrong ou plus récemment Ridgway.
Dayton Leroy Rogers, le "Molalla Forest Killer", arrêté en 1987 pour le meurtre de huit prostituées dans la région de Portland en Oregon, aurait pu prendre à son compte plusieurs disparition constatées à Vancouver avant cette date. De même, le Canadien Keith "Hunter" Jesperson, ancien candidat à l'admission dans la GRC, écuma les routes américaines en laissant derrière lui une quantité impressionnante de cadavres, peut-être cent soixante prostituées au total. Pourtant, son modus operandi pour le moins singulier — il envoyait à la police des lettres signées d'un sourire stylisé qui lui avait valu le surnom de "tueur au sourire" — permit de le retirer de la liste des suspects, d'autant plus qu'il était en prison pour un meurtre dans l'état de Washington depuis mars 95.
D'autres serial killers furent tour à tour suspectés puis innocentés des disparitions de l'Eastside. Ainsi, George Russell s'arrangeait pour exposer les corps de ses victimes, toutes assassinées dans l'état de Washington. Robert Yates, responsable de treize voire quinze meurtres de prostituées dans la même zone, n'opéra probablement jamais en dehors de la région de Spokane. Il fut également impossible de prouver que John Eric Armstrong ait séjourné à Vancouver, alors même qu'il avait tué une trentaine de femmes de par le monde.
En décembre 2001, les enquêteurs s'intéressèrent de près à Gary Leon Ridgway qui avait été arrêté un mois plus tôt. Cet homme marié de 52 ans, qui avait passé 32 ans dans la même entreprise, était fortement suspecté d'être le Green River Killer responsable de la mort d'au moins quarante-huit femmes et sans doute d'une centaine (hypothèse confirmée depuis). Des voisins des Ridgway prétendaient que Gary et sa femme Judith voyageaient souvent en Colombie-Britannique et qu'ils avaient séjourné aux alentours de Vancouver. Des prostituées de l'Eastside affirmaient aussi avoir aperçu le Green River Killer, mais les témoignages étaient sujets à caution puisque ces femmes côtoyaient beaucoup de clients qu'elles s'empressaient d'oublier. De plus, les meurtres de la Green River avaient cessé en 1998 alors même que, depuis une an, Vancouver connaissait une multiplication des cas de disparition.
Ainsi, malgré les énormes moyens déployés par la Task Force en 2001 – quelque cent vingt détectives et un budget conséquent – l'enquête piétinait et la liste ne cessait de s'allonger, atteignant les quarante-cinq victimes potentielles. Un coup de chance allait leur offrir sur un plateau un suspect d'un tout autre genre, un certain Robert William Pickton, connu des services de police pour des affaires mineures ou plus sérieuses, mais classées. Cet homme-là, pourtant, leur avait été désigné en 1998 comme assassin possible sur la simple foi d'un témoignage, mais la piste avait été oubliée parce qu'à l'époque, on ne croyait pas encore vraiment à l'hypothèse d'un tueur en série.

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© Christophe Dugave 2008
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25 mai 2009 1 25 /05 /mai /2009 06:00

Robert Pickton : Le Saigneur de "Piggy Palace"

 

 

Sarah de Vries, figure emblèmatique et porte-parole posthume des "Vancouver Missing Women". Elle disparut en avril 1998 et figure à présent, dans la longue liste des victimes de Robert William Pickton.

Née le 12 mai 1969 d'une mère métisse et d'un père Mexicain, Sarah fut proposée à l'adoption à l'âge de dix mois. Un couple de Vancouver, les de Vries, déjà parents de quatre enfants, décidèrent de lui offrir une nouvelle famille. Elle fut bien accueillie par ses frères et sœurs et eut une enfance heureuse qui ne connut qu'une véritable rupture à neuf ans, lorsque ses parents adoptifs divorcèrent. Elle alla vivre avec sa mère et le plus jeune de ses frères, tandis que les deux plus grands enfants restaient avec leur père.
  La séparation provoqua indéniablement une cassure dans la personnalité de Sarah, mais nul n'en eut réellement conscience. C'était une petite fille vive et gentille, toujours enjouée et désireuse de faire plaisir. Elle adorait écrire des poèmes et des histoires, et tenait un journal intime dont la lecture montre, cependant, une souffrance cachée. Ainsi, à l'adolescence, Sarah de Vries se sentait exclue à la fois des cultures noire et blanche, conscience sans doute exacerbée par le fait qu'elle vivait dans un milieu aisé où les métis étaient rares et pas toujours bien acceptés, alors que les noirs plus pauvres ne la reconnaissaient pas comme une des leurs. Ainsi, elle fut victime du racisme ordinaire et eut maintes fois l'occasion de se sentir humiliée. Elle pleura pendant des heures lorsqu'un jour le professeur demanda à chaque élève de dessiner son arbre généalogique. Plus tard, le malaise ne fit que s'accentuer, comme en témoigne son journal : "je n'ai pas de peuple, je n'ai pas de nation, je suis toute seule".

A partir de l'âge de 14 ans, Sarah de Vries se mit à fuguer régulièrement et jusqu'à sa majorité, elle ne revint chez elle que pour de courtes périodes, préférant souvent les communautés et les centres de détention pour jeunes. Alors qu'elle traînait dans le centre-ville de Vancouver, elle commença de vendre son corps pour subvenir à ses besoins. Trouver des clients ne lui posait aucun problème car elle était très attirante. En 1983, l'Eastside ne ressemblait pas encore au no man's land que l'on connaît aujourd'hui, mais des marginaux de toutes sortes erraient déjà le long du port : prostituées, droguées, adolescents en rupture de ban… Elle s'y fit des amis, et sa personnalité attachante lui valut la réputation d'une fille agréable et généreuse, cherchant les jeunes filles et les encourageant à retourner chez elles, aidant les sans-abri et les nécessiteux. Elle s'identifia à ce milieu sans racines et sans avenir qui connut un essor lorsque la grande exposition de 1986 draina dans le sillage des touristes une faune peu recommandable. Dépendante de l'héroïne et plus tard de la cocaïne et du crack, elle se trouva piégée dans le cercle vicieux de la drogue et de la prostitution. En décembre 1990, Sarah eut une petite fille qui naquit dépendante à l'héroïne. En 1991, elle passa six mois en prison, mais ne réussit pas à se guérir de son vice. Cinq ans plus tard, elle donna naissance à un fils qui présentait une double addiction à l'héroïne et à la cocaïne. A cette occasion, Sarah découvrit qu'elle était séropositive et contaminée par le virus de l'hépatite C.

Comme toutes ses amies du Low Track, Sarah avait entendu parler de violences faites aux prostituées, des sévices, des meurtres et surtout de ces inexplicables disparitions, plusieurs dizaines de "travailleuses du sexe" du centre-ville dont on était sans nouvelles depuis des années. Elle s'en inquiétait dans son journal : Suis-je la prochaine ? Me guette-t-il en ce moment ? Me traque-t-il comme un prédateur le ferait avec sa proie ? Attendant, attendant l'occasion parfaite, le bon moment ou bien une stupide erreur de ma part. Comment choisit-on une victime ? Bonne question, n'est-ce pas ? Si je le savais, je ne me ferais jamais zigouiller.

Sarah de Vries n'était pourtant pas la proie rêvée : elle n'était pas à la rue et gagnait suffisamment bien sa vie pour acheter de la drogue, de la nourriture, et louer une chambre verrouillée dans une petite maison de l'Eastside. Elle gardait le contact avec sa famille, en particulier sa sœur qui l'emmenait à tous ses rendez-vous médicaux. Elle rendit souvent visite à son fils avant qu'il aille vivre en Ontario avec sa grand-mère, et sa fille venait la voir tous les étés. Se liant facilement, Sarah s'était fait bon nombre d'amis, souvent des prostituées telles que Sylvia qu'elle fréquentait assidûment, et aussi des hommes, en particulier Wayne Leng, un avocat qui prendra plus tard fait et cause pour l'ensemble des femmes disparues. En 1997, Sarah quitta son domicile pour chercher un appartement où elle pourrait vivre avec son petit ami d'alors. Les choses tournèrent court et, de nouveau célibataire, elle dériva d'hôtel en hôtel, comme lorsqu'elle fuguait du domicile parental. Elle devait faire face à un quotidien de plus en plus sombre : il lui fallait plusieurs doses par jour et comme elle l'écrivait elle-même : "Pas d'argent. Pas de drogue. Pas de drogue, tu es malade. Si tu es malade, n'espère pas faire une passe".

Le 14 avril 1998 à 4h30 du matin, Sarah s'immobilisa au coin des rues Princess et Hastings en compagnie de son amie Sylvia. Celle-ci s'embarqua peu après dans une voiture et fit le tour du pâté de maison, itinéraire qui fut parcouru en moins d'une minute. Lorsqu'en repassant, Sylvia chercha Sarah de Vries du regard, elle avait disparu. Nul ne devait plus la revoir vivante.

Cette disparition était pourtant bien improbable puisque Sarah avait été  interviewée par une équipe de Radio-Canada à l'occasion d'un reportage sur les prostituées de L'Eastside. Elle ne cachait ni sa dépendance à l'héroïne, ni la misère de sa condition. Elle avait même été filmée sur Hastings quelques jours avant la tragédie, titubant sous l'effet de la drogue. Ces reportages faisaient d'elle une sorte de porte-parole, une figure emblématique, et nul ne s'attendait à ce qu'elle disparaisse dans des conditions aussi sordides.

Une semaine plus tard, Wayne Leng alerta Maggie, la sœur de Sarah. Celle-ci imagina immédiatement le pire : « Je savais qu'il était arrivé quelque chose. Je n'imaginais pas qu'elle était morte, mais je savais que c'était sérieux parce que ça n'arrivait jamais ».

Prévenant le 911, Maggie fut confrontée à l'inertie de la machine policière qui rechignait à s'intéresser à la disparition supposée d'une prostituée, chose somme toute courante et fort peu inquiétante. Wayne Leng s'était heurté lui aussi à une fin de non-recevoir puisqu'il n'était pas un membre de la famille.

C'est en discutant avec les proches de Sarah et en parcourant les rues de Vancouver pour y poser des affiches que Maggie découvrit que plusieurs dizaines de femmes de l'Eastside étaient portées manquantes et que les autorités ne s'en étaient guère souciées. Bien sûr, la thèse du tueur en série était sur toutes les lèvres, sauf sur celles des enquêteurs de la police de Vancouver. En revanche, l'inspecteur Kim Rossmo, un spécialiste des meurtres en série, était d'un avis très différent, mais il devait faire face à l'hostilité de sa hiérarchie. Il réussit cependant à obtenir la création d'un comité de réflexion qui fut démantelé après sa première réunion en septembre 1998. En 1999, Maggie de Vries fit une demande similaire qui fut rejetée. Les disparitions continuèrent donc jusqu'à atteindre une soixantaine, sans que la police ait réellement démarré une enquête.

Trois années s'écoulèrent avant que la Task Force hâtivement créée ne parvienne, sur dénonciation, à suspecter un éleveur de porcs de Port Coquitlam : Robert William Pickton, déjà connu des services de polices pour tapage nocturne, nuisances diverses et violence sur prostituées, mais jamais inquiété. Une inspection détaillée de sa ferme devait permettre d'établir une hallucinante liste de victimes qui y avaient au moins séjourné, parmi lesquelles figurait Sarah de Vries. Atterré, le Canada découvrit, au cours de l'année 2002, que Robert Pickton était fort probablement le plus grand tueur en série de son histoire. Mortifiées par tant de négligence et d'aveuglement, les autorités imposèrent un black-out sans précédent sur la couverture médiatique de l'enquête. Les Canadiens contournèrent l'interdiction imposée aux médias par la justice canadienne en s'abreuvant des informations distillées par la presse américaine, souvent partielles et parfois contradictoires. Lorsqu'en janvier 2007 s'ouvrit son procès, Robert Willie Pickton devait déjà faire face à vingt-six accusations de meurtre et était suspecté d'en avoir commis au moins quarante-neuf. Un chiffre hallucinant pour ce client régulier des prostituées du Low-Track dont ses amis disait qu'il était d'une grande générosité. Comme le fera très justement remarquer la journaliste Anne Melchior : Oui, définitivement, Robert Pickton a le cœur sur la main. Mais le cœur de qui au fait ? [Lire le volet I] [Lire le volet II] [Lire le volet III]

[Carte]

Bibliographie :

• Trevor Greene, Bad Date : The Lost Girls of Vancouver's Low Track, E C W Pr, 2001
• Mike Lewis, The Pig Farm Murders, Berkley Publishing Group, 2005
• Stevie Cameron, The Pickton File, Knopf Canada, 2007
• Articles de journaux (Associated Press, Vancouver Sun, The Province, Toronto Star)
•  Reportages (Radio-Canada et CBC News)

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© Christophe Dugave 2008
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23 mai 2009 6 23 /05 /mai /2009 06:00

John Martin Crawford : procès de la coupable indifférence

 

 

« L'accusé ne devrait jamais être libéré. De par la loi, je ne peux allonger sa période d'inéligibilité à une libération anticipée au-delà de 25 années, mais je recommande cette durée sans hésiter. Si je le pouvais, j'augmenterais ce délai ».


John Martin Crawford lors de son arrestation en 1992 pour le viol de Janet Sylvestre (© Gendarmerie Royale du Canada)

C'est ainsi que, le 29 mai 1996 à Saskatoon (Saskatchewan), le juge David Wright conclut le jugement qui condamne John Martin Crawford à la prison à vie pour les meurtres de Shelley Napope, Calinda Waterhen et Eva Taysup, trois amérindiennes qui ont eu la malchance de croiser  sa route quatre ans auparavant. Rasé de frais, les cheveux bien coiffés et vêtu d'habits neufs, Crawford ne ressemble plus guère à cet individu inquiétant empestant l'alcool et la sueur, abruti par les excès de drogues et de solvants. Pourtant, il arbore toujours la même mollesse trompeuse, et ne réagit pas à l'énoncé de la sentence qui l'envoie derrière les barreaux pour au moins 25 ans, toute sa vie sans doute si on se réfère aux recommandations que le Juge Wright fera parvenir à la commission de libération anticipée. Assise à quelques mètres de son fils, Victoria Crawford s'est raidie, mais elle n'a pas rendu les armes. Ils feront appel. Depuis toujours, elle a été sa meilleure alliée. Elle ferait n'importe quoi pour lui, même si elle ne comprend pas "pourquoi il raconte toutes ces choses", là où tout autre mère ne comprendrait pas "pourquoi il les a faites". Sans doute refuse-t-elle de se souvenir…

John Martin Crawford n'est pas un inconnu des tribunaux. Déjà en 1981 (il n'avait alors que 19 ans), il avait été condamné à 10 ans de détention pour le meurtre de Mary Jane Sirloin, une autochtone habitant à Lethbridge, une petite ville sans histoire et à la criminalité presque anecdotique. En mai 1992, il a été arrêté pour le viol d'une femme Cree de 35 ans, Janet Sylvestre, puis remis en liberté sous caution. Quelques mois plus tard, il a été interpellé pour voies de faits sur un homme qui avait refusé de lui donner une cigarette. Violence ordinaire d'un drogué alcoolique ? Au cours de sa détention, les gardiens seront frappés par son appétit sexuel autant que par sa voracité. Nul ne sait alors que trois femmes viennent de mourir sous ses coups. Trois femmes, et sans doute d'autres encore telles que Shirley Lonethunder, une mère de deux enfants disparue en décembre 91, ou Janet Sylvestre retrouvée étouffée en bordure de bois quelques semaines après avoir porté plainte contre lui pour viol. Quant à celles qu'il a agressées sexuellement, on ne les compte plus, à commencer par Louise Le May, 23 ans, et Mélanie Fiddler, 22 ans, qui tenteront de témoigner contre leur agresseur. En revanche, nombreuses sont celles qui refusent de porter plainte comme Theresa Kematch, violée et violentée sous le nez de la police alors même que les agents de la Gendarmerie Royale surveillaient John Martin Crawford, une situation qui n'est pas sans rappeler la sombre affaire Olson.

De tout cet incroyable scénario, la presse ne se fera guère l'écho. Quelques colonnes au cours du procès, un vague article lors de la procédure d'appel, guère plus en fait que le meurtre de Mary Jane Sirloin n'avait attiré l'attention 15 ans auparavant, ne décrochant guère plus que trois colonnes dans la seconde section du Lethbridge Herald, aux côtés d'un article relatant les activités d'un club de bienfaisance ! L'intérêt des médias n'aura sans doute jamais été aussi grand qu'au moment de la découverte des cadavres de Shelley Napope, Calinda Waterhen et Eva Taysup, avant qu'elle soient identifiées comme amérindiennes et reléguées au rang de victimes de seconde zone. Comme l'indique Warren Goulding dans "Just Another Indian. A Serial Killer and Canada's Indifference", le seul ouvrage consacré à l'affaire, où il cite les paroles de la sœur de Mary Jane Sirloin : « Il semble que chaque fois qu'une autochtone est assassinée, ce n'est pas un cas important. C'est juste une autre Indienne morte ».


Aveuglement et complicité


La naissance de John Martin Crawford le 29 mars 1962 à Steinbach, Manitoba, fut un évènement difficile et périlleux, tant pour la mère que pour l'enfant qui s'en tirèrent cependant sans trop de dommages. Mère célibataire, Victoria épousa Al Crawford en 1964 et donna naissance à un second garçon puis à une fille. Le couple, qui divorça au milieu des années 80, connaissait de nombreuses difficultés : père alcoolique et parieur impénitent, mère possédée par le démon du jeu qu'elle parviendra à terrasser… John Crawford était un enfant difficile, fuguant dès l'âge de 3 ans, se bagarrant dès qu'il pouvait, mais craignant le noir et faisant fréquemment des cauchemars. Brûlé accidentellement sur le thorax, le cou et le bras, il fut surprotégé par cette mère autoritaire qui lui témoignera plus tard "une loyauté surprenante et excessive". De l'avis même du Docteur Robin Menzies, psychiatre à Saskatoon, il s'agit d'une "interaction anormale entre enfant et parent".
Dès le début de l'adolescence, John Crawford fit l'expérience de la drogue : il sniffait régulièrement de la colle jusqu'à éprouver des troubles du comportement caractérisés par des accès de violence, puis essaya la marijuana, le LSD et les champignons hallucinogènes. Il ajouta plus tard à sa panoplie le Valium, la Ritaline et le Talwin (un analgésique narcotique). Après une première expérience sexuelle à 13 ans avec une fille de deux ans plus jeune dont il loua les services avec deux copains pour la somme de 5 dollars, il se mit à fréquenter régulièrement les peep shows et le milieu de la prostitution. A 16 ans, il commença à resentir des hallucinations auditives de type schizophréniques l'incitant au meurtre, ainsi que des hallucinations visuelles, détails qu'il dissimulera lors de son procès. Pourtant, lors de son premier séjour en prison en 1981, les psychiatres le diagnostiquèrent comme schizophrène et atteint  d'une psychose. Dès sa plus petite enfance, les signes étaient pourtant évidents et inquiétants. John Martin Crawford se comporta très tôt en parfait asocial : il se liait peu, s'exprimait volontiers par la violence et présentait une tendance à l'automutilation. Son intelligence était manifestement limitée et, sans être le parfait idiot que certains décrivaient alors, il éprouvait des difficultés à lire et à écrire couramment. Cependant, sa mère prétendra qu'il était un bon fils, gentil et respectueux, souvent en retrait et jamais violent. Sans doute était-il tout cela avec elle, soumis devant la seule autorité qu'il reconnaissait, un comportement qui lui vaudrait plus tard une fidélité aveugle de la part de sa génitrice. Pour la défense de son fils, Victoria Crawford dépensera en effet sans compter — au moins 80.000 dollars — pour le faire représenter par les meilleurs avocats. Elle n'hésitera pas à déménager de Lethbridge à Saskatoon et à parcourir 145 kilomètres chaque semaine pour aller lui rendre visite en prison. Jamais elle ne croira les nombreuses preuves accusant son rejeton et, contre l'avis de ses avocats, elle se lancera dans une procédure d'appel sans espoir. Cet aveuglement ne sera pas sans rappeler son absence de réaction face aux excès de John Martin, alors même qu'il avait des ennuis avec la police dans toutes les villes qu'il traversait, et sa piètre curiosité au sujet de ses virées nocturnes avec la Cougar 1986 qu'elle lui prêtait régulièrement, se bornant à lui imposer des horaires dignes d'un adolescent. Plus clairvoyante en matière de drogues, elle tentera sans trop de succès de le faire désintoxiquer. Il est vrai que 1992 fut l'année de tous les dangers.
Au cours du printemps et de l'été, John Crawford abusa régulièrement d'une impressionnante quantité de substances illicites ou dangereuses, drogues, solvants, alcool, au point que le 6 août, deux agents de la GRC le trouvèrent inanimé et à moitié dévêtu à Bare Ass Beach. Transporté d'urgence au St-Paul Hospital, les médecins constatèrent son décès avant de réussir finalement à le réanimer. Transféré au Melfort Union Hospital, un établissement spécialisé dans la désintoxication des alcooliques, il fut diagnostiqué comme sociopathe et manipulateur. Pourtant, personne ne s'alarma du fait que deux jours plus tôt, il avait été admis au Royal University Hospital pour comportement délirant suite à une abus d'alcool et de stupéfiants, et que deux mois auparavant, il avait été accusé du viol de Janet Sylvestre puis libéré parce que sa mère Victoria avait payé la caution de 4000 dollars… Nul ne savait alors que Shelley Napope, Calinda Waterhen et Eva Taysup avaient définitivement disparu : amérindiennes et prostituées, ce n'était que des ombres qui hantaient les bas-fonds de Saskatoon dans l'indifférence générale. Crawford avait pourtant purgé sept années de détention pour le meurtre de Mary Jane Sirloin, mais le fait, relaté alors dans un article de 46 mots publié par le Lethbridge Herald, n'avait guère marqué les consciences…
Alcoolique fréquentant les bars à la recherche d'une bonne âme pour lui payer un verre, Mary Jane Sirloin avait 35 ans ce 23 décembre 1981. On la vit en compagnie de John Martin Crawford qui réapparut plus tard en soirée, seul. Lorsqu'on retrouva le corps de Mary Jane le lendemain dans une caserne de pompiers désaffectée, la police ne fut pas longue à faire le rapprochement bien qu'il ait été difficile de trouver sur place le moindre indice, tant la scène de crime était pollué par les drogués et les marginaux de tous poils qui y trouvaient refuge. Un détail, cependant, confondit Crawford : le corps de Mary Jane portait des traces de morsures, et, comme dans le cas de Wayne Boden, le "Meurtrier Vampire" qui avait semé la terreur à Montréal à la fin des années soixante, il fut aisé de prouver qui était le coupable grâce aux empreintes dentaires. Coopératif au cours de l'interrogatoire, John Crawford prétendit qu'il s'agissait d'une mort accidentelle, un jeu sado-masochiste qui aurait mal tourné lorsque la victime avait vomi et suffoqué. Plaidant coupable en échange d'un allègement des charges, il fut condamné à dix années de prison, la peine habituellement attribuée pour un meurtre au second degré. Libéré après avoir purgé la moitié de sa peine, il fut de nouveau incarcéré pour bris de parole jusqu'à en avoir effectué les deux tiers, en 1989.
A sa sortie de prison, Crawford sembla s'assagir un peu et ne fit plus parler de lui en dehors du fait qu'en décembre 1990, il se fit piéger par une femme policier qui se faisait passer pour une prostituée, et écopa d'une amende de 250 dollars. L'expérience refroidit certainement ses ardeurs sexuelles, et il se fit discret tout au long de l'année suivante. C'était sans compter sur sa tendance marquée à l'abus d'alcool et de drogues en tout genre, parmi lesquelles les solvants utilisés dans la préparation des colles figuraient en bonne place. La "colle", de son propre aveu, accentuait dangereusement son agressivité. Sur ce plan, 1992 allait être une année noire.


Trop de preuves pour être vraies

Un beau soleil d'automne brillait sur la Saskatchewan en ce 1er octobre 1994. Brian Reichert, un employé de l'Agrograin Terminal de Saskatoon, se promenait sur les bords de la South Saskatchewan River lorsque son regard fut attiré par une zone bordée de rubans. C'était à n'en pas douter un site de cérémonies indiennes comme on en trouve parfois dans les zones boisées un peu à l'écart. Curieux, il s'avança et repéra tout de suite une forme blanchâtre qui émergeait de l'humus. Il identifia un crâne humain et quelques os épars, visiblement dispersés par des prédateurs. La police scientifique recueillit les indices sur une surface d'environ 520 mètres carrés et communiqua les restes humains au docteur Ernie Walker, médecin pathologiste chargé de leur attribuer une identité.

Janet "Smiley" Sylvestre à la fin des années 80. Violée par John Martin Crawford en 1992, le mystère de son assassinat en 1994 ne fut jamais résolu (© Gendarmerie Royale du Canada).

 Treize jours plus tard, un vieil homme repéra, en bordure de chemin, un corps dénudé dont la tête était recouverte d'un sac en plastique. Il s'agissait de Janet Silvestre surnommée "Smiley" (souriante) tant elle était avenante et sociable. Cette femme de 37 ans, mère de deux enfants, ne se connaissait pas d'ennemis et était populaire dans la communauté où elle fréquentait volontiers les bars dans l'espoir de se faire payer un verre. Mais, quelques semaines plus tôt, Janet Sylvestre avait prétendu que John Martin Crawford l'avait violée, aussi la police commença-t-elle à le soupçonner sérieusement de meurtre, d'autant plus qu'il s'était déjà rendu coupable d'homicide. Le mobile évident était la vengeance. A vrai dire, le nom de Crawford avait été déjà prononcé par un indicateur du nom de William "Bill" Corrigan, un petit malfrat condamné à maintes reprises, et qui fournissait quelques renseignements au Caporal Stan Lintick de la GRC. Ainsi, en 1993, Corrigan avait parlé d'un meurtre qu'aurait commis John Martin Crawford et un certain John Potter sur la personne d'une jeune femme prénommée "Angie". A l'époque, et bien que Corrigan soit considéré comme un informateur fiable, Lintick n'avait pas pris cette révélation au sérieux, mais à présent qu'un corps avait été découvert dans la région fréquentée par Crawford, ces paroles prenaient un tout autre sens. Le sergent Al Keller et le caporal Stan Lintick prirent donc la route de Winnipeg où Bill Corrigan avait fui après avoir détourné 1680 dollars de la caisse du Barry Hotel où il avait travaillé. Sous la pression, Corrigan finit par avouer qu'il avait été le témoin direct du meurtre. La Gendarmerie Royale décida donc de mettre Crawford sous surveillance. Les évènements devaient se précipiter.
C'est tout à fait par hasard que le caporal Todd, retournant sur les lieux de la macabre découverte dans la zone du Moon Lake, mit au jour un nouveau cadavre dont le crâne affleurait à peine le sol de la forêt. Des recherches plus étendues permirent de découvrir un troisième corps enveloppé dans une couverture et enserré par un fil électrique. Datant d'environ deux ans, les restes étaient contemporains des deux cadavres précédemment découverts, même si l'état de décomposition du dernier cadavre était moins avancé. Entre temps, le docteur Walker avait autopsié la première victime, constatant qu'il s'agissait d'une femme plutôt massive, probablement une autochtone, âgée de 29 à 32 ans et morte en 1991 ou 1992. Ses os, de même que ceux du second cadavre, avaient été mâchonnés par les prédateurs qui les avaient dispersés, et les squelettes n'avaient pu être que partiellement reconstitués. Les allégations de Corrigan étaient donc vérifiées au-delà des prévisions les plus pessimistes, mais l'état des corps ne permettait ni une identification rapide, ni une détermination aisée des causes de la mort. La proximité des trois cadavres laissait supposer que les meurtres étaient liés, et Kim Rossmo, policier et criminologue à l'université Simon Fraser et père du profilage géographique, conclut que le tueur habitait dans la région.
La surveillance de John Martin Crawford fut donc mise en place dès le 11 octobre 1994 puisque les déclarations de l'indicateur se voyaient confirmées.  Bill Corrigan et John Martin Crawford étaient plus des connaissances que de véritables amis, mais il était bien une chose pour laquelle ils s'entendaient à merveille : les soirées arrosées et les virées en ville sur les 20ème et 21ème rues de Saskatoon à la recherche de prostituées ou de filles faciles. Ils s'étaient connus au pénitencier fédéral de Prince Albert dont Crawford avait été libéré en 1989, et s'étaient retrouvés en 1991 lorsque Corrigan était sorti de prison. Leur relation avait pris fin un an plus tard quand Corrigan avait fui Saskatoon et, par la même occasion, avait pris ses distances avec cet homme qu'il jugeait dangereux et qui lui faisait peur. De petite stature, Corrigan était en effet un pleutre malgré ses allures de macho. La mise sous surveillance de John Martin Crawford allait permettre aux enquêteurs de se faire une idée plus précise de la personnalité de celui que la police soupçonnait à présent d'être l'assassin d'au moins quatre femmes.

En plus d'être drogué et alcoolique, John Martin Crawford présente des signes patents de schizophrénie (© Warren Goulding).

Crawford était un gros type impressionnant, avec ses 1 mètre 90 et ses 115 kilos, qui passait le plus clair de son temps à patrouiller en ville au volant de la Cougar modèle 86 de sa mère chez laquelle il habitait, à l'intersection de Q North Avenue et de 22th Street. A la fois mou et brutal, c'était un type peu sympathique, accroché à ses petites habitudes : il soupait invariablement à la maison, allait ensuite prendre quelques cafés au restaurant Tim Horton's où il s'asseyait toujours à la même table, et semblait très perturbé si elle était occupée. Il fréquentait régulièrement les prostituées de Saskatoon qui le connaissaient et ne l'appréciaient pas particulièrement. Il cherchait ainsi sa chance en effectuant une quinzaine de fois le même trajet et, une fois son choix fixé, concluait la soirée à l'arrière de la voiture. On apprendra par la suite que deux prostituées, Alice Le May et Mélanie Fiddler, avaient eu paradoxalement beaucoup de chance au cours de l'année 92. Violentées parce qu'elle demandaient trop cher pour des services que Crawford n'avait pas l'intention de payer, elles n'avaient dû leur salut qu'au fait que l'une avait prétendu ne pas pouvoir fréquenter la police, et que l'autre était trop saoule et trop effrayée pour se souvenir de quoi que ce soit.

La Cougar 1986 de Victoria Crawford que son fils utilisait pour ses virées meurtrières sur la 21ème rue (© Warren Goulding).

 La police était à présent sur la piste du tueur, mais la surveillance de John Martin Crawford n'allait pas se révéler très payante. Pire, elle connut deux accrocs majeurs. Le premier soir de planque, les policiers de la GRC suivirent leur cible jusqu'au Tim Horton's, mais, à leur grande déception, Crawford rentra chez sa mère. De manière incompréhensible, le sergent Colin Crocker, responsable de l'opération, décida de lever le camp sans même laisser un agent devant le domicile du suspect. Deux jours plus tard, Janet Sylvestre fut retrouvée morte. L'autopsie montra que sa mort datait probablement du soir où la surveillance avait été interrompue. La seconde bourde est encore plus incroyable.
Alors que le caporal Bob Todd dirigeait l'équipe de surveillance, John Martin Crawford remarqua une prostituée du nom de Theresa Kematch. Visiblement intoxiquée par l'abus de drogue et d'alcool, celle-ci n'hésita pas à s'embarquer dans la voiture de cet homme qu'elle ne connaissait pas. Celui-ci s'isola sur un parking avant d'entamer un rapport sexuel et de la violenter. Todd, qui s'était garé à quelques mètres de la Cougar, remarqua le manège de Crawford. Malgré cela, il jugea que la situation n'était pas "anormale", compte tenu des circonstances, et s'abstint d'intervenir car il cherchait à obtenir des preuves décisives pour confondre le tueur. Pourtant, une semaine après la découverte du premier squelette et du corps de Janet Sylvestre, John Martin Crawford faisait figure de suspect numéro un dans une double affaire de meurtre et avait été déjà condamné pour homicide. Nul ne pouvait donc douter du fait qu'il était capable de tuer. Todd attendait-il d'être témoin d'un nouvel assassinat ? Le comble sans doute est que, lorsque Theresa Kematch, visiblement choquée et malmenée, rejoignit la station PetroCanada la plus proche, la police la mit en état d'arrestation parce qu'elle était ivre et refusait de répondre aux questions. Elle ne fut relâchée qu'après 13 heures de garde-à-vue et Crawford ne fut pas inquiété alors même qu'il avait agi au vu et au su de la police. Il est vrai que les enquêteurs ne cherchaient pas à le coincer sous le simple motif de violence. Il fallait quelque chose de décisif et d'indiscutable… Fort heureusement, le vieux compagnon de Crawford, Bill Corrigan, avait bien des choses à se faire pardonner, et la police allait largement utiliser ses compétences d'indic.


Mettre un nom sur trois corps anonymes

Dès le début du mois de janvier 1995, le docteur Ernie Walker réussit à identifier les trois cadavres découverts dans la zone du Moon Lake à partir de la liste de 470 femmes autochtones disparues et recensées entre 1990 et 1994 au Canada. Pour cela, il utilisa la seule preuve indiscutable dont il disposait, compte-tenu de l'état des cadavres : les empreintes dentaires. Celles-ci révélèrent que le dernier cadavre retrouvé (et seulement partiellement décomposé) était celui d'Eva Taysup, tandis que les squelettes étaient tout ce qui restait de Calinda Waterhen et de Shelley Napope. Toutes trois étaient des prostituées occasionnelles ou régulières habitant dans les environs de Saskatoon et opérant dans la zone des 20ième et 21ième rues.

Les trois victimes de John Martin Crawford violées et assassinée en 1992 : Shelley Napope, Calinda Waterhen et Eva Taysup (© Gendarmerie Royale du Canada).

 Shelley Gail Napope avait probablement été assassinée en septembre 1992. Elle n'avait alors que 16 ans. Enfant peu timide et de contact facile, elle avait été mise en pension, ses parents se sentant incapable de la canaliser. Elle était restée très proche de sa famille malgré ses tendances à fuguer et son addiction aux drogues et à l'alcool. Son identité fut établie en décembre 1994, un mois après celle d'Eva Taysup.
Plus rebelle, Eva Taysup fuyait une famille de onze enfants ayant grandi dans la réserve de Yellow Quill, un environnement misérable et violent dans les années 70. Ses parents tentaient de protéger leurs enfants dans ce milieu peu propice à une adolescence normale. Eva trouva un moment son équilibre en épousant Ian Gardypie qui lui fit quatre enfants dont elle ne cessa de s'occuper jusqu'à sa disparition au début de 1991. En proie à des soucis d'argent, le couple s'était alors séparé, et les parents d'Eva savaient qu'elle allait mal. Débarqués à Saskatoon deux semaines plus tard, ils ne retrouvèrent aucune trace de la jeune femme.
Calinda Waterhen fut identifiée dans la première quinzaine du mois de janvier 1995. Elevée dans une famille d'accueil, elle avait fugué à maintes reprises au cours de son adolescence et avait versé dans la petite délinquance. Ainsi, elle mit au monde sa fille en prison en octobre 1991. Libérée mais dépressive, elle abandonna sa fille et quitta le domicile de son père pour ne plus jamais revenir. Inquiet de ne pas avoir de nouvelles, Steve Morningchild, son père, ne put obtenir la moindre information de la part de la GRC bien qu'il ait signalé sa disparition. En effet, sa fille était majeure et sa carte de sécurité sociale était alors régulièrement utilisée. Le manège dura jusqu'au 13 janvier 1995, date à laquelle il lui fut notifié que les restes de Calinda avaient été formellement identifiés.
Il devenait donc évident que, comme l'avait prédit le profileur Kim Rossmo, un tueur en série opérait bien à Saskatoon. De manière évidente, celui-ci s'en prenait à des amérindiennes fréquentant la vie nocturne, en particulier les bars, et pratiquant le plus vieux et le plus dangereux métier du monde. On ne pouvait ignorer la possibilité qu'un même individu soit responsable de la disparition de nombreuses autres femmes telles que Shirley Lonethunder, portée manquante le 22 décembre 1991. Bien que jamais rendue publique ni même considérée au cours du procès de John Martin Crawford, son histoire étrange mérite d'être mentionnée.
Mère de deux enfants, Shirley se prostituait occasionnellement à Saskatoon. Alarmés de rester sans nouvelles de sa part, puisqu'elle avait abandonné sa progéniture qu'elle adorait, son oncle et sa tante contactèrent un chamane au cours de l'été 92. Celui-ci prétendit qu'il avait eu une vision montrant qu'elle avait été tuée par deux hommes, et donna une description si précise des évènements que, lorsqu'elle leur fut rapportée, l'histoire laissa penser aux enquêteurs que Shirley était le premier cadavre retrouvé en octobre 1994. Même si les policiers se trompaient sur ce point, la professie du chamane devait, en revanche, se révéler partiellement exacte : nul n'entendit plus jamais parler de Shirley Lonethunder, pas plus que de Cynthia Baldhead qui disparut dans des conditions similaires la même année.



La trahison de Bill Corrigan

Bill Corrigan : s'il permit de confondre John Martin Crawford, son rôle exact dans les meurtres n'est pas totalement éclairci (© Warren Goulding).

 Confrontés à l'évidence qu'un tueur en série opérait à Saskatoon et au maigre bilan de leur surveillance nocturne, les enquêteurs changèrent de stratégie. Les identités des cadavres ayant été rendues publiques et leurs morts — ainsi que celle de Janet Sylvestre — reliées à un seul et même meurtrier, il devenait urgent d'obtenir des preuves décisives contre le suspect numéro un : John Martin Crawford. Une fois de plus, Bill Corrigan allait jouer un rôle déterminant.
Le commandement opérationnel de la GRC autorisa une opération digne d'un film policier. Le sergent Al Keller fut chargé de proposer à Corrigan un marché qu'il ne pouvait pas refuser. Contre la somme de 15.000 dollars plus frais et la liquidation des charges à son encontre (en particulier le vol au Barry Hotel), l'homme était chargé d'enregistrer toutes ses conversations avec John Crawford en prenant bien soin de l'aiguiller sur le terrain de ses précédents meurtres et en lui faisant donner suffisamment de précisions que seul le meurtrier pouvait connaître. Le plan reçut l'aval d'un juge qui émit un mandat pour autoriser les enregistrements que l'on peut trouver partiellement transcrits dans le livre de Warren Goulding.
Le 9 janvier, Corrigan arriva à Saskatoon où l'équipe du sergent Colin Crocker lui apprit à se servir de l'appareillage et le prépara aux discussions qu'il allait avoir avec Crawford. Quatre jours plus tard, l'opération fut lancée. Corrigan fut installé à l'Imperial 400 Motel non loin du centre-ville. La pièce tait truffée de micros et Corrigan lui-même fut équipé d'un système d'enregistrement mobile. A l'heure dite, l'indicateur appela son ancien ami pour lui proposer un rendez-vous dans sa chambre. Cela faisait alors un an que les deux hommes ne s'étaient pas vus, depuis que Corrigan avait mis les voiles pour Winnipeg.
Dès son arrivée, Crawford s'enquit du programme télé et de la nourriture, fidèle à son image de prédateur vorace et borné. Corrigan commanda pour 46 dollars de plats préparés qu'ils consommèrent devant la télévision. Lorsque le petit homme interrogea son compagnon, celui-ci ne se fit pas prier pour répondre : « Je n'en ai tué que trois. Il y a l'autre, tu sais, cette femme qui a porté plainte contre moi. Elle est morte, mais c'est quelqu'un d'autre. C'est pas moi ». La conversation revint sur Shelley Napope.
Crawford : Tu me l'a présentée comme se nommant "Angie".
Corrigan : Celle que tu t'es faites cette nuit-là, elle avait seulement 16 ans.
Crawford : J'aurais cru qu'elle en avait au moins 22. Le sperme et tout le reste, ça a disparu… …Je m'inquiète surtout pour l'autre, avec la couverture. Je n'ai rien fait sur la couverture. Je l'ai juste enveloppée dedans. Ils ont trouvé le câble, mais ils n'y trouveront pas mes empreintes. Je l'ai enterrée de ça (il mima une épaisseur d'une dizaine de centimètres). Les autres étaient juste en surface.
Un peu plus tard, il donna quelques détails sur l'assassinat de Calinda Waterhen et d'Eva Taysup. Il reconnut aussi avoir utilisé le canif que Corrigan lui avait prêté pour tuer Shelley Napope. Pour calmer son compagnon, Crawford ajouta : « T'inquiète pas. Tout ça c'est de ma faute. Reste calme et continue à la fermer ».
Le 14 janvier, Colin Crocker mettait fin à l'opération. Le 19 janvier, huit officiers de police prirent Crawford en filature alors qu'il sortait de chez sa mère. Sur l'avenue M Sud, une voiture de la GRC coupa la route de la Cougar qui freina en urgence. Tout fut terminé en quelques secondes. John Martin Crawford ne résista pas lorsque Al Keller lui passa les menottes. Comme le remarque Warren Goulding dans son livre "Just Another Indian. A Serial Killer and Canada's Indifference", la fin fut pour le moins comique. Tout ce que Crawford trouva à demander fut s'il serait à l'heure pour souper en prison et qui, de McDonald's ou de Burger King, fournissait les repas.


Les hésitations de la justice


Le procès de John Martin Crawford s'ouvrit à Saskatoon le 21 mai 1996 sous la présidence du juge David Wright. Seize mois s'étaient écoulés depuis l'arrestation du tueur en série, plus de deux ans après la découverte des corps et quatre ans après les disparitions des victimes. En revanche, il fallut moins d'une heure pour que la Couronne et la Défense s'accordent sur un jury de six femmes et six hommes. La première audience s'ouvrit devant un public claisemé. Le printemps tardif, qui succédait à l'hiver glacial des plaines, expliquait sans doute la faible affluence. La presse se faisait également discrète : seuls quelques journalistes étaient venus là pour couvrir cette affaire qui n'intéressait guère les blancs, et que les autochtones suivraient avec méfiance. Même l'accusé avait perdu cet aspect redoutable et inquiétant. Bien coiffé, moustache taillée, il était habillé de neuf et cachait mal ses 20 kilos supplémentaires qui renforçaient son apparente mollesse.
La confrontation qui s'annonçait était à la fois intéressante et décevante. Intéressante parce qu'elle mettait en lice les as du barreau de la Saskatchewan : Terry Hinz, un procureur qui n'avait perdu qu'une seule affaire, et deux avocats d'expérience engagés à grands frais par Victoria Crawford, Mark Brayford et Hugh Harradence qui avaient réclamé pas moins de 80.000 dollars pour défendre cette cause perdue d'avance. Car non seulement John Crawford avait décidé de plaider non coupable, mais de plus, il avait refusé de témoigner. Victimes amérindiennes et serial killer quasi absent… Rien de quoi passionner les médias qui gardaient en mémoire la conduite odieuse de Clifford Olson et les frasques très télévisuelles de la blonde Karla Homolka. Le procès devait pourtant connaître quelques grands moments au cours desquels la Cour allait aborder les points les plus épineux de l'enquête. Ainsi, le caporal Todd fut sommé de s'expliquer sur la raison de sa passivité alors même que Crawford, connu pour viol et meurtre et soupçonné d'avoir récidivé, violentait Theresa Kematch dans sa voiture à moins de dix mètres du policier. Le sergent Crocker fut lui aussi obligé de donner quelques explications sur cette curieuse stratégie qui, en octobre 1994, lui avait fait ordonner d'interrompre la surveillance du suspect parce qu'il était rentré chez sa mère. Janet "Smiley" Sylvestre avait-elle payé de sa vie cette négligence ? Bien entendu, la défense remit en cause le sérieux de l'enquête et la fiabilité des policiers. L'accusé avait-il pu apprendre par les médias l'existence de la couverture et du câble retrouvés avec le cadavre d'Eva Taysup ? Qui était au courant de ce détail ? Qui avait pu le mentionner à l'extérieur du cercle des enquêteurs ? N'avait-on pas fait pression sur lui ?
Les enregistrements eux-mêmes étaient sujets à caution : de manière évidente, la discussion était orientée par Bill Corrigan, et les réponses de Crawford étaient parfois assez difficiles à interpréter.  Une polémique opposa Couronne et Défense au sujet des modalités de diffusion des bandes audio auprès du jury : fallait-il livrer la totalité des bandes enregistrées par Bill Corrigan au risque de laisser la confusion s'installer ? Etait-il au contraire préférable de se limiter aux transcriptions réalisées par les policiers, mais qui étaient sujettes à caution ? Le juge Wright décida que les deux moyens, bandes audio et transcriptions, seraient fournis aux jurés. Mais ce fut surtout la crédibilité de William Corrigan qui fut mise en doute, d'abord parce qu'il avait été payé 15.000 dollars pour trahir Crawford, mais aussi parce qu'il avait passé fort peu de temps en liberté au cours de la décennie passée, ce qui n'en faisait pas un témoin digne de confiance. Le problème du couteau qui avait servi à poignarder Shelley Napope devint aussi un problème central : Corrigan ne niait pas le fait qu'il lui appartenait, mais il se contredit à plusieurs reprises lorsqu'il évoqua les conditions dans lesquelles il l'avait prêté à son ami. Il avait admis avoir été témoin de l'assassinat de la jeune Cree de 16 ans, et les avocats de Crawford n'étaient pas loin d'imaginer qu'il avait peut-être frappé lui-même Shelley… Il était évident que Bill Corrigan redoutait par-dessus tout d'aller en prison où l'espérance de vie d'une "balance" était très limitée.
Malgré les réserves émises à propos de la fiabilité de l'indicateur et les doutes concernant la déontologie de la procédure d'enquête, les enregistrements réalisés par Corrigan jouèrent un rôle déterminant dans la suite du procès. Après les avoir écoutés, nul ne pouvait plus douter de la culpabilité de John Martin Crawford. Les témoignages de Louise Alice Le May et de Mélanie Fiddler, qui auraient pu apporter quelques éclaircissements sur le modus operandi du tueur, furent rejetés sous le prétexte qu'ils auraient exclusivement porté préjudice à l'accusé sans réel bénéfice pour la justice.
Il fallut environ sept heures aux jurés pour délibérer, principalement à cause du témoignage douteux de Bill Corrigan. Il fut pourtant rendu à l'unanimité, chaque juré confirmant individuellement la culpabilité pour le meurtre au premier degré de Shelley Napope qui valait à John Martin Crawford une condamnation à la prison à vie assortie d'une peine de sûreté de 25 ans, et la double culpabilité de meurtre au second degré pour l'assassinat d'Eva Taysup et de Calinda Waterhen. Crawford n'avait pas été inculpé de meurtre prémédité pour ces deux victimes puisqu'il n'avait pu être prouvé qu'il y avait eu intention de tuer, alors que Shelley Napope avait été poignardée "à froid" après avoir subi une longue liste de sévices sexuels. En revanche, aucun indice, aucune information, ne permettait de mettre en cause le serial killer dans la mort de Janet Sylvestre qu'on avait retrouvée étouffée en octobre 94. Crawford faisait pourtant un coupable parfait, et le mobile (la vengeance) était évident. Cependant, le fait qu'il ait prétendu être innocent de ce meurtre (alors même qu'il avouait les autres) plaidait en sa faveur. Plus tard, au cours de l'appel, l'indicateur devait cependant prétendre que le ton de son "ami" sonnait faux et qu'à bien y réfléchir, il avait probablement assassiné la femme qui l'avait accusé de viol quelques semaines auparavant. Pour qui connaissait le "milieu" de la Saskatchewan, la raison de ce mensonge était pourtant évidente : le clan Sylvestre, même relativement désargenté, avait une certaine influence. Sa puissance aurait donc menacé la sécurité de Crawford, y compris à l'intérieur d'une prison fédérale, s'il avait été prouvé qu'il était le meurtrier de Janet. Au lieu de cela, John Martin Crawford allait pouvoir profiter du train-train rassurant des établissements pénitenciaires où il allait sans doute passer le reste de ses jours, puisque les recommandations du juge Wright ne lui laissait guère espérer une libération, même après une détention d'un quart de siècle.


Couacs et silences

Contre toute attente, Victoria Crawford refusa de s'avouer vaincue. Tout au long du procès, la petite femme, haute d'à peine 1 mètre 50, s'était débrouillée toute seule, arrivant chaque matin aux audiences sans l'aide de quiconque, et venant se placer systématiquement derrière son fils à qui elle parlait parfois. Elle avait déboursé sans compter et entendait bien faire revoir le procès. Plus de deux ans s'étaient écoulés depuis le jugement rendu à Saskatoon qui avait envoyé John Martin derrière les barreaux du pénitencier fédéral de Prince-Albert, au Nord de la province. L'appel s'ouvrit à Régina le 21 janvier 1999 avec un nouvel avocat, Brayford et Harradence ayant refusé de soutenir une telle procédure qui n'avait aucun fondement à leurs yeux. Bob Hrycan, le nouveau défenseur, justifia la demande d'appel en estimant que Crawford avait été mal défendu : selon lui, ses prédécesseurs n'avaient pas joué la carte de la maladie mentale, qui paraissait pourtant évidente, et n'avaient pas assez réclamé la mise à l'écart de Bill Corrigan, un témoin capital mais pour le moins douteux. Impliquer ses confrères (dans un milieu où une courtoisie policée était de mise) était une grave erreur. Mark Brayford et Hugh Harradence prirent alors faits et cause contre leur ancien client pour défendre leur honneur sali. Moins expérimenté, Hrycan n'avait pas pris conscience de toutes les incohérences qui minaient la défense de son client.

Victoria Crawford, mère protectrice et dévouée, a toujours défendu son fils. Elle accusa Bill Corrigan d'avoir influencé John Martin et de l'avoir incité à consommer de l'alcool et des drogues (© Warren Goulding).

S'il était indéniable que Bill Corrigan n'était pas un témoin au-dessus de tout soupçon, l'accuser du meurtre de Shelley Napope relevait de la plus pure fantaisie même si la question de la provenance du canif n'était pas résolue. En particulier, John Crawford (qui avait couché sur le papier le récit complet de ses méfaits) prétendait que Corrigan avait étranglé la jeune victime et que lui-même l'avait ensuite poignardée pour vérifier qu'elle était décédée, ce qui contrait l'accusation précédente de meurtre au premier degré. C'était oublier un peu vite les déclarations enregistrées par Corrigan. De même, Hrycan prétendait que Crawford était un malade mental et était de ce fait irresponsable de ses actes. Brayford et Harradence répliquèrent que s'il n'avait pas défendu cette thèse, c'était uniquement parce que Crawford avait plaidé non coupable, ce qui montrait bien qu'il mesurait parfaitement la portée et les conséquences de ses meurtres. Le tueur d'Amérindiennes était sans aucun doute un psychopathe, mais il n'était pas dément. Même s'il avait refusé de se soumettre à une évaluation psychiatrique formelle, les spécialistes qui l'avaient examiné étaient tous arrivés à la conclusion qu'il n'était pas fou. Enfin, en avocats confirmés, Brayford et Harradence avaient fait signer à John et Victoria Crawford une lettre par laquelle ils se déclaraient satisfaits du travail des défenseurs, document qu'ils devaient produire en retour. Sans surprise, l'appel de John Martin Crawford fut rejeté.
Dans son livre, Warren Goulding rapporte les déclarations écrites de John Martin Crawford où il décrit comment il aborda, enleva, violenta et tua ses trois victimes. Visiblement, Crawford, qui pouvait avaler vingt-quatre bières par jour et vider en sus une bouteille d'alcool fort, mélangeait volontiers boisson, colle et produits pharmaceutiques sans compter la marijuana. Il aimait entraîner à l'écart des prostituées d'origine amérindienne pour avoir plusieurs rapports sexuels avec elles, entrecoupés par des séances de beuverie et l'absorption de drogues. Lorsque les femmes demandaient leur dû, typiquement 100 à 140 dollars pour trois passes successives, il refusait de payer, estimant que 40 ou 50 dollars devaient faire l'affaire puisqu'il avait fourni alcool et drogue. Lorsqu'elles menaçaient de le dénoncer pour viol, il perdait son sang-froid et les étranglait ou les poignardait. Cette version, même si elle est plausible, minimise bien sûr sa responsabilité (mais pas sa culpabilité) puisqu'il a tué sous l'emprise de la drogue et de l'alcool. Il n'en demeure pas moins que John Martin Crawford n'avait aucune chance de gagner en appel. Il ne réussit qu'à démontrer une seule chose : on le savait brutal et cruel, mais il était également lâche au point de ne pas assumer ses actes.
Le calvaire des familles de victimes ne devait pas se limiter à la perte d'une enfant, d'une sœur ou d'une nièce. D'une manière générale, la police, toute occupée à sa traque du coupable, manqua étonnamment d'humanité. Les médias ne se montrèrent pas beaucoup plus compatissants. Ainsi, la procédure d'appel ne suscita pas plus d'intérêt de la part de la presse et du public canadiens que le procès lui-même n'avait passionné les foules. A la recherche de faits inhabituels voire exceptionnels, les journalistes avaient boudé les meurtres de trois Amérindiennes en rupture de ban par un serial killer aussi peu charismatique que Crawford. Le destin de ces femmes n'était que le reflet de la vie qu'elles avaient connue : une existence triste faite de violence et de débauche dans des réserves devenues le mouroir d'un peuple entier. Comment s'étonner alors que les autochtones n'aient pas bien accueilli les rares journalistes blancs venus aux nouvelles, bien souvent accusés de ne décrire que les faits négatifs et d'ignorer les événements heureux. Aucune des trois télévisions anglaises de Saskatoon, ni même le canal en français de Radio-Canada, ne firent mention de l'événement. Seul le Globe & Mail's de Regina consacra quelques lignes en page intérieure. Au même moment, l'affaire Terry Driver, le tueur qui avait assassiné une blanche de 16 ans, Tanya Smith, et blessé gravement son petit ami en Combie-Britannique, faisait la une des éditions nationales. A l'égal de John Martin Crawford, leur bourreau, Shelley Napope, Eva Taysup et Calinda Waterhen sombraient dans l'oubli. En dehors de son meurtrier, nul n'a jamais su non plus ce qui était arrivé à Janet "Smiley" Sylvestre. Shirley Lonethunder et Cynthia Baldhead ont été oubliées elles aussi, et combien d'autres dont on a perdu la trace ?
Dans une interview accordée à L'Edmonton Journal en 2003, Warren Goulding estimait que les mentalités n'avaient guère changé depuis les années 90. Malgré le fait que le cinéaste Jeremy Torrie ait produit en 2005 un film très hollywoodien basé sur le livre de Goulding, et que l'actualité, tant à Edmonton qu'à Vancouver, soit fortement marquée par les agissements de nouveaux tueurs en série, ses difficultés à trouver un financement l'ont amené à la conclusion qu'en dehors des amérindiens, "c'était comme si personne n'avait envie qu'on raconte cette histoire".

[Carte]

Bibliographie :

• Warren Goulding, Just Another Indian: A Serial Killer and Canada's Indifference, Fitzhenry & Whiteside Limited, 2003

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© Christophe Dugave 2008
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21 mai 2009 4 21 /05 /mai /2009 06:00

Gilbert Paul Jordan : Juste quelques verres de trop…

 

 

Ancien coiffeur et repris de justice devenu alcoolique, Gilbert Paul Jordan pouvait avaler plus d'un litre et demi de vodka par jour. Il passait pourtant inaperçu au milieu des innombrables marginaux qui hantent les bas fonds de Vancouver, promis à la déchéance comme tant de ses semblables. On aurait pu s'attendre à le trouver un matin, étendu ivre-mort quelque part dans l'Eastside ou bien noyé dans un des bassins du port. Il aurait pu finir sa vie dans un asile d'aliéné ou rongé par un cancer du foie. L'alcool était la vie de Jordan et il aurait dû être la cause bien naturelle de sa mort.  Mais Jordan avait une autre passion : le sexe avec des femmes enivrées et à demi inconscientes. Déviant sexuel et délinquant notoire, Gilbert Paul Jordan aimait louer les services de prostituées des quartiers chauds de Vancouver. Il leur offrait à boire, discutait avec elles et les saoulait jusqu'à ce qu'elles perdent connaissance. Après les avoir violées, il les forçait à avaler des quantités énormes d'alcool fort qui provoquait la mort des pauvres femmes par empoisonnement alcoolique.

Gilbert Paul Jordan à l'occasion de son arrestation en 1988 (© CBC)

De 1965 à 1988, Gilbert Paul Jordan assassina ainsi entre huit et dix femmes, majoritairement des prostitués d'origine amérindienne. Surnommé le "Boozing Barber" (le coiffeur alcoolique), il introduisit une nouvelle arme dans l'arsenal déjà très varié des tueurs en série : l'alcool. Le pire dans cette histoire est sans doute qu'une fois de plus, on accorda beaucoup plus d'intérêt au tueur qu'aux victimes, au point même qu'en dehors de trois jeunes femmes, aucun autre nom ne fut cité. On a même pas comptabilisé précisément les morts qu'il a provoquées : comment prouver en effet qu'un coma éthylique a été initié volontairement par une tierce personne, d'autant plus que la plupart des victimes étaient connues comme grosses buveuses ? En cela, Gilbert Paul Jordan est un cas à part.

Piégé par la police, Jordan fut arrêté en 1988, jugé et condamné à 9 ans de prison pour le meurtre de Vanessa Lee Buckner, la seule victime pour laquelle l'homicide a pu être prouvé. Signe des temps et de l'Amérique, on en apprend davantage sur les forfaits de Jordan dans un ouvrage de fiction que dans la presse de l'époque, et le principal hommage rendu aux femmes assassinées est le fait du théâtre.

Le "Boozing Barber" est mort à l'âge de 74 ans le 7 juillet 2006 en prison. Désormais, il ne tuera plus, mais de nombreuses familles de victimes continueront de chercher une vérité qui ne sera sans doute jamais mise à jour.


Promenades dans l'Eastside

Gilbert Paul Jordan vit le jour à Vancouver le 12 décembre 1931 sous le nom de Gilbert Paul Elsie. De sa jeunesse, on sait fort peu de choses sinon qu'il avait un grand frère, qu'il alla jusqu'au lycée et apprit le métier de coiffeur pour hommes en prison. De stature moyenne (1 mètre 75 pour 79 kilos), cet homme précocement dégarni ne se distinguait du commun des mortels que par son regard bleu et glacial, et surtout par son alcoolisme chronique qui avait débuté très précocement, à l'âge de 16 ans, lorsque ses parents s'étaient séparés. Il pouvait en effet ingurgiter d'énormes quantités d'alcool fort, de la vodka en particulier, dont il avalait 50 onces quotidiennement (soit environ 1,5 litres). Doté d'un tempérament violent, il avait également un appétit sexuel féroce et prétendit, lorsqu'il fut arrêté, avoir couché avoir environ 200 femmes différentes chaque année. Il aimait conjuguer amour et alcool, et son plaisir secret était de saouler ses victimes avant d'avoir des rapports sexuels (plus ou moins consentis) avec elles. A vrai dire, trouver des femmes n'était pas très difficile pour Jordan. Il compensait son manque d'attrait physique en payant les services de prostituées. Il préférait les femmes d'origine amérindienne, celle-là même qui noyaient leur détresse dans l'alcool et la drogue au point d'avoir perdu tout contact avec leur famille. Il les trouvait dans l'Eastside de Vancouver où grouille une population miséreuse de fugueuses, de travailleuses du sexe ou de sans domicile fixe, droguées et alcooliques pour la plupart et séropositives pour beaucoup. Le "Low Track" (les bas-fonds) était donc un terrain de chasse rêvé pour un homme tel que Gilbert Paul Jordan.

Vancouver Eastside : quelques rues du centre-ville en bordure de port, devenue le refuge d'une population miséreuse, junkies, prostituées, délinquants, sans-logis…

En effet, Vancouver bénéficie d'une position et d'un climat unique au Canada. Située tout au sud de la Colombie-Britannique, la ville se loge au creux d'une baie magnifique bordée d'îles sauvages (dont l'île de Vancouver) sur sa façade maritime, et s'étend jusqu'à la chaîne des Cascades qui limite l'Est et le Nord de l'agglomération. Troisième ville du Canada après Toronto et Montréal, c'est une cité prospère qui compte 2,2 millions d'habitants (Greater Vancouver) dont 550 000 en centre-ville. Elle abrite le plus grand port de commerce de la côte Ouest-Canadienne qui permet les échanges avec l'Asie, l'Océanie et le reste de l'Amérique. Un des autres atouts de Vancouver est son climat très doux qui subit une forte influence océanique et se trouve ainsi protégé du terrible hiver qui sévit au-delà des montagnes. La ville attire donc une population très active, mais héberge aussi des milliers de  sans abris et de marginaux qui ne pourraient survivre par leurs propres moyens dans les provinces voisines, soumises à une implacable mauvaise saison. Ainsi, Vancouver affiche des températures hivernales comparables à celles de Paris (qui se situe la même latitude) alors même qu'à la limite orientale de la province, Cranbrook City située à peine plus au nord subit un hiver de 5 mois avec des minima pouvant atteindre – 35 °C ! On conçoit que malgré la pluie qui noie souvent la mauvaise saison, les marginaux de tout poil préfèrent la douceur de la côte. C'est notamment le cas des prostituées qui arpentent jour et nuit les trottoirs de Hastings, Pender ou Powell Streets à la barbe de la police qui se déclare impuissante à endiguer le flot de 4000 à 5000 drogués concentrés dans cette zone. Avant la fin des années 80, l'Eastside était un quartier d'affaires très à la mode, mais l'héroïne, la cocaïne et le crack ont eu raison du roi Dollar. Ironiquement, l'Eastside est devenu le quartier le plus pauvre du Canada et fait que Vancouver tient la tête des villes occidentales pour les nouvelles infections par VIH. On y décrit des drogués volant, tuant ou se prostituant pour acheter leur dose, utilisant les seringues usagées et pompant l'eau des flaques ou des caniveaux pour dissoudre leur poudre, et vivant dans des taudis infestés de vermine. Dans ce contexte (même s'il était alors moins dramatique que de nos jours, Gilbert Paul Jordan, ses billets et les verres qu'il promettait, ressemblait à un bienfaiteur ou tout du moins à un client charmant, et rares étaient les prostituées qui se méfiaient de lui. Une dizaine de femmes sans doute payèrent cette imprudence de leur vie.

L'Eastside (ou Low Track, littéralement les bas-fonds) de Vancouver regroupent une population que la municipalité voudrait bien voir disparaître.


Frasques et méfaits d'un délinquant sexuel alcoolique

La carrière criminelle de Jordan – Chub ou Chubby pour les intimes – avait débuté dès 1950 avec un vol de voiture et comprenait une liste impressionnante d'infractions plus ou moins graves : conduite dangereuse, délit de fuite après un accident, attentat à la pudeur, viol, enlèvement et détention d'héroïne. En 1969, il se paya le luxe d'être arrêté à deux reprises le même jour pour conduite en état d'ivresse. Il était déjà bien connu des tribunaux, notamment pour deux évènements secondaires mais significatifs qui s'étaient déroulés en 1961. Ainsi, deux jours après Noël, il arrêta le trafic routier sur le Lions Gate Bridge en menaçant de se jeter dans Burrard Inlet, le bras de mer qui sépare Vancouver Downtown de North-Vancouver. Peu de temps après, il fit irruption dans une audience au palais de justice de North-Vancouver en faisant le salut Nazi, acte qui lui valut de comparaître en cour à son tour. Plus grave, Jordan avait été accusé d'enlèvement en mai 1961 après qu'une petite amérindienne de 5 ans ait été retrouvée dans sa voiture loin de la réserve où elle était censée résider.
Deux ans plus tard, il invita à boire des femmes rencontrées par hasard et fut accusé de vol et de viol sur les personnes de deux aborigènes. Il fut cependant acquitté pour la seconde accusation. En 1965, sa première victime, Ivy Rose Oswald, une standardiste née en Angleterre, fut retrouvée dénudée dans une chambre d'hôtel avec un taux d'alcoolémie de 0,51 (selon l'échelle de calcul en vigueur au Canada) qui dépassait la dose mortelle, mais la mort fut considéré comme accidentelle. Paul Elsie ne fut donc pas inquiété, mais il décida tout de même de changer de nom (comme le lui permettait la loi) et se fit officiellement appeler Gilbert Paul Jordan. Sous ce nom, il se fit remarquer pour outrage à la pudeur à Vancouver en 1971 et pour exhibitionnisme à Mackenzie (Colombie-Britannique) en 1973. Il préféra alors s'éloigner de la métropole et s'installa à Prince-George, à environ 500 Km au nord de Vancouver.
En 1974, Jordan se rendit coupable d'une agression sexuelle qui lui valut d'être condamné à 2 ans de prison, mais encore une fois, il échappa à l'étiquette d'agresseur dangereux comme le demandait l'avocat de la Couronne. L'année suivante, il dut faire face à une nouvelle accusation d'enlèvement et de sévices sexuels sur la personne d'une handicapée mentale et écopa de 26 mois de prison ferme. Au cours de ce long séjour en détention, il apprit le métier de coiffeur. L'apport financier substantiel d'un héritage lui permit d'ouvrir un petit salon de coiffure à sa libération : le Slocan Barber Shop s'établit donc sur Kingsway Avenue dans l'Eastside.
 Jordan recommença de recruter des femmes seules, principalement des prostituées, pour les inviter à boire dans son magasin ou dans une chambre d'hôtel. Cet homme solitaire, mais quelconque, ne devait guère inspirer l'inquiétude puisqu'il payait d'avance, semblait vouloir se confier, et invitait les "travailleuses du sexe" à prendre un verre, puis deux, puis trois…avant de les violer. A trois reprises, des femmes moururent dans son magasin entre juillet 1982 et juin 1985. Les victimes n'avaient apparemment subi aucune violence et avaient visiblement ingurgité de fortes quantités d'alcool fort qui avaient provoqué les décès, aussi la police ne décela-t-elle pas d'irrégularité. De manière sans doute assez légère, le coroner n'ordonna pas l'ouverture d'une enquête, adhérant sans doute à l'hypothèse d'une malheureuse "loi des séries". Boire en compagnie de Jordan pouvait être mortel, mais les victimes étaient des femmes adultes et, au regard de la loi, ce n'était donc pas un crime. Sans doute avaient-elles été violées également mais aucune autopsie ne vint confirmer ou infirmer cette hypothèse. Il est très probable que Gilbert Paul Jordan ait abusé d'un bien plus grand nombre de femmes, mais beaucoup s'en tirèrent sans doute avec une "gueule de bois" carabinée et aucune, semble-t-il, ne porta plainte.
Il changea cependant de technique pour ne pas attirer l'attention. Toujours tapi derrière un bar à la recherche d'une proie, Jordan se mit à emmener les prostituées qu'il recrutait dans différents hôtels. Pour d'éventuels témoins, c'était un client comme les autres, et dans le capharnaüm de l'Eastside, nul ne faisait attention à lui. Il commit cependant l'erreur qui devait mettre fin à ses activités.


La goutte qui fait déborder le vase

Vanessa Lee Buckner était une prostituée occasionnelle. Elle avait la réputation de boire en société mais n'était pas une alcoolique notoire. Le 12 octobre 1987 vers 7 heures du matin, un coup de téléphone anonyme annonça son décès au service d'urgence de la police métropolitaine et, lorsqu'on la retrouva dans une chambre du Niagara Hotel en centre-ville, le médecin urgentiste diagnostiqua une mort par coma éthylique. Les analyses confirmèrent l'hypothèse et montrèrent que son alcoolémie était de onze fois supérieure à la limite autorisée pour conduire et deux fois la concentration pouvant entraîner la mort. Apprenant les conditions de son décès, son père interpella les enquêteurs qui, cette fois-ci, daignèrent reconstituer la dernière soirée de Vanessa. En effet, dans les cas analogues précédemment répertoriés, la mort semblait presque "naturelle" et le sentiment général qui prévalait dans la police à cette époque était que les victimes étaient assez peu intéressantes puisqu'il s'agissait d'amérindiennes prostituées et alcooliques.
Dans le cas de Vanessa, les soupçons se portèrent rapidement sur l'homme avec qui elle avait passé sa dernière soirée et dont le signalement correspondait au propriétaire du salon de coiffure situé à proximité. Le mois suivant, Edna Shade fut retrouvée saoulée à mort dans des conditions semblables et on retrouva dans la chambre d'hôtel les empreintes digitales de Jordan qui furent corrélées à celles trouvées dans la chambre qu'avait occupée Vanessa Buckner. Entre temps, la police avait réussi à retracer l'appel anonyme et décida de mettre le coiffeur sous surveillance. En l'espace de seulement une semaine, Jordan fut aperçu en compagnie de quatre femmes d'origine amérindienne dont deux furent retrouvées avec des alcoolémies supérieures à la dose fatale chez un individu normal. Finalement, les enquêteurs décidèrent d'intervenir et sauvèrent in extremis la victime que le tueur encourageait à boire. Ainsi, les détectives dissimulés derrière la porte de la chambre, l'entendirent encourager la malheureuse : « Cul sec, Baby. Vingt dollars si tu le bois d'un coup… Tu en veux un autre ? Je te donne cinquante dollars si tu réussis à l'avaler ».
 Gilbert Paul Jordan fut arrêté et condamné à 15 ans de prison pour homicide en 1988. En absence de preuve, on ne pouvait en effet l'accuser de meurtre au premier degré, le crime le plus grave dans le code pénal canadien, qui pouvait lui valoir la prison à vie avec une limite basse de 25 ans sans libération possible. En appel, la sentence fut réduite à 9 ans de détention et il ne fut pas déclaré "dangerous offender", terme qui aurait pu lui valoir des conditions d'emprisonnement très strictes et une peine de prison incompressible. Finalement, il fut libéré après seulement 6 ans, mais fut placé en probation et consigné sur l'île de Vancouver, au large du continent. La Cour lui imposa des conditions draconiennes d'abstinence et d'isolement. Ainsi, il ne devait "pas avaler une goutte d'alcool et ne pas se trouver en compagnie de femmes ou de personnes détenant de l'alcool".

Gilbert Paul Jordan après qu'il ait brisé les conditions de sa probation en 2004 (©  Saanich Police). Le "coiffeur alcoolique", mourrut par où il avait pêché.

Jordan demanda une nouvelle fois à changer de nom pour s'appeler "Paul Pierce", profitant de la loi provinciale qui permettait à quiconque de changer de patronyme  sans avoir à fournir d'empreintes digitales ni d'extrait de casier judiciaire. Cette fois-ci pourtant, sa demande fut refusée. Il transgressa alors les conditions de probation et s'enfuit vers le Manitoba. Arrêté à Winnipeg le 11 août 2004, il fut renvoyé en prison. Il avait cependant trop tiré sur la corde et sa santé chancelante déclina rapidement jusqu'à son décès en juillet 2006.
Gilbert Paul Jordan apparaît comme le premier serial killer qui se servit de l'alcool comme d'une arme meurtrière et non comme un simple moyen pour annihiler les défenses de ses victimes. Bien qu'il ait tué après avoir bu des quantités importantes de breuvages alcoolisés, on ne peut pas dire qu'il ait tué sous l'influence de l'alcool. Bien au contraire, il est fort probable qu'à l'image des alcooliques profonds, Jordan avait les idées relativement claires, et il ne fait aucun doute qu'il savait parfaitement ce qu'il faisait. Peut-être avait-il quelques bon côtés superficiels (la fameuse face Dr. Jekyll) qui lui permettaient d'attirer ses victimes, mais le procureur le décrivit comme "froid et manipulateur", ce qu'il était indiscutablement. En 1997, il fut l'objet d'une étude détaillée dans une série d'émissions de la télévision Canadienne, mais une fois encore, on oublia les victimes pour se consacrer essentiellement sur les aspects techniques. Une pièce de théâtre, "The Unnatural and Accidental Women", écrite par Marie Clément, leur rendit hommage en s'intéressant davantage à leur histoire qu'à celle du tueur, alors même que l'ensemble des médias canadiens les avait ignorées. Ce n'était après tout que des autochtones dont la mort presque honteuse n'avait pas plus sensibilisé l'opinion publique que ne l'avait fait leur vie misérable. Encore une fois, on pouvait dire d'elles : "Juste une autre Indienne".

[Carte]

Bibliographie :

• Marie Clements, The Unnatural and Accidental Women, Talon Books, 2005 (Ouvrage de fiction)

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© Christophe Dugave 2008
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19 mai 2009 2 19 /05 /mai /2009 12:30
Course mortelle

"A ce stade, c'était juste une jeune fille disparue depuis peu et il n'y avait pas suspicion d'agression sexuelle". Cette phrase trouvée dans un document de la GRC relatif à la disparition de Sandra Lynn Wolfsteiner peut laisser perplexe, sinon  choquer. Sandra avait 16 ans et habitait avec sa sœur à Langley, dans la banlieue de Vancouver. En fin de matinée le 19 mai, elle se dirigea vers Surrey pour déjeuner avec son petit ami. Elle passa tout d'abord chez sa mère et, vers 11 heures 30, elle tenta sa chance auprès des automobilistes, espérant qu'un d'entre eux voudrait bien la prendre en stop. Par hasard, la mère de son petit ami l'aperçut alors qu'elle embarquait dans un coupé de couleur gris métallisé, probablement l'un des véhicules loués par Olson. Il semble que celui-ci soit parvenu ensuite à la convaincre de l'accompagner – probablement en lui proposant un petit boulot – et  l'emmena sur la route de Chilliwack Lake, une zone peu fréquentée où il disait avoir une cabane. Elle le suivit dans les broussailles où il la tua en la frappant sur l'arrière du crâne avec un marteau. Ce crime purement sexuel n'excluait pas non plus la recherche d'un petit profit puisqu'Olson était également un voleur patenté. Il fouilla donc sa victime et ne découvrit que 10 dollars dans ses poches. « Elle m'avait dit qu'elle en avait 100 ! », devait-il expliquer après son arrestation.
Après une nouvelle pause de presqu'un mois, Clifford Olson devait accélérer sa course mortelle, cherchant de nouvelles victimes de manière compulsive, qu'il soit en voiture ou dans les centres commerciaux où flânaient de nombreuses jeunes filles. Prudent et psychologue, il savait se faire discret et choisissait précautionneusement ses futures victimes. Ainsi, il enleva Ada Anita Court, 13 ans,  alors qu'elle attendait le bus pour aller voir son petit ami au retour d'une soirée de baby-sitting chez son frère et sa belle-sœur, le 21 juin 1981. Ce n'était pas un hasard. Olson vivait alors dans ce même ensemble d'immeubles situé à Burnaby, et il lui avait été aisé de suivre la jeune fille qu'il connaissait. Sans doute lui avait-il proposé de la raccompagner, peut-être lui avait-il promis un petit job bien payé…
Cette fois, la police prit davantage au sérieux sa disparition — non pas qu'elle relia les différentes affaires (le corps de Coleen Daignault n'avait pas encore été retrouvé), mais il était évident qu'Ada n'avait pas fugué puisqu'elle n'avait pas vidé son casier à la Cascade Heights Elementary School et n'avait rien emporté des affaires rangées dans sa chambre. Cette fois-ci, Olson faillit se faire prendre alors qu'il se débarrassait du corps. Jim Parranto, le responsable du camp de Weaver Lake, une aire de pique-nique réputée, patrouillait dans les environs lorsqu'au détour d'un chemin, il tomba nez à nez avec Clifford Olson qui était penché sur le corps d'une jeune fille en jogging multicolore. L'homme de 52 ans demanda à Olson ce qui se passait mais celui-ci ne lui répondit pas, se contentant de le dévisager d'un air mauvais. Comprenant qu'il était en danger, Parranto remonta dans sa voiture et s'enfuit, bientôt poursuivi par le pick-up noir du meurtrier. Il réussit finalement à rejoindre le camp, mais l'émotion et le sentiment de lâcheté le découragèrent d'aller prévenir la police. Plus tard, il finit par contacter la Gendarmerie Royale et expliqua : « J'ai compris que quelque chose n'allait pas… Je me suis dit qu'il fallait que je me sorte de ce mauvais pas ». Confronté à Olson après son arrestation, il reconnaîtra le tueur : « C'était Olson, je le regardais droit dans les yeux ».
La disparition de Simon Partington à Surrey le 2 juillet 1981 réveilla les médias et la conscience populaire. Cette fois-ci, la police pouvait difficilement prétendre que ce gentil garçon de 9 ans avait fait une fugue alors même qu'il avait sagement avalé son bol de corn-flakes et avait enfourché sa bicyclette vers 10 heures 30 pour aller chez un ami, son nouveau livre de Snoopy à couverture orange bien en évidence dans le panier de son vélo. Il parut alors évident que le petit Simon (qui mesurait moins d'1 mètre 30 pour 36 kilos) avait été enlevé. Les recherches mirent en branle un dispositif impressionnant qui activa jusqu'à deux cents agents et enquêteurs, et une liste de suspects fut rapidement établie. Clifford Olson en faisait partie en raison de ses antécédents, mais il ne fut pas inquiété. Pourtant, cinq jours après la disparition de Simon Partington, Olson prit en stop une jeune fille de 16 ans et son amie. Il leur fit son habituelle proposition de lavage de carreaux et persuada l'une des jeunes filles de l'accompagner. Il tenta de la saouler avec des boissons alcoolisées et se laissa aller à des attouchements, mais la fille résista. Cette fois-ci, il fut dénoncé et la police l'auditionna, mais pour des raisons qui défient l'imagination, il ne fut pas arrêté et nul ne songea à faire le lien avec les meurtres de Christine Weller et de Daryn Johnsrude, pas plus qu'avec les disparitions de Coleen, Sandra et Ada, alors même que les enfants s'étaient évaporés à quelques blocs seulement de l'endroit où Christine Weller avait été vue pour la dernière fois. Contrairement à la police, les médias commencèrent à faire leur autocritique en prenant conscience qu'ils avaient sous-estimé les précédentes disparitions en n'en faisant pas une large couverture médiatique. La série ne devait pourtant pas se limiter à ces six premières affaires.
Une semaine plus tard, Judy Kozma, une jolie petite brune de 15 ans plutôt timide, disparaissait après avoir passé un coup de téléphone. Le 23 juillet, c'était au tour de Raymond King Junior, 15 ans, qui cherchait un travail d'été, et dont la bicyclette fut retrouvée abandonnée. Depuis une semaine pourtant, l'enquêteur Les Forsythe s'intéressait fortement à Clifford Olson qui habitait à proximité du domicile des victimes ou bien du dernier endroit où on les avait aperçus. A ses yeux, Olson présentait un profil de suspect idéal. On savait qu'il recherchait des mineurs à qui il proposait de l'argent en échange d'un travail de lavage de vitres pour le moins improbable. Il avait une prédilection pour les voitures de location ou les véhicules empruntés à des amis, et il changeait souvent de moyen de locomotion. Enfin, il avait été arrêté précédemment pour une tentative de détournement de mineure à qui il avait proposé des pilules d'hydrate de chloral. Cependant, ce faisceau de présomptions ne suffisait pas à en faire  un coupable, même si on considérait le fait qu'il avait été en contact avec Gary Marcoux, le violeur multirécidiviste et tueur d'enfants, et avait été impliqué dans diverses autres affaires de détournement de mineurs. Forsythe présenta ses conclusions au cours d'un brainstorming qui réunissait toutes polices de la région de Vancouver impliquées dans la recherche des enfants disparus. Le document de cinq pages qu'il présenta à propos d'Olson retint cette fois-ci l'attention des responsables. Cela n'empêcha pourtant pas la liste de s'allonger encore.
Sigrund Arnd, une touriste allemande de 18 ans, ne fut pas portée disparue immédiatement. Cette étudiante de Weinheim visitait le Canada, et ses parents ne s'inquiétaient guère pour cette jeune femme prudente qui assurait ne jamais faire de stop et ne jamais monter dans la voiture d'un inconnu. Malheureusement, elle avait été conquise par la gentillesse des Canadiens, et il est possible qu'elle ait oublié ses bonnes résolutions… Des témoins déclarèrent l'avoir aperçue dans le train alors qu'elle était abordée par un homme d'âge moyen qui fut identifié par la suite comme étant Clifford Olson. Deux jours plus tard, le 27 juillet, Terri Lynn Carson, une jeune fille fluette âgée de 15 ans, quitta le domicile familial sur le coup des 8 heures pour tenter de trouver un job d'été. Elle disparut à son tour après qu'Olson lui ait offert de l'emmener en voiture. L'homme était pourtant sous surveillance… Deux jours plus tard, la police estima qu'Olson avait certainement eu vent du dispositif à son encontre et décida de le lever, sous-estimant totalement la rapidité d'action du tueur. Ils décidèrent d'utiliser un autre moyen pour le coincer.
Ce n'était un secret pour personne qu'Olson était avide d'argent et le constable Fred Maile de l'Unité des Crimes Graves de la GRC proposa un stratagème. Il allait offrir une récompense à Olson en échange d'informations : si l'homme était le meurtrier, il les mènerait tout droit aux scènes de crime et il serait alors facile de le confondre. Si en revanche il n'avait que des informations fragmentaires, ce serait toujours bon à prendre, et peut-être finirait-il par dévoiler le nom du tueur. Il n'était pas improbable en effet qu'Olson ait fréquenté un autre homme de la trempe de Marcoux et qu'il ait suivi son parcours criminel, comme voyeur ou même comme complice. Clifford Olson rencontra le détective Tarr et les caporaux Maile et Drozda dans un restaurant White Spot, le 30 juillet 1981. La conversation fut enregistrée intégralement et a été depuis reprise dans le livre "Final Payoff" de Ian Mulgrew.
« Pas mal de meurtres dans le coin, pas vrai ?  », commença Maile.
Olson s'arrêta de boire et souffla sur son café. Tous les yeux étaient tournés vers lui. Pendant un moment, il demeura silencieux.
Finalement, Olson annonça qu'il voulait toucher un salaire de 3000 dollars par mois. En échange, il donnerait des informations à propos des disparitions. Lorsqu'il les quitta avec un classique "Je vous recontacterai si je trouve quoi que ce soit", aucun des policiers ne songea à le suivre.  Si l'un d'entre eux l'avait fait, sans doute la petite Louise Chartrand serait-elle encore vivante…
Clifford Olson s'inquiétait tout de même d'être dans le collimateur de la police et, le soir même, il alla voir Robert Shantz, son avocat. En chemin, il repéra la petite Louise, une Québécoise récemment installée avec trois de ses sœurs à Maple Ridge, dans la vallée de la rivière Fraser. Bien qu'elle ait 17 ans, elle était menue et faisait plus jeune que son âge. Elle occupait un poste de serveuse de nuit dans un restaurant et s'y rendait en auto-stop. Alors qu'elle achetait des cigarettes au centre-ville de Mission, à moins de dix minutes du restaurant où elle travaillait, elle rencontra Olson qui l'embarqua dans son auto et la drogua avant de l'emmener à Whistler. En chemin, il se paya le luxe de faire un arrêt au détachement de la GRC de Squamish où il devait récupérer une arme à feu qui lui avait été confisquée. Il revint bredouille parce que l'officier en charge du dossier n'était pas disponible, et repartit avec sa proie comme si de rien n'était. Par les hasards de la géographie, Olson emprunta la Killer Highway pour aller à Whistler, autoroute dont le nom faisait référence aux nombreux accidents mortels survenant à cause de la neige. Il emmena Louise dans une carrière et lui fracassa le crâne avec un marteau avant de l'enfouir superficiellement.
Lorsqu'elle ne se présenta pas à son travail à 8 heures du soir, la direction du Bino's Restaurant contacta une des sœurs de Louise qui prévint la GRC à son tour. Cette fois-ci, la police réagit immédiatement et commença l'enquête dès l'annonce de la disparition. Il était temps car la canicule qui écrasait alors le sud de la Colombie-Britannique commençait à échauffer les esprits, et les pressions politiques se faisaient de plus en plus lourdes. La population commençait elle aussi à céder à la panique, égarée dans le dédale des informations, perdant toute confiance dans les forces de police morcelées en une douzaine de structures indépendantes.
Les polices municipales et les différents détachements de la GRC impliqués dans les recherches furent fédérés dans une task force commandée par le superintendant Bruce Northorp dès le début Août. En plus de mettre au diapason les différents corps policiers et de régler les problèmes de juridiction qui avaient paralysé l'enquête jusque-là, Northorp était particulièrement réceptif aux conclusions de Les Forsythe qui mettaient clairement Olson sur la sellette.
Surveiller Olson n'était pas une chose simple, même pour des policiers expérimentés, car celui-ci se sentait pisté et changeait souvent de route, faisant brutalement demi-tour. Il changeait aussi continuellement de voiture et conduisait tout le temps, franchissant des distances énormes. Ainsi, il parcourut 20 000 kilomètres en trois mois avec quatorze véhicules distincts, et à la mi-juillet, il effectua 5569 killomètres avec une Ford Escort en à peine deux semaines. Olson prit même le Ferry pour l'île de Vancouver située au large du continent. Après avoir cambriolé deux résidences à Victoria, la plus grande cité de l'île, il se dirigea vers la vieille ville minière de Nanaimo. En chemin, il s'arrêta pour prendre deux jeunes auto-stoppeuses. Trois heures plus tard, lorsque la voiture d'Olson vira sur un petit chemin de graviers qui s'enfonçait dans une zone peu habitée au milieu des sapins de Douglas et des épicéas, Northorp décida de mettre fin à la traque et ordonna l'interception du véhicule. La route fut bouclée pour interdire toute fuite et un important dispositif comprenant un hélicoptère se déploya dans la zone. Lorsque le tueur, qui avait commencé à saouler ses victimes, comprit que les jeux étaient faits, il tenta de prendre la fuite mais fut intercepté au barrage. La destinée de Clifford Olson venait, elle aussi, de prendre un nouveau tournant. C'était le 12 août 1981.


Le prix de la vérité

« Ce 6 août est un jour mémorable, avait déclaré Northorp. C'est le début d'une procédure qui va probablement retirer Olson des rues du Canada pour le reste de sa vie ».
Moins d'une semaine plus tard, le redoutable tueur en série était mis hors d'état de nuire. Les choses étaient cependant un peu plus délicates qu'elles pouvaient paraître au premier  abord.
Olson avait été arrêté le 12 août pour conduite dangereuse et non pour meurtres. La fouille de la voiture de location allait cependant fournir une première piste. On y découvrit en effet un carnet d'adresses vert au nom de Judy Kozma, la septième victime d'Olson, qui permit d'inculper le prévenu de meurtre au premier degré.
A ce moment-là, Seuls les corps de Christine Weller et Daryn Johnsrude, Raymond King et Judy Kozma avaient été retrouvés. Les nombreuses similitudes entre les différentes disparitions et la zone géographique relativement localisée ne laissaient guère de doute sur la culpabilité effective d'Olson. Celui-ci était bien conscient qu'il ne se sortirait pas de ce mauvais pas. D'un autre côté, la police ne pouvait ignorer qu'elle entamait une enquête marathon sous haute surveillance, un véritable enfer pour les détectives et leurs supérieurs. Les médias s'étaient déjà beaucoup épanchés sur l'inefficacité des services de police, et nul n'était près à supporter des investigations longues, pénibles et incertaines. Olson proposa alors un accord qui ressemblait bien à un pacte avec Satan. Contre la somme de 100 000 dollars versés sur un compte ouvert pour sa famille, il était prêt à aider les enquêteurs à retrouver les corps manquants et à leur fournir des preuves à charge. Sa seule exigence était qu'il leur ferait découvrir un seul corps à la fois (avec versement de la somme correspondante en échange), et ce, dans un ordre très précis.
Pour monstrueuse que soit la proposition, elle présentait d'énormes avantages pour les instances policières et judiciaires. Une enquête de cette ampleur allait impliquer tant de monde et d'argent que la note se chiffrerait en millions de dollars et durerait probablement des années. Ainsi en Angleterre, Peter Sutcliffe, "l'Eventreur du Yorkshire", confessa finalement le meurtre de treize enfants après que deux cent cinquante détectives aient enquêté sur son compte et que huit millions de dollars aient été dépensés. Pour les familles de victimes aussi, la solution pouvait être acceptable (même s'il n'était pas question de les consulter) puisque la découverte des corps leur permettrait de faire leur deuil.
« Je vous donnerai onze corps pour 100 000 dollars, proposa Olson. Le premier sera gratuit ». A vrai dire il ne restait plus à trouver que sept cadavres, mais la police et la justice acceptèrent le honteux marchandage. Clifford Olson remplit donc sa part du contrat : il mena les enquêteurs sur les lieux de ses forfaits et les corps furent retrouvés un à un. Bien évidemment, chacun était conscient que ce psychopathe calculateur pouvait tenter de s'échapper à l'occasion des nombreux transbordements. Northorp le fit donc transporter dans une voiture avec trois hommes non armés, l'un d'entre eux étant attaché à lui par les menottes. Deux autres véhicules bourrés de policiers lourdement équipés, escortaient la voiture. « S'il avait dans l'idée de s'échapper, il n'aurait pas réussi », assura plus tard le superintendant. Mais Olson n'avait aucune intention de filer en douce. En fait, il s'accommodait de la situation : il gagnait de l'argent pour les siens, pouvait bavarder tout son saoul, et faisait parler de lui. Il donna donc de nombreux détails sur chacun des meurtres. Il raconta ainsi qu'il avait rencontré Judy Kozma dans un McDonald's où elle travaillait à temps partiel comme caissière. Ils avaient sympathisé et la jeune fille lui avait parlé de ses problèmes d'emploi. Lorsqu'il l'avait aperçue le 9 juillet alors qu'elle sortait d'une cabine téléphonique un peu avant midi, il l'avait abordée. Tout s'était passé devant témoin car Olson voyageait en compagnie d'un garçon de 18 ans, Randy Ludlow, qui confirma ses dires.
« Nous roulions en direction du centre-ville de New-Wesminster, devait expliquer celui-ci. Olson a repéré une fille qui sortait d'une cabine sur Columbia Street devant le Royal Columbian Hospital. Il la connaissait visiblement et se dirigea vers elle. Elle souriait et semblait heureuse de le voir. Il s'est rangé le long du trottoir. Elle a traversé la rue et est venue lui parler ».
Comme à son habitude, Olson abreuva les jeunes gens avec la bière qu'il n'omettait jamais d'emmener dans sa voiture. Il adorait boire en conduisant et aimait que ses passagers boivent aussi. Judy se rendait à un rendez-vous pour tenter de décrocher un second boulot mais, comme elle était en avance, Olson lui proposa encore à boire et ils allèrent chercher ensemble des bouteilles dans un bar de Richmond. Ludlow fut chargé de préparer les cocktails et mélangea rhum et Coca selon les instructions d'Olson qui encourageait la jeune fille à consommer davantage.
« Olson me disait de mélanger, expliqua Randy. Je lui ai donné un verre de Coke sans rhum. J'ai attiré l'attention de Judy pour lui signaler que ce n'était que du Coke ».
Olson donna des petits cachets verts à Judy, lui assurant que cela la requinquerait et l'empêcherait d'être saoule. Elle les avala. Il s'agissait d'une drogue surnommée "Mickey Finn".
Par la suite, alors que Clifford Olson avait laissé Judy et Randy dans la voiture, le jeune homme nota que l'adolescente semblait anxieuse et pleurait. Il pensa qu'elle se rendait compte qu'elle avait manqué son entretien et qu'elle avait bu plus que de raison, mais il est également possible qu'elle ait mal réagi à l'absorption de "Mickey Finn" qui pouvait provoquer une réaction dépressive. Lorsque Ludlow revit Olson, celui-ci lui assura avoir déposé Judy à Richmond. En fait, Judy était déjà morte et, le lendemain de son crime, il partait en vacances avec Joan et Clifford III dans la région de Los Angeles.
Olson répétait sans cesse le même mode opératoire : il abordait les enfants, sympathisait, leur proposait du travail et les attirait dans sa voiture où il les faisait boire et les droguait. Son arme préférée était le marteau, mais il n'hésitait ni à poignarder, ni à étrangler ses victimes. Il les ensevelissait ensuite rapidement dans une zone géographique relativement réduite qui se situait entre Wisthler, Surrey, Chilliwack, Agassiz et Richmond. En général, il préférait aborder les enfants attendant le bus ou pratiquant l'autostop, une activité qui était très à la mode au début des années 80.
A vrai dire, une fois les pièces du puzzle assemblées, l'affaire semblait relativement simple. Olson apparaissait comme un serial killer classique quoi que particulièrement compulsif. Il avait pris de court la police, et le temps de réaction des autorités allait être un sujet de controverse plutôt brûlant. L'accord financier passé entre la justice et Olson allait également soulever un tollé médiatique sans précédent.


Division policière et règne criminel

Il est clair que la relative "longévité criminelle" de Clifford Olson a grandement profité de la multiplicité des forces de police en Colombie-Britannique. Au début des années 80, on comptait pas moins de six mille représentants de la loi dans la province, répartis entre douze forces de polices municipales indépendantes et une importante représentation de la Gendarmerie Royale du Canada (la police fédérale), elle-même subdivisée en une centaine de détachements. Si la GRC formait une entité cohérente, elle n'était pas concernée au premier chef lorsque les meurtres avaient lieu dans des municipalités qui n'était pas sous sa juridiction pour les affaires courantes. Ainsi, la GRC traitait les affaires inter-provinciales et les délits aux lois fédérales tels que le trafic de drogue, les infractions aux lois sur les armes à feu, la contrebande etc… Elle intervenait aussi dans les petites localités qui n'avaient pas les moyens d'entretenir des forces de police. En revanche, chaque police municipale, qui avait pouvoir d'enquête, conservait frileusement ses prérogatives et limitait jalousement sa juridiction. Ainsi, la transmission des données entre les différents corps policiers était quasiment impossible tant qu'il n'était pas prouvé qu'un même individu agissait de manière répétitive en différents points du territoire, et même dans ce cas, elle restait difficile. Chaque corps ayant sa propre bureaucratie avec une chaîne de commandement distincte et pas toujours fonctionnelle, une enquête de l'importance de celle des "Enfants disparus" ne pouvait être que vouée à l'échec.
Les luttes intestines entre les services de police, et parfois même à l'intérieur d'une même structure, ne furent pas non plus étrangères à cette lenteur de la réaction. Ainsi, au début de l'été 1981, les rivalités dans la hiérarchie de la GRC contrarièrent considérablement le processus d'enquête qui réclamait au contraire une collaboration de tous les services. Le "saupoudrage" des agents sur l'ensemble du territoire et la présence de "brebis galeuses" aux sein de la Gendarmerie Royale limitaient considérablement son efficacité. Sans remettre en cause la compétence des enquêteurs, ceux-ci souffraient d'être isolés les uns des autres sans réels moyens d'investigation. Les choses changèrent radicalement avec la création de la task force multi-corps qui agissait sous le commandement unique de Bruce Northorp.
Détecter un tueur multirécidiviste n'était pas très simple. En effet, à cette époque, le phénomène des serial killers était encore mal connu, et il est certain que les spécificités d'Olson, compulsivité et bisexualité, pouvait tromper les enquêteurs. Les victimes étaient des deux sexes, d'âges différents, phénomène assez rare pour un pédophile. Ainsi, les enquêteurs avaient admis comme règle générale qu'un maniaque s'attaquant aux préadolescents n'avaient pas de préférence sexuelle alors que ceux qui agressaient des individus plus âgés était plus sélectifs. En cela, les profilers, qui avaient alors tendance à classifier les délinquants, ne furent pas d'une grande utilité aux policiers. Seule l'augmentation du nombre de disparitions d'enfants apparemment "sans histoire" aurait pu les interpeller. Encore aurait-il fallu que les enfants manquants aient été immédiatement reconnus comme "missing persons" (personnes manquantes) et non comme fugueurs. Contrairement à la politique pratiquée de nos jours par de nombreuses polices de par le monde, la disparition d'un adolescent en 1981 ne déclenchait pas des recherches immédiates, et on attendait souvent plusieurs jours avant de s'inquiéter vraiment. Il fallut que des enfants prépubères (peu sujets aux fugues) ou des adolescents partiellement émancipés, disparaissent pour que la police prenne les dispositions nécessaires. Ainsi Derrick Murdoch écrit dans "Disappearances" : "Quand un enfant de 10 ans ou moins est porté manquant plus de 24 heures, il est peu probable que ce soit volontaire de sa part".
Le phénomène de l'auto-stop, très en vogue chez les jeunes au début des années 80, n'a pas non plus été anodin dans l'affaire Olson. Peu sensibilisés au risque d'une telle pratique, les enfants ou les jeunes adolescents crédules se laissaient facilement berner par cet homme sympathique qui semblait exercer une forte emprise sur les enfants.
Restait que la forte cohérence géographique, qui excluait Vancouver alors même que les communes de la banlieue sud étaient touchées par les disparitions inexpliquées, aurait pu être utilisée pour retracer le parcours criminel d'un suspect. Malheureusement, le profilage géographique n'existait pas encore, et le manque de collaboration entre les services n'aidait pas à la transmission de ce genre d'informations, certains considérant comme fugueurs des enfants disparus et d'autres s'alarmant à bon escient. De plus, l'absence de corps dans la plupart des cas ne permettait pas de déterminer un modus operandi précis. Durant la presque totalité de l'enquête, seuls les cadavres de Christine Weller et Daryn Johnsrude furent découverts : d'âges et de sexe différents, il ne semblait y avoir aucun rapport entre les deux affaires puisque Christine était prépubère et Daryn avait 16 ans et une certaine autonomie. La cause de la mort elle-même différait quelque peu : coups de couteau et strangulation pour Christine Weller, coups de marteaux pour Daryn. Bien évidemment, la comparaison des secrétions éventuelles de l'agresseur aurait pu permettre de relier les meurtres, mais à l'époque, la comparaison d'échantillons  ADN était encore à venir. Les autres indices, permettant une mise en relation des deux meurtres, étaient pour le moins ténus.
Plus encore que les difficultés d'organisation et de matériel, un des obstacles à la détection d'un serial killer était certainement (et reste encore) la volonté des autorités de ne pas admettre son existence. Cette évidente mauvaise fois appelée "linkage blinkness", littéralement "cécité dans la corrélation" est un phénomène général qui cherche à anticiper l'effet négatif que pourrait avoir une telle nouvelle sur l'image des services et leurs futures ressources. C'est même de nos jours la principale raison qui permet à des criminels multirécidivistes de continuer à tuer alors qu'on dispose d'outils performants pour les détecter. Il est évident que dans le cas Olson, cette "cécité" a joué pour beaucoup dans l'échec de l'enquête, comme le prétend Bruce Northorp dans le livre qu'il a écrit avec Leslie Holmes "Where Shadows Linger: The Untold Story of the RCMP's Olson Murders" où il met en cause les précédents enquêteurs, prétendant qu'on aurait pu épargner la vie de sept victimes.  Ceux-ci bien sûr ont réagi : ainsi Fred Maile et Ed Drozda, les policiers qui avaient rencontré Olson pour lui demander de les "aider" moyennant rétribution, ont déclaré que ce genre d'allégations était fantaisiste. Le responsable hiérarchique de Maile, le Staff Sergeant Arnie Nylund, a même tenu à préciser : « Fred semblait savoir ce qu'il faisait, et je n'ai jamais eu connaissance de quelque chose qui témoigne du contraire. C'est facile de voir les choses avec du recul et de tirer des conclusions. Nous avions d'autres suspects qu'Olson. N'oubliez pas, il n'était pas évident qu'un tueur en série ait été dans le coup. De plus, les gars travaillaient durs sur d'autres homicides qui n'avaient aucun rapport avec ce cas précis. Une fois qu'Olson a été emprisonné, nous nous sommes posés un tas de questions. Nous avons fait de notre mieux avec ce que nous avions. J'ai seulement du respect pour ces gars et ce qu'ils ont fait ».
C'est peut-être oublier un peu vite qu'à la sortie du restaurant où ils s'étaient rencontrés, Olson, qui admettait implicitement qu'il savait quelque chose, n'avait pas été filé. Il s'était même payé le luxe d'enlever et de tuer Louise Chartrand le jour même. On aurait certainement pas pu éviter sept meurtres comme le prétend Northorp, mais Louise Chartrand serait sans doute en vie si les policiers avaient mis en place une filature discrète. Le manque d'effectifs n'est pas vraiment une excuse puisque ce jour-là, ils étaient pas moins de trois enquêteurs à l'affût dans le restaurant.
L'affaire Olson a donc beaucoup perturbé les instances policières qui ont montré une réactivité quasi nulle et une organisation inadéquate pour ce genre de cas. Le fait que quatre victimes aient été tuées alors qu'Olson était sous surveillance plu sou moins étroite peut sembler hallucinant. Même en considérant le fait que la police ne disposait pas de profileurs expérimentés ni de techniques de profilage informatique, la GRC a tout de même montré une incompétence coupable, mais fort heureusement inhabituelle.
Il est en revanche certain que, comme dans beaucoup de cas, le temps ne fut pas l'allié des policiers. Olson tua en effet onze enfants en moins de 9 mois, dont dix en 3 mois, d'avril à juillet 1981. Cette fréquence élevée, qui en fait presque un spree killer plutôt qu'un serial killer, a un côté déconcertant et atypique, d'autant plus que l'homme a commencé fort tard (à 40 ans passés) son terrifiant parcours criminel.


Psychopathe ou psychotique ? La personnalité complexe de Clifford Olson


Le parcours criminel de Clifford Olson est quasiment unique dans les annales, du moins pour un pays moderne tel que le Canada. Sa "vocation tardive" (quoi que discutable) et la fréquence de ses crimes, en font un tueur en série à part, une sorte de chimère entre serial et spree killer.
Le spree killer (littéralement le "tueur festif") est en effet capable d'assassiner un grand nombre de personnes en un temps relativement court et dans des endroits différents, accomplissant une sorte de "virée criminelle du samedi soir" qui s'étendrait sur quelques jours ou quelques semaines. Il finira donc par se faire prendre en manquant de prudence ou en attirant l'attention, par exemple en permettant aux policiers de relier rapidement les crimes entre eux (ce qui ne fut pas le cas dans l'affaire Olson, mais pour d'autres raisons déjà évoquées).
Au contraire du serial killer psychopathe bien organisé et prudent, le spree killer obéit souvent à une pulsion de mort, parfois ancienne et non exprimée, parfois émergente, et ce (pour la forme la plus aiguë du phénomène) sans se préoccuper de laisser des traces ou d'être vu. Ainsi, Olson a continué de tueur sans changer de région bien qu'il ait été vu avec le corps d'Ada Court à Weaver Lake, et répéré alors qu'il embarquait plusieurs de ses futures victimes. Cela n'en fait pas pour autant un individu psychotique. Sans doute a-t-il fait quelques erreurs d'appréciations, mais il estimait probablement qu'il prenait assez de précautions en changeant régulièrement de véhicule. Il est également évident que Clifford Olson se moquait pas mal de retourner en prison, non pas qu'il ait voulu se faire prendre, mais parce que la prison faisait partie intégrante de sa vie. Il obéissait à son instinct, à ses fantasmes, sans s'imposer de barrières par soucis de sa propre sécurité.
« C'était une envie très forte… Vraiment très forte, et plus je la laissais aller et plus elle s'intensifiait, jusqu'au point où je prenais des risques pour aller tuer des gens, des risques que normalement, selon mes règles d'opération, je n'aurais pas pris parce qu'ils auraient pu mener à mon arrestation » a déclaré Ed Kemper. Il est probable qu'Olson relève de la même logique criminelle que ce tueur en série Américain qui assassina huit femmes dont sa propre mère en 1972 et 1973 après avoir abattu ses grands-parents une dizaine d'années auparavant. Clifford Olson satisfaisait son besoin de sexe morbide sans se préoccuper des conséquences pour les autres ou pour lui-même. Le problème était qu'adulte malgré tout, ses fantasmes et ses besoins défiaient la norme.
Contrairement à beaucoup de tueurs en série, Olson n'a pas eu une enfance malheureuse. Aucun évènement tragique n'est venu perturber le cours de sa jeunesse. A partir de l'adolescence, il a simplement opté pour une route difficile qui le menait régulièrement en prison. On peut donc imaginer qu'Olson est fondamentalement mauvais dans le sens où il n'est pas uniquement le produit d'une personnalité et d'une histoire, mais qu'il doit apparemment son parcours de délinquant et de criminel à son seul psychisme déviant. Il n'est peut-être pas un individu psychotique privé de repères et muré dans un univers fantasmatique, mais c'est certainement un psychopathe extrême. Pourquoi n'a-t-il donc pas tué avant ? Sans doute parce qu'il n'a été que rarement en liberté… Mais l'explication ne se suffit pas à elle-même.
Comme nous l'avons vu précédemment, sa rencontre avec Gary Marcoux au SHU a certainement été un facteur déclenchant. Il aurait tout aussi bien pu s'inspirer de l'histoire de John Wayne Gacy, le tueur américain d'adolescents qui prétendait qu'il était aisé de trouver des victimes : motels, clubs, parkings, épiceries, et plus particulièrement pour les enfants, les écoles, les centres d'achat, les arcades ou les rues. De simple délinquant sexuel, il est devenu tueur et Marcoux semble avoir initié les besoins sadiques d'Olson.
Les similitudes entre les deux cas Olson et Marcoux sont nombreuses et pour le moins troublantes. Ainsi, Olson dissimula les cadavres de cinq enfants dans la zone du Lac Weaver, là même où Marcoux avait enlevé Jeanna Doove, et l'un des enfants fut même retrouvé près de l'endroit où Jeanna mourut. Un autre fut assassiné à Whitstler, non loin de la route qui relie la ville au lac Weaver, voie que Marcoux avait maintes fois parcourue. La théorie semble donc se vérifier à moins qu'il s'agisse d'un pur hasard lié à la domiciliation d'Olson qui habitait dans cette zone. Car loin de vouloir seulement imiter le "maître", Clifford Olson voulait devenir le plus grand tueur en série de tous les temps et c'est peut-être aussi ce qui explique son insatiable besoin de meurtre. La mégalomanie dont il a fait preuve depuis abonde en ce sens. Ainsi, Peter Worhington, éditeur du Toronto Sun,  demanda un jour à Olson s'il se comparait au célèbre Hannibal Lecter, le tueur sadique et cannibale du "Silence des agneaux". Olson répondit d'un air suffisant : « Peter, il n'y a pas de comparaison. Hannibal Lecter est une fiction, moi, je suis réel ». Cette remarque ne fait qu'illustrer en partie l'incroyable orgueil d'Olson, un trait de caractère commun à la plupart des tueurs en série qui se conjugue en même temps à une mésestime d'eux-mêmes. La réponse à cette "agression", qu'ils prennent comme "extérieure", est une recherche de puissance à tout prix, ce pouvoir suprême ne pouvant s'exercer que par la possession et la destruction de l'autre. Il en résulte un comportement antisocial extrêmement marqué chez Olson qui est un voleur et un violeur multirécidiviste ne respectant ni les biens, ni la vie d'autrui. Son comportement quotidien le démontre : brutal avec les voitures qu'il loue, il l'est aussi avec sa femme. On peut alors supposer que si Olson a demandé que 100 000 dollars soient remis à sa famille en échange d'informations sur les victimes, c'est plus par calcul que par amour. Cet homme, qui se définit lui-même comme un mari aimant et un bon Chrétien assistant aux offices, n'est rien de tout cela. De Dr. Jekyll, il n'a que l'apparence.
Bien qu'il n'ait guère joué la comédie au cours de son procès, Olson sait parfois se forcer pour prendre l'image qu'il tente vainement de se donner. Ainsi, le 5 février 1982, il écrivit à Geneviève Westcott, journaliste à CBC, pour expliquer pourquoi il avait plaidé coupable. Il expliqua que la veille d'être inculpé pour le meurtre de Judy Kozma, il avait rencontré sa femme et son fils pendant deux heures.
« Je n'ai pas pu m'empêcher de pleurer pendant ces deux heures… J'ai dit à ma femme que j'étais responsable de la mort des enfants et que je ne pourrais pas vivre avec moi-même ni avoir la moindre paix de l'âme tant que je n'aurai pas confessé ce que j'avais fait et rendu les corps à leurs familles afin qu'ils reçoivent une sépulture chrétienne décente ».
Personne ne croit vraiment à ces regrets de façade. Il est clair que son absence de remords découle d'un manque total de culpabilité. Cela ne remet pas en cause l'intelligence du tueur qui, si elle n'est pas supérieure à la moyenne, n'en est pas moins normale. « Il y a un groupe de psychopathes, auquel Olson appartient clairement, qui peut être fascinant, charismatique, attachant, prévisible et sinistre, avec la capacité de manipuler leurs semblables », explique le Dr. Russell Fleming, le psychiatre en chef du Penetang's Mental Health Center dans un article du Toronto Sun.
Un autre signe de l'immense orgueil d'Olson, et de sa course au pouvoir, est ce jeu dangereux d'indicateur qu'il a joué avec la police et la justice, que ce soit pour confondre d'autres malfrats et pour s'accuser lui-même. Il revendiquera d'ailleurs à plusieurs reprises un tableau de chasse plus considérable, peut-être une soixantaine de victimes  comme il le déclarera au palais de justice de Surrey en août 1997 alors qu'il tente d'obtenir une révision de sa peine, mais ces allégations n'ont jamais pu être vérifiées. Il est peu probable qu'en si peu de temps (il a passé la majeure partie de sa vie adulte en prison), Olson ait eu la possibilité matérielle de tuer beaucoup plus. Paradoxalement, il niera avoir assassiné quatre autres jeunes filles : Verna Bjerky dans la région de Hope et de Yale, Pamela Darlington à Kamloops, Monica Jack à Quilchena et Marney Jamieson à Gibsons. En revanche, cette véritable "vente de cadavres" pour la somme de 100 000 dollars est un pied de nez flagrant  adressé à la police et à la justice canadiennes, et par là même, à tous ses semblables. Mégalomane, Olson n'hésitera pas à envoyer des lettres au Premier Ministre Canadien de l'époque, Jean Chrétien, et au Président Bill Clinton, ainsi qu'à bon nombre de journalistes influents ou à des PDG. Un tel comportement n'est pas exceptionnel : Jack l'Eventreur, le plus célèbre des tueurs en série, multiplia lui aussi les provocations, les fausses pistes, les moqueries, envoyant des dizaines de lettres à la police et aux journaux et discutant avec les agents avant de commettre ses horribles meurtres. On ne sait si tous les crimes qui lui sont attribués sont réellement de son fait, mais il est certain qu'il a tout fait pour qu'on le soupçonne d'une véritable hécatombe. De la même manière, Olson ne se limita pas à son propre cas et réclama aussi sa contribution dans le tableau de chasse morbide du Green River Killer dont une grande part a été assumée par Gary Leon Ridgway, le serial killer US arrêté en 2001. Ridgway a réalisé une épopée criminelle d'une intensité comparable à celle d'Olson, mais d'une plus grande longévité : au moins quarante-huit femmes dont quarante-quatre furent assassinées entre 1982 et 1985 sur la Pacific Highway, certains des corps étant abandonnés sur les rives de la Green River qui donna son nom à l'affaire. Le parallèle avec Ridgway ne se limite d'ailleurs pas à ses actes : bien que leurs histoires et leurs caractères soient clairement différents, Olson et Ridgway se marièrent, eurent des enfants et manipulèrent tous les deux la police et la justice avec succès. Cependant Ridgway, un homme discret et de bonne réputation, n'a jamais cherché à se moquer aussi ouvertement de la justice que l'a fait Olson.
Le texte qu'Olson a écrit sur lui-même, pompeusement intitulé "Profil d'un tueur en série : l'histoire de Clifford Robert Olson" où il se voit avec un regard extérieur, en dit long sur la démesure de son ego. Inversement, il n'y mentionne les enfants qu'en termes médico-légaux pour expliquer la nature et l'effet des lésions occasionnées à chacun d'entre eux, une autre preuve de la dépersonnalisation des victimes. Il a également écrit un rapport détaillé sur chacune de ses onze victimes ; ces comptes-rendus devaient être donnés à son fils pour ses 20 ans en l'an 2000. Le pauvre Clifford III se serait sans doute bien passé d'un tel héritage…
La vision du futur d'Olson est déconcertante. S'il est conscient du fait que son fils grandira dans le souvenir d'un père meurtrier, et que sa femme supportera le poids de ses fautes tout le restant de sa vie, il écrit : "Elle m'a dit de faire ce qui est bien et qu'elle m'aimera toujours et qu'un jour nous nous retrouverons au paradis, priant Dieu ensemble"… A tout cela bien sûr s'ajoute un comportement sadique classique chez un psychopathe : violence gratuite, mise à mort brutale et barbare, et surtout l'horrible cassette audio qu'il passa au téléphone aux parents de Judy Kozma, un autre moyen de prolonger son emprise sur sa victime par-delà le trépas, en s'en prenant à ses proches. De même, il téléphona et écrivit des lettres à plusieurs autres familles, décrivant à loisir le traitement pervers et cruel qu'il avait fait subir à leur enfant. Si Olson n'est pas le plus grand tueur en série de tous les temps de par le nombre de ses victimes, c'est sans aucun doute l'un des plus abominables. Après son procès, le procureur de la Couronne, John Hall, confia aux journalistes du Vancouver Sun que c'était "le cas le plus pathétique et le plus bizarre" qu'il lui ait été donné de voir. A ceux qui l'interrogeaient à propos des motifs d'Olson, il répondit : « Qui en sait quelque chose ? C'est difficile d'explorer la pensée humaine. Il est fou dans le sens large mais pas au sens légal. C'est un psychopathe paradoxal. Il peut aller à l'église et battre sa coulpe tout en disant "J'aime ma femme, j'aime mes enfants", mais il ne peut pas. Il peut croire qu'il a de vrais sentiments mais c'est superficiel. Il n'a pas de conscience ».


Le jugement éclair

Loin d'être un détenu modèle, Clifford Olson multiplia les provocations, indifférent aux conséquences que cela pourrait avoir sur un très improbable libération.

Inculpé du meurtre de Judy Kozma dont on avait trouvé le carnet d'adresses dans sa voiture, Olson avoua finalement tous ses crimes. Il savait qu'il ne risquait finalement que la prison à vie puisque le Canada avait aboli la peine de mort en 1976. Depuis son adolescence, il n'avait pas beaucoup connu la liberté et il est probable qu'il espérait bien malgré tout être relâché après 25 ans de détention. Ayant obtenu la somme demandée, il avait conduit les enquêteurs sur les lieux où il avait sommairement enfoui les corps. Restait à le juger.
On attendait un monstre. Le public découvrit un homme sans personnalité, plutôt médiocre et terne, d'autant plus pitoyable qu'il se rendait compte qu'il n'était pas à la hauteur de l'image que les médias avaient projetée. Clifford Olson était un individu à la personnalité monstrueuse, mais ce n'était pas le grand, le puissant tueur en série qu'il prétendait être.
Le procès ne dura que quatre jours, du 11 au 14 janvier 1982. Le troisième jour, Olson se décida à plaider "coupable", conseillé par son avocat Robert Shantz.  Il ne fallut que peu de temps pour que le jury prenne sa décision. Le lendemain, le juge Harry McKay le condamna à onze peines de prison à vie concurrentes. En théorie, Olson pouvait donc être libéré au cours de l'été 2006, mais il était évident que nul n'était disposé à envisager sa remise à l'air libre.
« Je n'ai pas de mots pour décrire l'énormité de vos crimes, la douleur et l'angoisse que vous avez causées à tant de gens, déclara le juge McKay. Aucun châtiment que pourrait vous infliger un pays civilisé ne saurait convenir à un homme tel que vous…  Vous ne devriez jamais être libéré sur parole pour le reste de vos jours. Ce serait de l'inconscience que de vous remettre en liberté ».
La cause était entendue. Clifford Robert Olson allait probablement passer le reste de sa vie en prison, mais cette victoire apparente ne satisfaisait pas totalement les familles des victimes. Non seulement Olson avait eu la satisfaction de voir sa famille toucher 100 000 dollars mais en plus, le bruit courrait qu'il écrivait son histoire et qu'il comptait la publier. Les parents des victimes rédigèrent une lettre commune qu'elles adressèrent au Solliciteur Général Kaplan. Certes, l'avocat général de la province, Allan Williams, avait expliqué qu'en payant 100 000 dollars, la Couronne s'assurait d'obtenir contre Olson une condamnation pour meurtre au premier degré, mettant fin à l'angoisse des parents de disparus et faisait l'économie d'une longue et coûteuse enquête, mais celà ne suffisait pas à calmer l'opinion publique.
"Nous souffrons de nouvelles blessures à présent que nous avons appris que Clifford Olson a profité financierèrement de la mort de nos enfants. Tout cela est aggravé par le fait que Monsieur Olson pourrait tirer bénéfice de la publication de son histoire dégoûtante, malfaisante et perverse. Clifford Olson tire un évident plaisir moral de la publicité qui lui est faite et ne connaît pas de limite morale qui pourrait le dissuader de profiter financièrement, directement ou indirectement, de la vente de ses mémoires".
La lettre n'eut que peu d'effet malgré la centaine de signatures qui la paraphaient. La presse s'empara de l'affaire et appuya la protestation des familles. Depuis que l'accord secret avec Olson avait été dévoilé en 1982, une véritable marée de protestation s'était élevée du pays tout entier. Le 14 janvier 1982, le Vancouver Sun titrait : "Olson a été payé pour localiser les corps". Bien que le deal ait été connu officieusement au moment du procès, la police avait renoncé à en parler pour que l'accusé ne pâtisse pas d'une publicité aussi négative. Le calcul n'était sans doute pas judicieux car ce silence des autorités donnait l'impression que la justice avait traité avec un tueur en série pour de sombres raisons financières et se moquait pas mal des familles de victimes. Le tremblement de terre médiatique secoua l'ensemble de l'autorité judiciaire, du procureur général de Colombie-Britannique, le ministre fédéral de la justice, le chef de la GRC et son adjoint jusqu'au Premier Ministre du Canada.
Le superintendant Bruce Northorp revint plus tard sur ces évènements : « Je trouve impensable qu'on l'ait payé pour que celui-ci fournisse des preuves. La proposition de payer la femme d'Olson fait tout simplement se hérisser mes cheveux sur la tête. Ils n'ont jamais été séparés et Olson est en mesure de profiter lui aussi de l'argent payé à sa femme. La situation aurait été différente s'ils avaient été divorcés et s'il avait donné des informations sur son passé criminel. Ce n'était pas le cas ».
Clifford Olson n'en resta pas là. Prétendant localiser d'autres corps en novembre 1981, il traîna les enquêteurs jusque dans les Territoires du Nord-Ouest où il n'avait probablement jamais mis les pieds. Lassée de ses mensonges, la police renonça définitivement à l'extraire du pénitencier de Kingston, Ontario.
Au cours de l'automne 1984 s'ouvrit une audience pour le moins sulfureuse sous la présidence du juge William Trainor : la Cour Suprème de Colombie-Britannique devait statuer sur le bien fondé de l'accord conclu entre la police et Olson pour la somme de 100 000 dollars. Dès le début de l'audience, les insultes fusèrent à l'intention de Joan Olson et de son fils, au point que le président dut faire sortir le public. La réaction de la foule, qui associait Joan Olson et son enfant aux actes criminels de Clifford, était sans aucun doute excessive : on parlait de "Rosemary's baby" et de "graine de démon"… Joan déclara d'une voix tremblante : « Cela me navre qu'on pense que j'ai quoi que ce soit à voir avec tout ça. J'ai pleuré, j'ai pleuré pour tout ça. Je ne sais pas comment expliquer ». Joan Olson apparut comme une femme brisée par sa vie avec deux hommes peu recommandables : un alcoolique qui la battait, et un criminel abominable qui avait fini par la violenter également. « Je le hais pour la nuit où il a dirigé un couteau contre ma gorge. Il me terrorisait, m'effrayait, me battait. Je n'avais personne vers qui me tourner ». Des années après les faits, la vie de Joan Olson était un cauchemar, à l'image de ces nuits où elle voyait le fantôme de Simon Parrington la supplier. A son propre fils, elle a pourtant exposé simplement la situation : « Je lui ai juste expliqué que son père était quelqu'un de mauvais, qu'il allait passer le reste de sa vie en prison et que nous n'irions jamais le voir, et il a accepté ça. Ce qu'il fera plus tard, je n'en sais rien ».
Pourtant Joan restait Madame Olson malgré tout. Son opinion à propos de Clifford n'était pas totalement négative : « C'est vraiment un charmeur. Il avait une façon de parler telle que je ne connais pas de femme pouvant ne pas être attirée. Je ne sais pas ce que c'est en réalité. J'aime dire que ce sont ses yeux marron, mais ça ne pouvait pas être ça.
Suivant le sentiment populaire, le juge Trainor décida que Joan Olson devait rendre les 100 000 dollars plus intérêts, et payer les frais de justice. Nul ne manifesta la moindre sympathie pour la femme et l'enfant de Clifford Olson tout au long de ces années. Pourtant, Shantz et McNeney, les avocats de la famille Olson, contre-attaquèrent, et quelques mois plus tard, la Cour Suprême du Canada, la plus haute instance juridique du pays, annula le précédent jugement et rejeta l'appel des parents de victimes. La fin de l'épopée était aussi honteuse que l'avait été l'accord qui avait permis à un tueur en série d'être le "commis" de la justice.
Par la suite, Olson fut transféré à Prince Albert dans la Saskatchewan puis dans la SHU du pénitencier de sécurité maximale de Sainte-Anne-des-Plaines au Québec où il est toujours détenu.


Les conséquences de l'affaire Olson


Manifestation menée par les familles et proches des victimes d'Olson alors qu'il allait comparaître devant la Cour envue d'une improbable libération.

 Un an après la libération pour le moins controversée de Karla Homolka, reconnue responsable du meurtre de sa sœur et complice dans le viol de plusieurs femmes Ontariennes ainsi que dans le rapt, le viol, la torture et l'assassinat de deux jeunes filles, la demande de libération sur parole de Clifford Olson fit couler beaucoup d'encre et de salive. Contrairement à Karla Homolka qui n'était pas une psychopathe au sens légal du terme et ne semblait pas représenter à elle seule un danger manifeste pour ses semblables, chacun s'accordait pour penser que Clifford Olson était toujours un tueur sadique et que les 25 années de détention ne l'avaient en rien changé. En plus d'être un psychopathe, Olson avait maintenant un comportement psychotique avec des troubles rappelant la schizophrénie tels que les discours désorganisés et délirants. Loin de s'être amélioré d'une quelconque manière, l'état d'Olson s'est même considérablement aggravé. Fort sagement, la commission chargée d'évaluer les chances de réinsertion du détenu estima qu'il n'était absolument pas prêt à être libéré. Quoi qu'il en soit, Clifford peut officiellement déposer une nouvelle demande de libération en 2008… Savoir que son cas sera une nouvelle fois examiné peut faire frémir quand on connaît ses capacités de manipulateur et de simulateur. Comme il l'écrit lui-même dans son autobiographie, "Olson était un vantard, un menteur et un voleur"…
La vague médiatique soulevée par son procès et l'accord financier en 1982 puis par sa demande de libération conditionnelle 24 ans plus tard ont forcé les autorités, en particulier le pouvoir politique, à réaliser que pour ce type de détenus, le système judiciaire était trop permissif. De nombreuses voix se élevées pour demander un changement de la loi concernant la libération sur parole, à commencer par les familles de victimes qui, à chaque fois, vivent un nouvel enfer. « L'examen des demandes de libération pour ce type de délinquant violent "revictimise" les familles » a déclaré John Les, le Solliciteur Général de Colombie-Britannique.

Olson n'a manifesté ni remords, ni compassion pour ses victimes et leurs familles. Homme dangereux, pédophile et sadique, les longues années de détention en ont fait un individu psychotique et haineux. En juillet 2006, il comparut devant une commission de libération conditionnelle au grand désespoir des proches de victimes. C'est un vieillard de 66 ans, amaigri et délirant, qui fut présenté aux juges : ceux-ci, conscients de sa dangerosité extrême, rejetèrent sa demande.

 Il est vrai que même si Olson semble parfois perdre le sens des réalités, il ne doit probablement pas se faire grande illusion quant à ses chances d'être libéré, et pour le moment, il ne fait rien pour simuler une "guérison". Il a même refusé en 2006 de se soumettre à un examen psychiatrique. Un autre tueur en série tel que David Threinen, qui enleva et étrangla quatre jeunes enfants à Saskatoon (Saskatchewan) en 1975, a fait preuve de plus de réalisme : alors qu'après 25 années de détention, on étudiait sa libération conditionnelle, il présenta ses excuses aux parents des victimes et déclara qu'il méritait de finir sa vie en prison. Olson n'a jamais montré le moindre remords. Encore une fois, son motif est purement sadique comme le souligne Darylene Perry, la sœur de la petite Ada Court :« Il ne veut même pas être là, il veut que nous soyons là ». Gary Rosenfeldt, le père de Daryn Johnsrude et fondateur du "Centre de Ressources Canadien pour les Victimes de Crimes" est persuadé qu'Olson "jouit de la douleur et de la souffrance qu'il inflige aux familles".
Vic Toews, le nouveau ministre de la justice du Canada, annonça que le gouvernement allait se pencher sur le problème au cours de l'automne 2006.  « Maintenant, nous devons y aller et disposer d'appui pour effectuer ce changement pour que nous n'ayons pas à recommencer dans deux ans, a déclaré Darylene Perry. Je ne veux plus revivre ça ». Le solliciteur général de Colombie-Britannique, John Les, abondait également dans ce sens :« Tout changement à la loi fédérale, règlement ou protocole qui donnerait davantage de pouvoir aux victimes et irait dans leur sens est soutenu par ce gouvernement  ». Depuis, les législateurs canadiens réfléchissent, et réflechissent encore… Et en mai 2008, rien n'a pu empêcher Olson de déposer une nouvelle demande. Seule parade, le National Parole Board a repoussé l'audition pour cause de "dossier incomplet".
Il serait également indispensable de limiter la liberté de communication de tels détenus, que ce soit au téléphone ou par courrier. Comment admettre qu'un homme tel qu'Olson puisse donner des interviews comme une star, ou écrire des lettres monstrueuses comme celles qu'il a envoyées aux parents de ses victimes et aux journaux qui les ont publiées un temps. Certes, des mesures ont été prises pour que Clifford Olson ne puisse plus recommencer de telles ignominies, mais les règles carcérales en la matière ne sont toujours pas modifiées. De plus, bien qu'il n'aie pas accès à Internet, une page personnelle consacrée au tueur est apparue du "MySpace.com" au cours du printemps 2008, affichant des photos d'Olson en prison et proposant des histoires qu'il aurait écrites. A la demande des services correctionnels, MySpace a depuis retiré la page de l'accès publique.
Sans doute l'affaire Olson va-t-elle contribuer à rendre le système juridique canadien moins permissif pour les délinquants sexuels, et plus humain pour les familles de victimes. Les traces seront pourtant indélébiles comme le souligne Gary Rosenfeldt dans un récent interview par la Canadian Press : « Ma petite fille avait 9 ans à l'époque où son frère a été assassiné. C'est pénible de s'asseoir et de la regarder en pleurs alors qu'elle parle de son frère. Elle ne devrait pas avoir à connaître cela. Elle devrait avoir d'autres choses en tête que d'essayer de maintenir en prison un tueur fou ».
En prison, Clifford Olson y restera, mais pour combien de temps encore ?

[Carte]

[Retour tête de chapitre] [Lire le volet I]

© Christophe Dugave 2008

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19 mai 2009 2 19 /05 /mai /2009 11:15
Une vie tumultueuse

Clifford Robert Olson Junior ne naquit pas avec une cuillère d'argent dans la bouche mais il la rata de peu. C'était en effet l'un des lots attribués aux premiers nouveaux-nés du jour de l'an 1940, mais comme il n'était né qu'à 22 heures 10, il n'obtint que des cadeaux mineurs, un livre et des bons d'achat. Par la suite, trois autres bébés viendront agrandir la famille : Denis et Richard, ses deux frères, puis une fille, Sharon.
Sa mère, Léona Olson, était une fille des "prairies", mais elle était venue vivre à Vancouver pour travailler dans une conserverie. Son époux, Clifford Senior, livrait les bouteilles de lait avec une charrette à cheval. A la naissance de Clifford Junior, la famille vivait dans une petite maison près du parc des expositions du Pacific National. Après un séjour à Edmonton en Alberta, les Olson revinrent en Colombie-Britannique pour s'installer dans une modeste maison à un étage au sein d'un complexe que le gouvernement avait construit pour les vétérans de la guerre dans la banlieue de Richmond, au 1029 Gilmore Crescent.
A l'école élémentaire de Bridgeport, le jeune Clifford se tailla une réputation de provocateur et de bagarreur : « C'était comme s'il cherchait à se faire prendre », se rappellera plus tard un de ses professeurs. Bavard compulsif, il était difficile pour quiconque de parler lorsqu'Olson était à proximité et, comme il devait le démontrer plus tard, il parvenait à manipuler les gens rien que par la parole. Il faisait souvent l'école buissonnière dès l'âge de 10 ans, et ses résultats s'en ressentirent au point qu'il échoua régulièrement à ses examens tandis qu'il connaissait davantage de succès en boxe. Sans qu'il soit un colosse — il mesurait 1 mètre 70 et pesait 72 kilogrammes — il était teigneux et opiniâtre. A 16 ans, il abandonna la Cambie Junior High School pour des petits boulots, mais un an plus tard, il fit la connaissance d'une nouvelle école, la prison, qui allait marquer la majeure partie de sa vie.
Ses parents, qui venaient de déménager pour une nouvelle maison à Richmond, finirent par abdiquer, le laissant à son triste sort, exaspérés de recevoir les visites fréquentes des officiers de police et de devoir répondre des frasques de leur rejeton. Rien, pourtant, dans sa vie ne pouvait expliquer ce parcours difficile : la famille était unie, il ne subissait pas de violence ou de mauvais traitements… Il avait même pris l'habitude de fuir et cherchait à s'échapper à chaque fois qu'il en avait l'occasion, ne retenant jamais la leçon, montant crescendo à l'échelle du crime. « S'il ne se rend pas, j'espère qu'ils l'attraperont avant qu'il fasse quelque chose de vraiment grave », déclara un jour son père. L'avenir devait lui donner raison.

Photo de Clifford Robert Olson telle qu'elle parut dans les journaux en 1981 alors qu'il était accusé de onze crimes monstrueux perpétrés sur des jeunes de 9 à 18 ans (© Jon Ferry & Damian Inwood).

 Olson fut incarcéré pendant 9 mois au New Haven Borstal Correctional Center à Burnaby pour bris et effraction. Après une évasion rocambolesque au cours de laquelle il vola un bateau à moteur à Richmond, il fut envoyé au Haney Correctional Center. Il n'y resta guère. Ajoutant un peu de sang dans ses urines, il fut envoyé au Shaughnessy Hospital d'où il s'échappa sans coup férir. Il devait s'évader à sept reprises entre 1957 et 1968, allongeant considérablement sa peine à chaque fois. Entre 18 et 41 ans, Clifford Olson ne resta que quatre ans en liberté (principalement autour de 1959 et 1972), collectionnant plus de 90 inculpations diverses qui l'envoyèrent dans divers centres correctionnels.
La plus incroyable de ses captures eut sans doute lieu alors qu'il "visitait" le vieux pénitencier de Colombie-Britannique plus connu sous le nom "d'Oakalla", qui avait été fermé en 1981 et venait d'être ouvert au public en attendant d'être détruit. Par pure nostalgie, il entra dans la cellule qu'il avait occupée pendant presque cinq annnées, ignorant qu'un mandat de recherches avait été émis contre lui dans tout le Canada. Par hasard, un de ses anciens gardiens le reconnut et donna l'alerte. Olson fut rapidement arrêté par la police de New-Wesminster et on l'envoya finir de purger sa peine.
La prison faisait incontestablement partie de l'existence de Clifford Olson  qui y avait passé la majeure partie de sa vie d'adulte, mais les séjours, que ce soit à "Oakalla" ou ailleurs, n'étaient pas de tout repos. Bien qu'il soit costaud et habitué à se battre, il s'était taillé une réputation peu flatteuse de "balance", ce qui lui valait bien des désagréments. Ainsi, Olson témoigna contre Gary Francis Marcoux, un codétenu qui était accusé de deux viols et du meurtre de Jeanna Doove, une petite fille de 9 ans. Il remit à la justice les lettres que Marcoux lui avait écrites dans lesquelles il avouait avoir mutilé et tué la petite fille. Bien que le témoignage d'Olson n'ait pas été le seul élément à charge, sa déposition pesa lourd dans le jugement qui condamna Marcoux à la prison à vie. Les autres prisonniers de droit commun n'aiment ni les violeurs, ni les tueurs d'enfants, mais Olson avait transgressé une loi sacrée, ce qui lui valut une haine plus grande encore de la part des autres détenus. Une autre fois, au pénitencier de Prince Albert, il dénonça une contrebande de drogue à l'intérieur de la prison et s'arrangea pour obtenir des autorités de la Saskatchewan la somme de 3500 dollars pour "niveau inhabituel de courage moral et physique" après avoir été agressé et poignardé à sept reprises par un gang de détenus…
Pourtant, Olson était loin d'être un détenu modèle, connu pour rosser les jeunes prisonniers, cherchant à obtenir d'eux des faveurs sexuelles, par la force si besoin. Ainsi, en 1974, il harcela et violenta un détenu de 17 ans qu'il viola à plusieurs reprises. C'était un homme craint à défaut d'être respecté, et un indicateur précieux pour les autorités, un des nombreux paradoxes de la personnalité d'Olson qui agissait pourtant comme un asocial typique présentant tous les traits du parfait psychopathe.
Plus curieusement encore, Olson recontra une femme, Joan Hale, qu'il devait épouser par la suite. Elle se remettait à peine d'un divorce avec un homme alcoolique et violent qui l'avait laissée seule avec deux enfants, et eut l'impression de rencontrer le Prince Charmant. Clifford était gentil, drôle, prévenant avec "de beaux yeux bruns". Sans doute usa-t-il de sa capacité à la manipuler, car il mit moins d'une heure à la séduire lorsqu'il la rencontra au Cariboo Hotel, un saloon style western situé à Quesnel, au nord de Vancouver, et emménagea avec elle trois jours plus tard. Elle tomba donc des nues lorsqu'elle apprit que son prétendant était aux prises avec la justice, mais celui-ci la rassura en inventant une histoire de "chèques en bois". Il oublia bien entendu de lui annoncer qu'il totalisait 94 arrestations différentes en 25 ans pour des motifs allant du vol jusqu'à l'agression sexuelle, motif pour lequel il était précisément poursuivi… Malgré la vérité, Joan passa outre car la prostituée qui l'accusait de viol n'était pas considérée comme un témoin fiable et ne se présenta pas en cour lorsque Clifford Olson fut jugé et finalement acquitté. Joan expliqua aussi par la suite que Clifford correspondait à ce qu'elle cherchait au moment : « J'avais besoin de compagnie, je pense, et j'avais besoin de quelqu'un pour me protéger contre mon mari qui me harcelait. Et Clifford semblait être la solution idéale ».
Elle l'épousa le 15 mai 1981 à Surrey alors même qu'elle attendait un enfant de lui. Le petit Clifford III devait naître peu après, ignorant qu'il avait un père violeur et meurtrier sadique. A cette époque en effet,  Christine Weller avait déjà été assassinée et Coleen Daignault avaient mystérieusement disparu…


Une marathon meurtrier

Sur la côte Ouest-Canadienne, les journées de novembres sont bien souvent sombres et humides, avec un vent venu des îles qui draine une petite pluie persistante. Ce lundi 17 novembre 1980, une averse froide dégringolait d'un ciel tourmenté, mais ce n'était pas suffisant pour rebuter la jeune Christine Weller qui pédalait à perdre haleine. Christine avait passé une partie de l'après-midi avec des amies dans la nouvelle section du Surrey Place Mall qui venait d'ouvrir, et se hâtait de rentrer au Bonanza Motel, sur la King George Highway, à une quinzaine de kilomètres du centre-ville de Vancouver. Elle avait emprunté le vélo d'une de ses camarades et le trajet de trois minutes qui descendait vers le motel n'était pas pour effrayer cette jeune fille de 12 ans au caractère bien trempé dont l'apparence de garçon manqué affichait son amour de l'action. Pourtant, Christine ne devait jamais atteindre la chambre numéro 2 du motel qu'elle occupait avec ses parents. Ceux-ci pensèrent d'abord que leur fille était allée passer la nuit chez une amie comme cela lui arrivait parfois, et il leur fallut plusieurs jours pour signaler sa disparition. A ce moment-là, Christine était plus considérée comme une fugueuse que comme une disparue, puisqu'à cette époque, environ trois cent personnes manquaient à l'appel dans la région de Vancouver. Les opinions changèrent radicalement lorsqu'on retrouva la bicyclette abandonnée à quelques blocs du motel, mais il était déjà trop tard.
On resta sans nouvelles de la petite disparue jusqu'à ce qu'un homme, qui promenait son chien le jour de Noël, découvre son corps martyrisé, en bordure d'un dépotoir à la limite de la ville de Richmond. L'autopsie montra que Christine avait été violée puis frappée de dix coups de couteau dans la poitrine et l'abdomen ainsi que deux impacts plus superficiels au cou avant d'être finalement étranglée avec une ceinture. La police enquêta, mais ce meurtre isolé et sans suite n'attira pas spécialement l'attention des enquêteurs.

Coleen Marian Daignault disparut le jeudi 16 avril 1981. C'était une gentille fille avec un doux sourire et de longs cheveux bruns. Petite et timide, elle n'attirait guère l'attention avec son T-shirt Adidas blanc et rouge, son jean et ses baskets. Pourtant, tout comme Christine, elle avait croisé la route de Clifford Olson alors qu'elle attendait le bus qui devait la ramener chez sa grand-mère après avoir passé la nuit chez une amie. En fait, Colleen avait emprunté le pont Patullo, enjambant la rivière Fraser, avant de rejoindre l'arrêt du bus qui devait la ramener à l'Old Yale Road, trajet qu'effectuait souvent Olson. Il habitait lui-même au 935 King-George Highway où il louait un appartement avec sa femme, à quelques blocs seulement du lieu de résidence de la première victime. Les restes de Coleen furent découverts le 17 septembre dans un massif forestier isolé de Surrey, non loin de la frontière américaine. Trois jours avant l'anniversaire de Coleen, sa sœur Coreen fut appelée par la police pour venir identifier ce qui restait de ses vêtements. Elle reconnut sans doute possible le soutien-gorge déchiré de Coleen et le T-shirt Adidas qu'elle lui avait prêté. Les enfoncements de la région occipitale montrèrent que l'adolescente avait été tuée à coups de marteau dans le crâne.
Daryn Todd Johnsrude habitait dans Province de la Saskatchewan avec son père et n'avait aucune raison de croiser le chemin de Clifford Olson. Malheureusement pour lui, sa mère, qui habitait sur la côte Ouest, lui offrit en cadeau d'anniversaire un voyage à Coquitlam où vivaient sa sœur de 9 ans et son frère de 12 ans. Bien qu'âgé de 16 ans, Daryn était un petit gabarit avec ses 1,68 mètres et ses 41 kg, mais il était débrouillard et espérait bien trouver du travail à la fin de l'année scolaire. Le hasard voulut que sa mère habita non loin du lieu de résidence de Clifford Olson qui venait de se marier et avait eu un premier enfant, le petit Clifford troisième du nom.
On vit Daryn pour la dernière fois à Burquitlam Plaza où il achetait un paquet de cigarettes, le 21 avril 1981, trois jours seulement après son arrivée à Vancouver. Daryn fut visiblement choisi parmi les enfants présents dans la zone commerciale, beaucoup d'entre eux venant du complexe d'habitations où demeurait Olson. Celui-ci était en effet plutôt apprécié des jeunes sur qui il semblait exercer un certain magnétisme. Son sourire facile et avenant les charmait au même titre que les friandises qu'il distribuait. Lui-même était physiquement et émotionnellement attiré par les enfants. Peut-être était-ce aussi lié à sa relative petite taille qui lui permettait cependant de venir à bout d'adolescents, alors qu'il aurait eu plus de mal avec de jeunes adultes. Pour Daryn, cette attirance fut mortelle. On retrouva son corps en décomposition le 2 mai à Deroche, dans une zone rurale de la rive nord de la rivière Fraser. Comme dans le cas de Coleen, le médecin légiste conclut à une mort consécutive à un enfoncement de la boîte crânienne sans doute due à des coups de marteaux, mais les deux cas ne furent pas reliés. En effet, à cette époque, on connaissait encore mal les serial killers, et la plupart des enquêteurs pensaient qu'ils ciblaient davantage leurs victimes, choisissant le sexe et l'âge, ce qui n'était pas le cas d'Olson. La Gendarmerie Royale ne fit donc pas la relation avec les précédents assassinats.
Nul ne sait ce qui fit de Clifford Olson ce tueur implacable qui devait assassiner de manière quasi compulsive dix enfants en l'espace de 3 mois 1/2. Certains pensent que ce goût du meurtre lui vient de sa rencontre avec Gary Marcoux, le délinquant sexuel et meurtrier qu'il devait trahir par la suite. Les deux hommes étaient soumis au régime de sécurité maximale appliqué aux délinquants sexuels (Olson était alors accusé de viol) et bien qu'ils soient isolés, Marcoux avait ressenti le besoin de se confier à ce détenu qu'il appréciait. Ainsi, il lui avait adressé plusieurs lettres dans lesquelles il décrivait comment il avait trompé la petite Jeanna Doove, 9 ans, pour l'attirer dans sa voiture et de quelle manière il l'avait violée, étranglée puis mutilée, un modus operandi dont Olson s'était peut-être largement inspiré par la suite. A sa sortie de prison, Clifford Olson semblait pourtant devoir s'assagir en épousant Joan Hale. Mais depuis l'arrivée du petit Clifford III, le conte de fée avait tourné au sordide.
Le mariage de Clifford et de Joan était un curieux assemblage qui connaissait des hauts et des bas et correspondait en tous points à la double personnalité d'Olson qu'il définit lui-même comme "Docteur Jekyll et Mr. Hyde" dans l'étude qu'il a depuis consacrée à son propre cas : "Profil d'un tueur en série : l'histoire de Clifford Robert Olson". Après la mort des trois premières victimes, Olson se mit à boire plus souvent et devint violent avec sa femme. D'une manière assez incroyable, il s'était retrouvé seul avec plusieurs enfants la veille de son mariage, alors que sa future épouse allait fêter l'événement avec ses amies. Il en avait profité pour se débarrasser du plus grand en l'envoyant acheter des chewing-gums tandis qu'il abusait sexuellement d'une petite fille de 5 ans. Celle-ci avait tout raconté à sa mère qui avait porté plainte, cependant, les enquêteurs de la GRC de Coquitlam n'avaient rien pu prouver. Pourtant, Clifford Olson était déjà fiché par la police.
A la suite d'un accident de la circulation on avait surpris Olson en compagnie d'une mineure de 16 ans. Celle-ci avait été embarquée dans le quartier où habitait Olson et Daryn Johnsrude à Coquitlam avant de se retrouver à Agassiz où la police les avait interceptés. Elle précisa aux policiers qu'elle n'était pas convaincue qu'Olson voulait abuser d'elle, mais elle leur confia qu'il lui avait proposé un travail (laver les vitres pour 10 dollars de l'heure), lui avait acheté de l'alcool et donné des pilules qui furent identifiées comme étant de l'hydrate de chloral, un sédatif puissant connu sous le nom de Mickey Finn. Pour tout résultat, Olson fut inquiété pour "contribution à la délinquance juvénile" alors même qu'en 1978, soit 3 ans plus tôt, il avait agressé sexuellement une petite fille de 7 ans à Sydney, en Nouvelle-Ecosse. Si la police avait pu relier les différentes affaires, elle aurait mis en évidence des modus operandi identiques. L'agresseur repérait ses victimes sur le bord de la route, les prenait en stop dans une des voitures de location qu'il utilisait pour l'occasion, et entamait une conversation qu'il menait avec sa verve habituelle. Il droguait les enfants à l'aide de sédatifs mélangés à l'alcool et abusait d'eux, alors qu'ils étaient hors d'état de se défendre. Mais de tout cela, la police ne savait rien, et elle allait mettre plusieurs semaines à comprendre la tragédie qui se jouait en Colombie-Britannique. Pourtant, une affaire quelque peu similaire avait eu lieu dans la province de Québec, vingt ans auparavant : même cibles, stratagème identique… L'homme s'appelait Léopold Dion et n'avait pas volé son surnom de "Monstre de Pont-Rouge".


Un précurseur : le monstre de Pont-Rouge

L'hiver se meurt sur la ville de Québec, ce 20 avril 1963. Il fait plus doux et des écharpes de brume glissent sur le fleuve Saint-Laurent, mais le vent encore frais rappelle que les bancs de neige sale tavelaient les plaines d'Abraham quelques jours auparavant. Au milieu des herbes grillées par le gel, un petit garçon de 12 ans déambule : il s'appelle Guy Luckenuck. Résidant à Kénogamy au Saguenay, il est venu prendre sa seconde leçon de piano de la saison au conservatoire de musique. Son cours s'est terminé à 14 heures et il tue le temps en attendant l'autobus qui partira à 16 heures 30 pour le ramener chez lui, prenant le frais, avide de grand air comme tant de Québécois à la sortie de la mauvaise saison. Un inconnu l'aborde : c'est un homme de grande taille et de forte corpulence, mais son aspect n'inquiète guère le jeune garçon. Il ressemble vaguement à un touriste avec son vieil appareil photo autour du cou. Tous deux discutent un moment et comme l'homme, qui prétend travailler pour un magazine américain, lui propose de le prendre en photo, le jeune garçon esseulé et naïf accepte. Aussitôt, le photographe prend une série de clichés puis, prétendant qu'il aimerait changer de décors, il entraîne l'enfant dans sa voiture. Nul ne le reverra jamais vivant. Léopold Dion lui accordera juste le droit de faire sa prière avant de l'étrangler, et rien ne l'arrêtera malgré ses suppliques. Plus tard, on apprendra que l'appareil photo ne contenait pas de pellicule.

Léopold Dion, "le Monstre de Pont-Rouge" assassina quatre garçons à Québec en 1963 en les trompant lui aussi avec ses boniments. Condamné à mort, sa peine fut commuée en prison à vie. Il fut tué par un autre détenu (© Marc Pigeon).

 Né en 1921, Léopold Dion est un délinquant sexuel multirécidiviste. Il a purgé une peine de prison pour un viol et une tentative de meurtre, et a bénéficié d'une première libération conditionnelle qui a pris fin après qu'il se soit rendu coupable d'une série de viols, dont celui d'une enseignante . A 42 ans, c'est sa seconde libération pour bonne conduite après 16 ans de détention, et les autorités vont avoir bien tort de lui faire confiance. Sur une période de cinq semaines, il va tuer à quatre reprises, sans jamais marquer la moindre hésitation.
Depuis le trottoir en bois qui longe le château Frontenac, il aperçoit Alain Carrier, 8 ans, et Michel Morel qui habitent Québec. Comme avec le petit Guy Luckenuck, il les aborde en prétendant faire un reportage pour un magazine. Sans hésiter, les deux enfants s'embarquent dans la Vanguard noire modèle 54 qui se dirige alors vers Saint-Raymond-de-Portneuf jusqu'à un vieux chalet délabré construit par Dion lui-même. L'endroit est probablement assez lugubre et, sans doute angoissé par l'isolement, le petit Alain est pris d'un malaise. Dion l'enveloppe dans une couverture et le transporte à l'intérieur, l'étendant sur le plancher. Cette relative affection redonne confiance aux deux enfants et, après quelques minutes, le petit garçon se sent mieux. Comme son camarade, il accepte de poser pour le photographe et de se dévêtir pour enfiler un maillot fabriqué pour l'occasion. Sous le prétexte de jouer au prisonnier, il se laisse attacher à l'intérieur. Dion a alors les mains libres pour s'occuper du petit Michel qu'il étrangle avec un garrot pendant que celui-ci fait ses besoins, avant de l'achever à coups de pierre sur le crâne. Sa sinistre besogne achevée, Léopold Dion retourne à l'intérieur du chalet où Alain l'attend sagement, toujours persuadé qu'il s'agit d'un jeu. Le maniaque sexuel recouvre sa tête avec un sac de jute avant de l'étrangler lui aussi en utilisant une corde. Sans plus de cérémonie, il les enterre dans une petite fosse qu'il creuse non loin du châlet.

Une Vanguard identique à celle que Léopold Dion utilisait pour emmener ses victimes dans un endroit isolé où il pouvait les étrangler et les violer.

 Trois semaines après le double meurtre, Dion évite de fouler de nouveau les trottoirs du château Frontenac où il risque être reconnu, car bien sûr, les disparitions successives de trois jeunes enfants ont mobilisé l'opinion publique. Il se rend donc à l'Anse-au-Foulon, une plage paisible de l'arrondissement de Sainte-Foy, au bord du Saint-Laurent. Le temps est magnifique ce dimanche 26 mai, et nul ne s'étonnera donc qu'un homme seul déambule au soleil. Au cours de sa promenade, Léopold Dion rencontre Pierre Marquis, un garçon de 13 ans originaire de Québec, qui se laisse abuser par ses habituels boniments, et le suit jusqu'à sa voiture. Arrivé au pied d'une dune de sable, l'enfant se laisse photographier et s'exécute même de bonne grâce lorsque Dion lui demande de poser nu. Il ignore alors que cinq semaines auparavant, un drame s'est produit au même endroit, et que le petit Guy Luckenuck repose à quelques mètres de là, recroquevillé dans une position fœtale, seulement recouvert de quelques pelletées de sable. Lorsque lassé de jouer la comédie, Dion tente de maîtriser Pierre Marquis, le petit garçon oppose une résistance farouche et parvient même à échapper à son agresseur. Malheureusement, celui-ci le rattrape, le mordant cruellement, et finit par l'immobiliser (Dion mesure en effet 1m85 et pèse 100 kilos). Il l'étrangle finalement de ses mains comme il l'avait fait avec le jeune Guy, puis l'enterre non loin de la tombe de celui-ci. Satisfait quelques jours, le maniaque éprouve de nouveau ce besoin de sexe et de sang qui le pousse à tuer. « Dion était incapable de résister à ses impulsions sexuelles devant le corps d’un enfant nu. Il devenait comme un taureau devant un drap rouge », expliquera son avocat. Comme pour de nombreux autres tueurs en série, cet instinct sexuel débridé signera sa perte.
Quelques semaines après la mort de Pierre Marquis, Léopold Dion se met en quête d'une nouvelle proie, mais cette fois, la victime potentielle ne se laissera pas berner et refusera de suivre cet homme qu'elle ne connaît pas. Chacun a alors entendu parler des quatre disparitions, et l'enfant est méfiant. Il va même parler de son étrange rencontre, décrivant l'individu aux policiers. On ne tarde pas à identifier Léopold Dion qui est en liberté conditionnelle. Celui-ci niera fermement ses crimes pendant un mois avant de craquer et de conduire les enquêteurs sur les lieux des différentes sépultures. Aux dires de son avocat, il montrera alors un certain repentir : « Il voulait s’enlever la vie, il disait avoir fait trop de mal ».
En décembre de la même année, le procès du "Monstre de Pont-Rouge" commence dans une ambiance électrique. Il est défendu par Maître Guy Bertrand, un jeune criminaliste qui lui est commis d'office mais qui connaîtra, par la suite, une carrière prestigieuse. Dion, qui totalise pourtant vingt et un viols dont quatre homicides n'est accusé, par manque de preuves, que pour le meurtre de Pierre Marquis. Son avocat ne peut rien pour lui et il ne faut que quelques minutes au jury pour délibérer et le déclarer coupable. Le 13 décembre 1963, le juge Gérard Lacroix le condamne à mort et fixe la date de sa pendaison au 10 avril 1964. Léopold Dion accueille la sentence sans la moindre réaction et se contente de déclarer : « Avec mes deux maudites mains, j’ai fait quatre petits saints ».
Farouche opposant à la peine capitale, Maitre Guy Bertrand va porter le jugement devant la Cour Suprême du Canada qui rejette sa requête. En 1967, en dernier recours, il s'adresse au Gouverneur Général et au Premier Ministre du Québec Jean Lesage qui intervient en faveur du condamné. Finalement, Léopold Dion est sauvé à quelques heures de son exécution, sa peine étant commuée en réclusion à vie. En celà, il aura plus de chance que son prédécesseur, Michael Angelo Vescio, un sadique sexuel qui viola trois enfants et en tua deux autres en 1945 et 1946, crimes qui lui valurent d'être pendu deux ans plus tard. Cette mansuétude ne sauvera pourtant pas Dion d'une mort violente.
A la prison fédérale d'Archambault, à Sainte-Anne-des-Plaines, Dion est un prisonnier calme et coopératif : « En prison, il a écrit toute l’histoire de sa vie, racontant ses meurtres dans les moindres détails. Il a aussi peint différents tableaux », précise Maitre Bertrand. Cette autobiographie sinistre ne sera jamais publiée.  Dion fait la connaissance de Normand Champagne alias "Lawrence d'Arabie", un individu psychotique et violent qui se croit chargé de la mission d'éliminer le délinquant sexuel. Le 17 novembre 1972, Champagne profite de la sortie des détenus de leurs cellules pour poignarder son codétenu avec le canif que celui-ci lui avait prêté, et lui fracasser la tête avec une barre de fer. L'histoire raconte qu'il brisa la boîte crânienne de Léopold Dion et déposa sa cervelle sur un autel qu'il consacrait au colonel Lawrence.
Le "Monstre de Pont-Rouge" disparut sans laisser le moindre regret à quiconque. Mais d'autres tueurs allaient suivre, plus monstrueux encore. Clifford Robert Olson était du lot, et ce n'était certainement pas le moins abominable.

[Carte Colombie-Britannique] [Carte Québec]

[Retour tête de chapitre] [Lire le volet II]

© Christophe Dugave 2008
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19 mai 2009 2 19 /05 /mai /2009 11:13
Clifford Olson :
La bête de Colombie-Britannique

 

 

Clifford Robert Olson lors de sa comparution en 2006, alors qu'il prétendait à une libération sur parole.


Le 18 juillet 2006, Clifford Robert Olson comparaît devant une commission de trois juges après avoir purgé 25 ans de prison, notamment dans l'unité de sécurité maximale (la SHU) au pénitencier de Sainte-Anne des-Plaines, au Québec. Condamné à la prison à vie, cet homme âgé de 66 ans peut maintenant présenter une demande de libération sur parole tous les 2 ans. Les magistrats devant lesquels il se présente prennent leur décision en à peine plus d'une demi-heure : Ils rappellent qu'Olson est un meurtrier sadique, un psychopathe et un maniaque sexuel, et estiment, en accord avec les services correctionnels, que le détenu n'est pas du tout réhabilité et recommencera très certainement à tuer s'il est relâché. L'agente de libération conditionnelle Nancy Baudoin indique qu'Olson "continue de ne manifester ni remords ni empathie pour les victimes". Jacques Letendre, l'un des membres de la commission, annonce que Clifford Olson représente un risque qui n'a pas diminué en 25 ans, et que par conséquent, il restera en prison [Voir le rapport du National Parole Board].

L'homme qui apparaît à la presse, un quart de siècle après ses crimes, n'est pourtant plus que l'ombre de lui-même : échevelé, délirant, il annonce qu'il va quitter le pays et qu'il détient des informations sur les attentats du 11 septembre. Ces allégations fantaisistes ne font pourtant rire personne, surtout pas les familles des victimes. Une femme dont la sœur de 13 ans a été assassinée par Olson déclare à son intention : « Je ne crois pas que vous devriez vivre un seul jour à l'extérieur des murs de la prison ». Il est vrai que si Clifford Olson n'est pas le tueur en série Canadien le plus meurtrier, il est sans doute le plus odieux. 

De 1980 à 1981 dans la région de Vancouver en Colombie-Britannique, Olson viola et assassina huit filles et trois garçons âgés de 9 à 18 ans. Nullement effrayé par l'horreur de ses actes qu'il avait, pour certains, enregistré sur une bande audio, il téléphona aux parents d'une de ses victimes pour leur faire entendre les cris et les pleurs de leur enfant alors qu'il le torturait. Il n'accepta de localiser les corps qu'après que les autorités aient versé la somme de 100 000 dollars à sa famille, décision qui fut extrêmement controversée à l'époque. Au cours de sa détention, il envoya aux familles en deuil des lettres dans lesquelles il décrivait par le menu tout ce qu'il avait  fait subir à leur enfant, non parce qu'il éprouvait des remords mais parce qu'il se complaisait dans ses souvenirs sadiques. Ses confidences au journaliste Peter Worthington sont pour le moins édifiantes : alors que dans le message qu'il avait envoyé au Pape, il affirmait avoir des regrets et avait reçu une réponse encourageante de la part du nonce apostolique, il déclara : « La religion Catholique est quand même une putain de bonne religion ! On te pardonne à peu près tout… ». Cet humour cynique se double même de quelques bourdes qui pourraient être comiques si on les sortaient de leur contexte. Ainsi, il prétend avoir tué deux femmes qui vivaient dans un "condom" (préservatif) en Floride au lieu d'un "condo" (copropriété). Il dit aussi avoir violé une autre fille alors qu'elle était peu consciencieuse (unconscientious) au lieu d'inconsciente (unconscious) et confond allègrement "sexe annuel" et "sexe annal". Cela a d'ailleurs fort peu d'importance pour lui : il a violé des enfants sans se soucier de leur âge ni de leur sexe. La seule chose importante pour lui était qu'ils soient isolés et à sa merci. Sans être homosexuel, il a fréquenté un homme en prison pour répondre à son seul besoin de sexe. Il s'est inventé des meurtres imaginaires, il a joué avec la police et la justice, tentant de monnayer des indulgences et des avantages. En cela, Clifford Olson est certainement le Mal ou du moins est-il l'une de ses facettes. Il n'a jamais été énurétique, n'a jamais allumé d'incendies ni torturé d'animaux et n'a commencé à tuer, semble-t-il, qu'à partir de l'âge de 40 ans, une vocation tardive quand on sait que l'immense majorité des serial killers  commence entre 20 et 30 ans. Pourtant c'est bien un psychopathe qui a tué au moins à onze reprises. Sans doute a-t-il réellement assassiné davantage de monde, mais rien n'a jamais pu être prouvé antérieurement aux années 80. On l'a surnommé "la Bête de la Colombie-Britannique" mais ce n'est pas un prédateur : il tue pour le plaisir et non pour survivre.

Les victimes de Clifford Olson, huit filles et trois garçons rencontrés au hasard des rues, trompés et enlevés avant d'être violés et tués sauvagement :
Christine Weller, Coleen Daignault, Daryn Johnsrude, Sandra Wolfsteiner,
Ada Court,  Simon Partington, Judy Kozma, Raymond King Jr.,
Sigrun Arnd, Terri Carson, Louise Chartrand (© Gendarmerie Royale du Canada).

Rien cependant ne semblait prédestiner cet enfant dont la seule particularité était celle d'être né un des premier, le jour de l'an de 1940 à l'Hôpital Saint-Paul de Vancouver. Sa célébrité en tant que "Bébé de l'Année" était alors bien sympathique même s'il n'obtenait pas la première place. Quarante années plus tard, il allait faire la une des médias et décrocher pour un temps une pole position peu enviable dans la hiérarchie criminelle, après avoir galéré dans la sous-pègre de la côte Ouest. Il compensa ce sentiment de frustration et de mésestime de lui-même en accomplissant un parcours meurtrier d'une rare intensité qu'il retranscrit dans un manuscrit jamais publié : "Profil d'un tueur en série : L'histoire de Clifford Robert Olson" où il parle de lui à la troisième personne, comme s'il y avait chez cette homme une autre composante, normale celle-là, presque critique à son égard. A n'en pas douter, Olson est un être complexe sous ses allures de bête féroce ou de vieillard haineux, mais ce qu'il y avait de bon en lui est mort depuis bien longtemps au cours de la petite enfance. Ce gamin-là fut sans doute sa première victime. [Lire le volet I] [Lire le volet II]

[Carte]

Bibliographie :


• Ian Mulgrew, Final Payoff: The True Price of  Convicting Clifford Robert Olson. Seal Books. McClelland-Bantam  Inc. Toronto, 1990.
• Jon Ferry & Damian Inwood, The Olson Murders.  Cameo Books. Langley, B.C. 1982.
• W. Leslie Holmes & Bruce L. Northrop, Where  Shadows Linger: The Untold Story of the RCMP’s Olson Murder.  Heritage House Publishing Co. Ltd., Surrey: B.C., 2000.
• Derrick Murdoch, Runaways, Ramblers and Rascals. In  Disappearances: True Accounts of Canadians Who Have Vanished  (pp. 44-53). Doubleday Canada Ltd., Toronto: Ontario, 1983.

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© Christophe Dugave 2008 
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18 mai 2009 1 18 /05 /mai /2009 09:10

Thomas Neil Cream et Earle Nelson : les pélerins de la Géhenne

 

 

Longue de 8891 kilomètres, la frontière qui sépare le Canada et les Etats-Unis se résume à un simple couloir de 6 mètres de large sans grillage ni protection particulière. Sur un peu plus de 5000 kilomètres de frontière terrestre, 150 postes de contrôle sont censés réguler les mouvements de population entre le Canada et son puissant voisin du Sud, une tâche quasiment impossible quand on sait que plus de 2000 kilomètres du tracé coupent à travers une forêt dense où la surveillance est quasi impossible. Ceci explique aisément que de nombreux fugitifs, des déserteurs et des contrebandiers, aient trouvé refuge, sans coup férir, en terre Canadienne au cours des siècles passés. Il peut donc sembler surprenant que relativement peu de serial killers américains soient allés exercer leur talents plus au nord, alors même que de nombreuses organisations criminelles étendent leurs tentacules de part et d'autre de cette ligne presque imaginaire.

En fait, les tueurs en série sont des criminels atypiques : ils préfèrent sévir sur un territoire dont ils ont la maîtrise, jamais tout près de chez eux, rarement très éloignés, une habitude qui explique en partie le succès du profilage géographique. Mais ce schéma général connaît de nombreuses exceptions. Certains psychopathes voyagent pour leur métier, leur plaisir, ou pour changer d'air lorsque la pression policière se fait trop insistante dans leur région d'origine. Ils trouvent aussi leur compte dans ce déménagement puisqu'ils brouillent les pistes. Pour la police, tout se complique lorsqu'il s'agit de relier des meurtres ayant eu lieu dans des provinces ou des états différents, a fortiori lorsque les méfaits ont eu lieu dans des pays distincts et sur une échelle de temps de plusieurs années. Malgré les relations étroites entre services de police – rapports parfois empoisonnés par des guerres intestines, compiler les informations est un exercice fort délicat, même avec des systêmes informatiques très performants. Les policiers des siècles passés, qui ne disposaient que de moyens de communication limités et ne pouvaient se déplacer que lentement, devaient donc penser et réagir très vite s'ils tenaient à identifier et arrêter un tueur nomade. On sait que Gary Leon Ridgway, le "Green River Killer", voyageait beaucoup avec son camping car, et qu'il pourrait avoir sa part de responsabilité dans les disparitions constatées à Vancouver dans les années 90 et attribuées en grande partie à Robert Pickton. Michael Wayne McGray semble également avoir beaucoup voyagé au Canada et dans l'Etat de Washington aux USA, et il s'est venté d'avoir tué une quinzaine de personnes en autant d'années, un tableau de chasse difficile à vérifier. Malgré les moyens modernes, ces serial killers ont longtemps défié la police avant d'être appréhendé.
On connaît plusieurs exemples de "perméabilité criminelle", que ce soit entre les pays d'Amérique du Nord ou entre Ancien et Nouveau mondes. Contre toute attente, on constate que peu de serial killers étrangers ont trouvé refuge au Canada. Inversement, rares sont les tueurs multirécidivistes qui ont essaimé vers d'autres pays et d'autres continents, confirmant en cela que les tueurs en série n'aiment guère changer leur routine. Ainsi, tout changement semble profondément perturber John Martin Crawford, le tueur de quatre autochtones dans la région de Saskatoon. Il faut cependant prendre en compte le fait que de nombreux meurtres non élucidés pourraient être attribués à des itinérants dont le parcours est souvent difficile à retracer. Deux affaires ont plus particulièrement frappé l'opinion publique canadienne. Tout d'abord au 19ème siècle, Thomas Neil Cream défraya la chronique au Canada et en Angleterre, au point qu'on prétendit, à tort, qu'il était Jack l'Eventreur. Dans la première moitié du siècle dernier, Earle Nelson surnommé le "Gorilla Killer" assassina au moins vingt et une femmes et un bébé. Image quasi caricaturale du tueur au physique surpuissant et à l'esprit psychotique, il sema la terreur dans tout le nord des Etats-Unis avant de sévir au Manitoba.

On dispose de relativement peu d'informations sur le Docteur Thomas Cream. Beaucoup d'archives ont disparu de part et d'autre de l'Atlantique, et retracer son parcours criminel est délicat, d'autant plus qu'il s'est plus ou moins superposé à celui du célèbre "Jack l'Eventreur" dans l'Eastside de Londres. On possède en revanche beaucoup plus de documents relatifs à l'affaire du "Gorille Tueur", d'abord parce que les évènements sont plus récents, mais aussi parce que ses victimes, fort nombreuses, n'étaient pas issues des bas-fonds, mais étaient de respectables logeuses auxquelles beaucoup de femmes de cette époque pouvaient s'identifier. La durée des faits (environ 18 mois), relayée par la dissémination rapide de l'information, a certainement contribué à cette notoriété. Earle Stanley Nelson a été et demeure un cas d'école, celui du sadique sexuel nécrophile, un monstre dont la genèse tient autant de la génétique que de l'histoire.

Ces deux parcours criminels ont néanmoins un point commun : ils illustrent comment deux tueurs en série ont pu se perdre à trop parler, alors même qu'ils sévissaient depuis des mois, voire des années, au nez et à la barbe de différents corps policiers.


Thomas Neil Cream : Jack l'Empoisonneur

 
 

Thomas Neil Cream, médecin psychopathe qui assassina sept personnes entre 1879 et 1892 au Canada, aux Etats-Unis puis en Angleterre. Il fut un moment soupçonné d'être "Jack l'Eventreur", une théorie qu'on sait maintenant fantaisiste (© crimelibrary.com). 

Bien qu'il soit né à Glasgow, en Ecosse, Thomas Cream vécut toute sa jeunesse au Québec où sa famille avait émigré en 1854, quatre ans après sa naissance. Etudiant brillant, il intégra l'université McGill où il commença ses études de médecine. Un évènement imprévu le força à les interrompre pour fuir en Angleterre en 1876 : mené manu militari à l'autel par le père de sa bien aimée, qu'il avait mise enceinte et avortée illégalement, Thomas Cream abandonna sa nouvelle épouse avec, pour toute explication, une lettre écrite à la va-vite. Il reprit ses études de médecine à Londres et ne revint au Canada qu'une seule et unique fois pour revoir sa femme qui décéda peu après d'une maladie mystérieuse. Installé à Edimbourg, en Ecosse, il y pratiqua la médecine jusqu'à ce qu'une de ses patientes et amante décède en août 1879 des suites d'un empoisonnement au chloroforme alors qu'elle était enceinte. Il s'enfuit alors pour les Etats-Unis et ouvrit un cabinet spécialisé dans les avortements de prostituées à Chicago. Il fit l'objet d'une enquête lorsqu'une femme qu'il opérait mourut soi-disant des suites de l'intervention. En absence de preuves à charges, il ne fut pas inculpé. Les choses se gâtèrent cependant pour Thomas Neil Cream lorsqu'il fournit de la strychnine à une certaine madame Stott qui l'administra à son mari qu'elle suspectait d'adultère. Celle-ci parvint à éviter la prison, rejetant la faute sur Thomas Cream et le laissant seul face à la justice. Convaincu de meurtre, il fut condamné à la prison à vie. Dix années plus tard, il bénéficia d'une mesure d'indulgence et fut libéré.

De retour à Londres, Thomas Cream utilisa l'argent qui lui venait de l'héritage de son père pour s'installer à Lambeth, un quartier miséreux où vivaient de petits malfrats et des prostituées.  Il put ainsi laisser libre cours à ses pulsions criminelles encouragées par son mépris des femmes que l'affaire Stott n'avait pas apaisé, bien au contraire, puisqu'il s'était senti trahi. Le 13 octobre 1891, il empoisonna Ellen Donworth, une prostituée de 19 ans, avec qui il sortait pour boire un verre. Huit jours plus tard, Mathilda Clover, une prostituée de 27 ans, mourut apparemment des suites d'un alcoolisme chronique. C'était compter sans sa rencontre avec Thomas Cream, la veille de son décès, mais à cette époque, la police n'avait pas eu vent de la relation. Le 11 avril 1892, il recommença son manège avec Alice Marsh âgée de 21 ans et Emma Shrivell, 18 ans, à qui il offrit des bouteilles de bière empoisonnées à la strychnine. Tuer de cette manière était apparemment facile et grisant : pas de sang, pas de trace puisque le meurtrier avait disparu depuis longtemps au moment du décès. Son identité se fondait dans la masse de clients que les victimes fréquentaient chaque nuit. Cream se croyait intouchable comme beaucoup de serial killers. Trop confiant, il accumula les erreurs qui allaient conduire à sa perte.

Le 2 avril, au retour d'un court séjour au Canada, Thomas Cream avait tenté d'empoisonner une prostituée mais celle-ci avait refusé de boire le verre qu'il lui offrait. Alors même que les journaux faisaient leurs gros titres de "l'Empoisonneur de Lambeth", il y avait fort à parier qu'elle allait se souvenir de cet épisode. Mais Cream commit aussi une série de bourdes monumentales. Il accusa dans une lettre anonyme deux confrères – connus pour leur intégrité – d'être les meurtriers des prostituées, y compris Mathilda Clover dont la mort était alors considérée comme accidentelle. Les enquêteurs comprirent immédiatement que l'auteur des lettres était "l'Empoisonneur de Lambeth" et mirent hors de cause les médecins incriminés à tort.

Non content de s'être fourvoyé dans un faux témoignage bien embarrassant, Thomas Cream fit incidemment la connaissance d'un policier new-yorkais en visite au Royaume-Uni. Pour satisfaire la curiosité de sa nouvelle relation qui avait entendu parler de "l'Empoisonneur de Lambeth", il lui fit faire le tour des scènes de crime. Le policier mentionna l'obligeance de cet homme bien renseigné à un collègue anglais qui fit le rapprochement et commença de suspecter Cream. A Scotland Yard, on décida de mettre le médecin sous étroite surveillance. Les enquêteurs découvrirent ainsi que Thomas Cream fréquentait assidûment les prostituées, ce qui pouvait paraître suspect compte-tenu de sa condition et de son physique attrayant qui aurait pu lui valoir des conquêtes d'un autre rang. La police de Chicago les informa qu'il avait fait l'objet d'une enquête pour empoisonnement en 1881. Arrêté en juillet 1892, Thomas Neil Cream fut jugé, reconnu coupable de quatre meurtres et condamné à mort le 21 octobre de la même année. La légende veut qu'alors qu'on allait le pendre à la prison de Newgate le 16 novembre, moins d'un mois après la sentence, il ait déclaré : « Je suis Jack… ». Nul ne sait si la phrase fut mal interprétée ou tout simplement inventée par la suite puisqu'à l'époque, les meurtres de "Jack l'Eventreur" faisaient encore couler beaucoup d'encre et que le véritable éventreur avait mystérieusement cessé ses activités. Une chose est cependant certaine : Thomas Neil Cream n'avait pu se rendre coupable des crimes perpétrés en 1888 par le serial killer anglais, puisqu'à cette époque, il était en prison. La théorie selon laquelle il aurait été le célèbre éventreur est pour le moins fantaisiste, d'autant plus que jusque-là, son modus operandi avait été beaucoup moins sanglant et sauvage, même s'il affichait à l'égard de ses victimes la même froideur et le même manque de pitié. En revanche, il ne semble pas avoir à rougir face à son collègue britannique puisqu'on lui attribue sept assassinats, et que jusqu'à la fin, il ne sembla n'en éprouver aucun remords.

 

 

Earle Nelson : le Gorille Tueur

 

 

Earle Stanley Nelson, le "Gorille Tueur", pervers sexuel qui étranglait ses victimes et violait leurs cadavres. Il assassina au moins 21 femmes d'âge mûr et un bébé Etats-Unis puis au Canada entre le 20 février 1926 et le 10 juin 1927 (© Corbis).

S'il n'est pas nouveau, le phénomène des serial killers doit sa notoriété tardive (au début des années soixante-dix) à la généralisation et à la rapidité des moyens d'information et de comparaison des données. En effet, au début du vingtième siècle, il était difficile de détecter et de suivre les exploits criminels de tueurs multirécidivistes opérant dans l'ombre, abandonnant ou cachant des corps que la police avait bien du mal à identifier et analyser. Il n'y avait sans doute pas moins de violence et de meurtres, mais ils faisaient partie du quotidien, des risques d'une vie plus incertaine que celle que nous connaissons aujourd'hui. Il est également fort probable que les préjugés, le manque de moyens d'enquête et la justice expéditive, conduisaient à soupçonner de nombreux innocents condamnés à tort pour la simple raison qu'ils étaient différents et que leur présence dérangeait. Que survienne un meurtre d'enfant et la vindicte populaire se soulevait contre le vagabond, le romanichel ou le handicapé mental aperçu à proximité des lieux du crime. Une enquête bâclée, une procédure judiciaire des plus rapides, excluaient toute possibilité de recoupement avec des cas similaires, et il fallait que le nombre de victimes grossisse démesurément pour qu'on évoque l'existence d'un monstre psychopathe ou d'une organisation criminelle.

Ainsi, dans les années vingt, l'imagination populaire était frappée par des cas devenus célèbres : le massacre de la Saint Valentin, l'affaire Lindbergh, Henri Landru, Peter Kürten (le "Vampire de Düsseldorf") mais aussi Earle Nelson plus connu sous le sobriquet de "Gorille Tueur" qui faisait allusion à sa force prodigieuse. Le caractère "inhumain" de ses actes l'a souvent fait comparer au tueur mystérieux du roman d'Edgar Poe, "Double Assassinat dans la Rue Morgue".

Earle Stanley Nelson, né Ferral, eut une enfance malheureuse : orphelin à 9 mois (ses parents étant morts de la syphilis), il fut élevé à San-Francisco par sa grand-mère, une femme dévote qui s'occupait de deux autres enfants. Dès ses plus jeunes années, Earle se révéla difficile : sauvage, violent, bipolaire. Tout en lui révélait un caractère presque bestial, à commencer par la manière de manger, la tête dans l'assiette, lapant les plats qu'il noyait dans l'huile d'olive. Souvent dépenaillé malgré les efforts de sa tutrice, il était rebelle à toute autorité, et l'enseignement de la bible eut sur lui un effet néfaste puisqu'elle en fit un fanatique plutôt qu'un pratiquant.

A 11 ans, alors qu'il roulait en vélo, Earle Nelson fut violemment heurté à la tête par un tramway qui le traîna sur plusieurs mètres. Souffrant de graves lésions cérébrales, l'enfant alterna entre périodes de délire et céphalées douloureuses. Pourtant, après deux semaines difficiles, il sembla récupérer ses facultés sans que les douleurs aient pour autant disparu. Lorsque sa grand-mère décéda en 1908, deux ans après le grand tremblement de terre de San-Francisco, Earle fut recueilli par sa tante, une jeune femme aimante et tolérante malgré les étranges manies de son neveu. A 14 ans, celui-ci allait d'apprentissages en petits boulots qu'il perdait presque aussitôt en raison de sa fainéantise et de son manque de sérieux. En revanche, sa sexualité débridée l'amena à fréquenter des prostituées dès l'âge de 15 ans, pratique qui ne calmait en rien l'appétit sexuel de ce masturbateur compulsif. Il se mit également à boire et à fuguer, ce qui inquiétait fortement sa tante maintenant mère de deux enfants. Fort heureusement, Earle quitta le domicile peu après, vivant de rapines et de coups tordus. Il ne tarda pas à être arrêté et condamné à deux ans de prison pour cambriolage.

A sa sortie de prison en 1917, Earle Nelson s'enrôla dans les forces armées qui recrutaient puisque les Etats-Unis s'engageait dans la "Grande Guerre" Après plusieurs hésitations qui lui firent intégrer la secte des Mormons à Salt Lake City avant de retourner dans la Navy comme cuisinier puis comme infirmier, Nelson réalisa qu'il n'était pas fait pour la vie militaire, et déserta. Réintégré dans la marine, il posa toutes sortes de problèmes et finit par échouer dans le Napa State Mental Hospital. Il est vrai que son état psychique et sa santé physique étaient pour le moins préoccupants : obsédé sexuel, alcoolique profond, il professait l'apocalypse. Il avait aussi contracté plusieurs maladies vénériennes graves dont la syphilis. Il s'échappa de l'asile à plusieurs reprises et retourna finalement chez sa tante qui lui trouva une place de concierge à l'hôpital St-Mary à San Francisco. C'est là qu'il rencontra Mary Martin, une vieille fille de 58 ans, introvertie et maternelle, qu'il demanda bientôt en mariage. Au début, il se montra attentionné malgré ses pratiques choquantes, mais son affection se mua rapidement en jalousie possessive. Le choix de Mary était très révélateur : Earle Nelson retrouvait en elle la grand-mère dominante qu'il avait perdue et il se complaisait dans le double rôle de garçon rebelle et de mari. Alors que Mary vieillissait et était de moins en moins capable de satisfaire les besoins sexuels de son époux, celui-ci commença de flirter avec des femmes plus jeunes, mais qui présentaient un certain degré de ressemblance avec sa femme (et par extension, sa grand-mère).

Un second accident vint bouleverser la vie d'Earle Nelson. Il souffrait toujours de terribles migraines et, lorsqu'une crise le surprit alors qu'il était sur un échafaudage, il tomba et sa tête heurta violemment le sol. Les épisodes suivants s'accompagnèrent alors d'hallucinations visuelles et auditives tandis que sa violence et sa paranoïa atteignaient les limites du supportable. Mary commença de craindre ses réactions et le mit à la porte. Furieux, Earle Nelson chercha à se venger sur la première femme dont il croiserait la route. Il se fit admettre dans une maison de Palo Alto en prétendant être un plombier, et attaqua la jeune Mary Summers, âgée de 12 ans, qui jouait dans le sous-sol. Celle-ci réussit néanmoins à donner l'alerte. Son frère de 24 ans mit en fuite l'agresseur qui fut arrêté par la police. Ses troubles mentaux étaient si évidents qu'Earle Nelson fut renvoyé sans délai au Napa State Hospital dont il s'était déjà évadé à trois reprises. Il devait d'ailleurs tenter de s'échapper deux fois au cours des deux premières semaines de son incarcération, malgré les mesures de sécurité prises à son égard. Petit à petit pourtant, son état mental s'améliora tandis qu'on le guérissait peu à peu de la syphilis. Malheureusement, cette embellie ne dura guère et il réitéra ses tentatives de fuite. Il réussit à s'évader le 2 novembre 1923, se réfugia chez sa tante qui, effrayée, réussit à le convaincre de ne pas rester dans les environs. Il fut finalement capturé alors qu'il errait dans les rues de San-Francisco. Les médecins le diagnostiquèrent comme étant un "psychopathe constitutif avec des accès paranoïdes" et le gardèrent en traitement pour 16 mois, période au terme de laquelle il montra à nouveau des signes d'amélioration. Libéré, il réussit à convaincre Mary, son épouse, de le reprendre avec elle.  Ses accès de "démence nomade" ne devaient pourtant pas le laisser longtemps en paix.

On a beaucoup discuté l'importance de traumatismes ou de malformations du cerveau dans le développement de tendances psychopathiques. Prétendre que des modifications accidentelles, pathologiques ou génétiques de l'encéphale peuvent avoir une influence sur le comportement des êtres humains n'est pas une grande révélation puisque le système nerveux central est le siège de notre logique, de nos émotions et de notre instinct (notamment sexuel). Ainsi, on connaît plusieurs cas similaires sans pour autant qu'il soit possible de savoir si ces évènements ont joué un rôle de déclencheur, d'amplificateur ou au contraire n'ont eu aucune influence significative. Ainsi Wesley Evans, le tueur de deux femmes de la région de Vancouver en 1984-85, avait été heurté par un camion à l'age de 9 ans. Il avait été grièvement blessé et s'était réveillé après 8 jours de coma, temporairement paralysé. Après 4 mois passés à l'hôpital, il avait retrouvé une vie presque normale bien  que présentant de sérieux problèmes de diction. "Normale" n'était d'ailleurs pas le terme exact : enfant hyperactif, Wesley Evans vivait une scolarité difficile et cumulait les imprudences. Ainsi, 8 mois après son accident, il fut brûlé sur 20 % de sa surface corporelle en jouant avec un briquet. Quelle fut donc l'importance de ces évènements sur sa future vie carrière criminelle ? Difficile de le dire avec précision.

Dans plusieurs cas, une malformation de l'encéphale fut même directement reliée à un comportement violent. Ce fut notamment le cas de Bruce Hamill, le meurtrier récidiviste complice du tueur en série Peter Woodcock qui assassinat un autre malade mental en 1991. Hamill présentait en effet une atrophie du lobe temporal droit à qui les médecins attribuaient ses fautes de jugement et sa violence extrême et difficilement contenue. En 1997, la cour provinciale de Colombie-Britannique jugea Terry Driver alias "Le Tueur d'Abbotsford", meurtrier d'une jeune fille de 16 ans, Tanya Smith, dont il avait également tenté d'assassiner le petit ami. Cet homme aux pulsions sexuelles hors du commun était aussi un client régulier des prostituées de Vancouver au cours des années 80, et il aurait pu être impliqué dans plusieurs meurtres non résolus. Dans sa jeunesse, Driver avait été diagnostiqué comme hyperactif et souffrant du syndrome de Tourette, un problème neurologique caractérisé par des tics et des troubles obsessionnels compulsifs. Il présentait, depuis la petite enfance, un dysfonctionnement de l'encéphale moyen qui semblait avoir causé la plupart des symptômes, démultipliant son appétit sexuel et brutal. Bien que les causes aient été différentes, la violence devait également marquer la vie d'Earle Nelson.

Par un petit matin frileux du mois de février 1925, Nelson se présenta, en costume, chez une logeuse de San Francisco du nom de Clara Newmann, prétendant qu'il désirait louer une chambre. La dame de 62 ans le laissa donc entrer chez elle pour lui faire visiter la location. Quelques heures plus tard son neveu, qui logeait à l'étage, la retrouva étranglée, les jupes retroussées, visiblement violée, détail qui ne fut pas rapporté dans les journaux à l'époque. Il se souvint alors avoir aperçu un homme à l'apparence imposante et à la peau assez sombre, caractéristique qui allait valoir à Earle Nelson le sobriquet de "Dark Strangler" ("Sombre Etrangleur"). Il ne s'en était pas formalisé puisque sa tante était, de par ses activités, en contact fréquent avec des étrangers. Les médias s'intéressèrent à l'affaire lorsque moins de deux semaines plus tard, un meurtre similaire eut lieu à San Jose : une autre logeuse fut retrouvée dans un appartement à louer, étranglée avec la ceinture de soie de sa robe puis violée post-mortem. Il fallut attendre le mois suivant pour que le tueur réapparaisse à San Francisco, tuant une nouvelle propriétaire dont il avait trouvé l'adresse à la rubrique des petites annonces d'un journal. La femme, du nom de Lilian St-Mary, avait été violée après avoir été étranglée, le tout sans que l'assassin ait émis le moindre bruit, ce qui laissait à penser qu'il avait aisément maîtrisé sa victime et devait de ce fait avoir une force prodigieuse. Peu de temps après, une nouvelle femme d'âge moyen fut étranglée à Santa Barbara. Dans les années vingt, cette petite ville balnéaire était encore peu peuplée, et les meurtres perpétrés dans la région de San Francisco semblaient bien lointains. Ainsi, Ollie Russell, 53 ans, avait ouvert à son assassin sans se méfier une seconde. Pourtant, celui-ci avait été suffisamment peu discret pour réveiller William Franey, un cheminot qui se reposait dans une des chambres louées par Ollie Russell. Celui-ci était descendu pour voir d'où venait ce bruit inhabituel et avait aperçu dans une chambre ce qui lui semblait être un couple en train de faire l'amour. Gêné, il s'était retiré jusqu'au départ de l'individu. Ce n'est qu'en revenant plus tard en compagnie de Monsieur Russell, qu'il découvrit le corps sans vie de la propriétaire, sauvagement étranglée avec une corde puis violée. Il comprit alors qu'il avait été témoin de l'agression. Comme il n'avait vu l'individu que de dos, il ne put que décrire un homme grand et fort vêtu d'un costume défraîchi.

En août, Nelson frappa de nouveau près de San Francisco, plus précisément à Oakland, et ce, avec une barbarie inouïe. Sa victime, Mary Nisbet, 50 ans, avait été étranglée avec son torchon à vaisselle et avait eu le crâne fracassé avec tant de violence que plusieurs de ses dents avaient été arrachées par le choc. La fréquence des meurtres augmenta de pair avec la violence des attaques. A Portland, Oregon, deux logeuses furent assassinées à deux jours d'intervalle, leur corps portant la signature du "Dark Strangler". Celui-ci étendit son rayon d'action à tout le Nord-Ouest des USA sans que la police ait pu réunir suffisamment d'indices pour détecter un suspect. A la fin de 1926, Earle Nelson avait tué 13 femmes et un bébé de 8 mois. Pendant tout ce temps, le tueur logea dans différents endroits, laissant en vie certaines de ses propriétaires qui se souvenaient de lui comme d'un charmant jeune homme étudiant la Bible et ayant soudainement abandonné sa location. Il vivait de petits boulots pas toujours légaux et de rapines, notamment en détroussant ses victimes.

Au cours des mois suivants, le "Gorilla Killer" poursuivit sa route vers l'Est, tuant encore six victimes à Detroit, Philadelphie et Buffalo, toutes étranglées à mains nues ou avec une serviette ou une corde. Arrivé à Chicago, Earle Nelson fit marche arrière et passa la frontière canadienne au niveau du Minnesota, mettant le cap sur Winnipeg. Ce devait être sa dernière étape.

Dans la capitale du Manitoba, il loua une chambre sur Smith Street dans la sympathique pension de famille de Catherine Hill. C'est là qu'il réussit sans doute à attirer la petite Lola Cowan qui faisait du porte-à-porte pour vendre des fleurs en papier afin d'aider sa famille dont les fins de mois étaient difficiles. La jeune écolière de 14 ans fut portée disparue dès le 9 juin 1927. Le lendemain soir, William Patterson découvrit sa femme, Emily, étranglée, violée et cachée sous le lit d'une des chambres qu'elle était censée louer. Saisie de l'affaire, la police de Winnipeg envisagea la possibilité que le "Dark Strangler" ait passé la frontière. Les enquêteurs visitèrent donc l'ensemble des meublés proposés à la location et découvrirent le corps martyrisé de Lola Cowan dans la chambre de la pension de famille située sur Smith Street. Personne, et surtout pas Catherine Hill, n'aurait pu imaginer que le "charmant Monsieur Woodcoats", qui louait la chambre, pouvait être un tueur en série.

Earle Nelson avait cependant commis plusieurs erreurs qui allaient précipiter sa perte. Il avait fait le fanfaron dans une friperie puis chez le coiffeur, exhibant une liasse de billets qu'il avait dérobée chez Emily Paterson. Dans le tramway, il avait lié connaissance avec un homme à qui il avait confessé son penchant pour l'alcool et, heureux d'avoir trouvé une oreille compatissante, lui avait offert son chapeau. Winnipeg était une petite ville et trop de gens avaient vu le visage de cet étranger atypique. La barbarie de ses actes avait dressé contre lui la vindicte populaire et il ne devait pas seulement se méfier de la police montée mais aussi de tous les honnêtes citoyens. Sa photo fleurissait un peu partout sur les affiches placardées aux quatre coins de la ville. De plus, il parlait à tort et à travers, peu familier des habitudes canadiennes qui lui semblaient, à tort, si identiques aux manières américaines. Ainsi, lors d'une discussion, Nelson prétendit qu'il travaillait dans un ranch, alors que les Canadiens de souche parlaient de farm pour désigner indifféremment une terre d'élevage ou de culture. Les gens commencèrent à le suspecter et avertirent la police. Alors qu'Earle Nelson achetait de la nourriture à Wakopa à moins de dix kilomètres de la frontière américaine, il fut reconnu par le gérant du magasin qui prévint les autorités. Le tueur fut arrêté sans coup férir par un constable alors qu'il tentait de s'enfuir en suivant la voie ferrée.

A la grande surprise des policiers, Earle Nelson n'opposa aucune résistance, prétendant s'appeler Virgil Wilson, coopérant avec les policiers et ne montrant aucune agressivité. En voyant cet homme calme qui refusait de se séparer de sa bible, ceux-ci commencèrent à douter et, après l'avoir arrêté, l'enfermèrent dans une cellule avant de télégraphier à Winnipeg pour obtenir davantage de renseignements. Lorsque les agents revinrent interroger le suspect, celui-ci avait une nouvelle fois mis les voiles. Cependant, sans chaussures ni ceinture, Nelson n'alla pas très loin et il fut repris, enfermé, et étroitement surveillé cette fois-ci.

Tous les témoins qui avaient vu le "Gorilla Killer", en particulier Catherine Hill, reconnurent Earle Nelson qui finit par avouer son identité. Sa propre femme, interrogée sur son emploi du temps, permit de montrer que l'homme était absent du domicile conjugal au moment des premiers meurtres. Après une enquête qui nécessita la collaboration des différentes polices canadiennes et américaines, Earle Nelson fut inculpé de vingt-deux homicides s'étendant sur la période du 20 février 1926 au 10 juin 1927.

Le procès fut un évènement, d'une part en raison de la monstruosité des actes et du nombre de victimes, mais aussi à cause de la personnalité de l'accusé. La défense produisit sa propre épouse qui décrivit ses curieuses manies, sa jalousie, ses hallucinations, mais son témoignage ne fut pas pris au sérieux en raison des liens qui l'unissaient à l'accusé. Le même schéma se reproduisit lorsque sa tante Lillian vint témoigner en sa faveur.

Le jury mit moins d'une heure à le déclarer coupable. Earle Nelson resta de marbre quand le juge Andrew Dysart le condamna à la peine capitale le 14 novembre 1927. Jusqu'à la fin, le 13 janvier 1928, le tueur plaida son innocence. Aux témoins de son exécution, il déclara : « Je suis innocent devant Dieu et devant les hommes. Je pardonne à ceux qui m'ont fait offense et je demande pardon à ceux que j'ai blessés. Dieu est miséricordieux ! ».

Dieu, à cet instant, avait en effet plus de pitié qu'Earle Nelson n'en avait jamais eu au cours de sa sombre existence, puisqu'il lui permit de mourir sans souffrance apparente lorsque la trappe de l'échafaud s'ouvrit sous ses pieds.

[Carte]

Bibliographie (E. Nelson) :

• Harold Schechter, Bestial, Pocket Books, New York, 1998.

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© Christophe Dugave 2008 

 

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Présentation

  • : Transcanadienne, sur la piste des tueurs en série d'une mer à l'autre
  • : Un blog intégralement consacré aux meurtriers multirécidivistes au Canada.
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Du nouveau sur le blog

Mes romans et recueils de nouvelles sont visibles sur le site de LIGNES IMAGINAIRES.

Clifford Olson est décédé le 30 septembre 2011 à Laval, près de Montréal. Il fut, non pas par le nombre mais par son sadisme et son absence totale de remords, l'un des pire sinon le pire tueur en série du Canada. Sa triste histoire (non réactualisée) peut être lue ici.

 

Dans un tout autre registre, voici mon second roman "Lignes de feu", un thriller qui se déroule aussi au Québec mais cette foi-ci en septembre 2001, rencontre un certain succès…

 

lignes de feuPour en savoir plus, cliquez ici ou sur la couverture (© photo : S. Ryan 2003)

 

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Actualités

Un nouveau cas de serial killer jugé en Colombie Britannique : Davey Mato Butorac, 30 ans, est actuellement jugé à Vancouver pour les meurtres de deux prostituées droguées, Gwen Lawton et Sheryl Korol retrouvées mortes en 2007 à Abbotsford et Langley. Il est également suspecté d'avoir assassiné une troisième victime.  Comme c'est maintenant la mode au Canada pour les affaires de tueurs en série, le procès est frappé d'une interdiction de diffusion des informations. Et comme cela semble également en vogue depuis le procès Pickton, Butorac n'est poursuivi que pour "meurtre au second degré", c'est à dire sans préméditation…

Citations

Si seulement les filles savaient qui je suis et ce dont je suis capable !
Si on pouvait lire dans mes pensées, on m'enfermerait et on jeterait la clé.

Angelo Colalillo (1965-2006), tueur en série (Québec)

       
Les enfants ont besoin d'un endroit pour jouer !… 

Les prédateurs ont aussi besoin d'un endroit pour jouer.

Peter Woodcock (1939- ), tueur en série (Ontario).

 

Robert Pickton a le cœur sur la main. Mais le cœur de qui au fait ?

Anne Melchior, journaliste à propos de Robert William Pickton (1950- ), tueur en série (Colombie-Britannique).  

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